Les indiens convertis au christianisme par les Jésuites européens se montraient enthousiastes mais “inconstants”. S’ils s’ouvraient aux cultes étrangers, c’était plutôt, selon Viveiros de Castro, par tradition cannibaliste que par “foi”.
À propos de : Eduardo Viveiros de Castro, L’Inconstance de l’âme sauvage : catholiques et cannibales dans le Brésil du XVIe siècle, Labor et Fides
Les indiens convertis au christianisme par les Jésuites européens se montraient enthousiastes mais “inconstants”. S’ils s’ouvraient aux cultes étrangers, c’était plutôt, selon Viveiros de Castro, par tradition cannibaliste que par “foi”.
Lévi-Strauss avait-il raison de dire que les Indiens accueillirent les Européens comme s’ils les avaient attendus depuis toujours, parce que leur vision du monde requérait l’altérité, un peu comme une pièce de puzzle à creux attend une pièce à excroissance [1] ? L’histoire de l’évangélisation des Indiens du Brésil par les Jésuites portugais s’écarte de l’habituelle alternative entre résistance et absorption. Comme le montre Eduardo Viveiros de Castro, les Indiens accueillirent les paroles d’Évangile avec enthousiasme, mais sans jamais vraiment y croire. De là naquit la réputation d’inconstance de l’âme sauvage.
Labor et Fides publie L’Inconstance de l’âme sauvage de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, auteur déjà connu en France pour Métaphysiques cannibales. Cette publication donne l’occasion à un public francophone et non spécialiste de découvrir un texte familier des anthropologues américanistes qui touche à l’histoire, aux sciences sociales et à la philosophie [2]. L’auteur propose une analyse de l’ethnographie brésilienne moderne et une théorie sociale du cannibalisme tupinamba, ethnonyme qui désigne divers groupes indiens de la côte brésilienne aux XVIe et XVIIe siècles. Pour ce faire, il cite abondamment et commente un riche corpus de littérature coloniale, et l’un des intérêts du livre est d’ailleurs de faire découvrir au lecteur francophone la littérature jésuite portugaise de l’époque moderne (José de Anchieta, Manuel da Nóbrega, etc.). Le texte est divisé en deux parties : « Le problème de l’incroyance au XVIe siècle au Brésil » et « Comment les Tupinamba perdirent la guerre ».
Le travail d’E. Viveiros de Castro s’inscrit dans l’un des grands chantiers de l’anthropologie contemporaine qui consiste à décrire et montrer la variété des ontologies, c’est-à-dire des systèmes de représentation du monde qui structurent les cosmologies, les liens sociaux, et les théories de l’identité et de l’altérité des différentes cultures [3]. Comme Ph. Descola, l’auteur s’intéresse tout particulièrement aux schèmes mentaux et comportementaux profonds qui déterminent les diverses perceptions du réel et les productions sociales des groupes [4]. À travers les cannibales et les catholiques, ce n’étaient pas de simples mœurs qui se rencontraient, mais des ontologies différentes. C’est bien ce que décrit ce livre : la rencontre impossible entre deux structures mentales distinctes et, dans le bref moment où les Indiens furent épargnés, la composition d’un monde nouveau dans le Nouveau Monde. En surface, le contact entre les sociétés européenne et amérindienne produisit des frictions, des échanges et beaucoup de quiproquos. En profondeur, il ébranla les fondations de l’Europe chrétienne. Comme le disent D. Barbu et Ph. Borgeaud dans leur préface, « le moment cannibale… s’inscrit aux sources mêmes de la modernité » (p. 24). L’Inconstance de l’âme sauvage revendique aussi l’influence de J. Clifford qui proposait de réécrire l’histoire des contacts partant du principe que certaines sociétés sont fondées non sur l’identité, mais sur l’échange et la relation dynamique à autrui.
Viveiros de Castro raconte comment les Jésuites portugais débarquant dans le Nouveau Monde se voyaient comme les premiers Chrétiens évangélisant les Gentils. À leur grande surprise, les Indiens de la côte du Brésil se montrèrent beaucoup moins rétifs que les païens de la Méditerranée antique : ils recevaient la catéchèse, posaient des questions enthousiastes sur Dieu, assistaient à la messe, et faisaient le signe de croix. Ils semblaient ne pas avoir de religion et être tout disposés à adopter le Christ. Bientôt, disaient-ils, ils allaient cesser de vivre nus, abandonner les coutumes de leurs ancêtres et adopter celles des Européens. La phase optimiste de l’évangélisation jésuite ne dura pas longtemps. Les missionnaires constatèrent rapidement que dès qu’ils avaient le dos tourné, les brasis retournaient « au vomi de leurs anciennes pratiques » (p. 37) : vendetta, cannibalisme, beuveries, polygynie, etc.
Les Portugais découvrirent que les Indiens étaient « incapables de croire ou capables de tout croire, ce qui revient au même » (p. 30). Ils en déduisirent qu’ils étaient « inconstants », et « l’inconstance de l’âme sauvage » devint la pierre de touche de l’anthropologie jésuite. Pour reprendre la métaphore de « l’empereur de la langue portugaise » António Vieira, les Indiens étaient comme ces statues taillées dans des buissons de myrte qu’il faut sans cesse entretenir, et qui « sans la main et les ciseaux du jardinier, perdent leur apparence nouvelle et retournent à la brutalité ancienne et naturelle, à l’état sauvage où elles étaient auparavant » (p. 28). Cette conception de la nature amérindienne comme végétale, inconstante et impropre à la civilisation eut de lourdes conséquences politiques à court et à long terme : séquestration des enfants indiens dans les écoles jésuites (p. 153), importation d’esclaves africains jugés plus aptes à la domestication (p. 32), discours et pratiques indigénistes de l’État brésilien (p. 39).
Ce qui désespéra par-dessus tout les Jésuites fut « la version tupinamba du “problème de l’incroyance au XVIe siècle [5] ” » (p. 76). C’est dans le chapitre « La dureté de la foi » (p. 73-89) que l’on comprend bien pourquoi ce livre est publié dans une collection d’Histoire des religions. Viveiros de Castro y aborde la question de la foi religieuse en soutenant qu’elle n’est pas un phénomène psychologique autonome, mais qu’elle implique, comme sa condition de possibilité, une forme de structure sociale qui n’existait pas chez les Tupinamba : une société fermée organisée autour d’un pouvoir centralisé et transcendant. Inspiré par P. Veyne et J. Clifford, l’auteur écrit ici des pages très suggestives (p. 78-84) . Les Tupinamba ne parlent pas « la langue théocratique de la croyance » (p. 82), parce qu’il n’y a foi que lorsqu’il y a principe, et qu’il n’y a principe que lorsque la société est fermée. Le principe étant en effet une idée sacrée qui fonde la communauté en liant ses membres et en les distinguant des autres. Or, la société tupi ne se fonde pas formellement sur une fermeture identitaire, mais sur l’échange avec l’altérité. Comme elle ne se fonde pas sur des principes, ses membres ne sont pas déterminés à avoir foi [6]. Viveiros de Castro précise ainsi ici l’une des idées de J. Clifford selon laquelle le concept de société n’implique pas forcément la fermeture identitaire : il existe en effet des sociétés structurées par la relation et l’échange avec l’altérité (p. 46).
L’ouverture à l’altérité caractéristique de la société tupi fait qu’elle semblait désirer « [sa] propre perdition » (p. 43). Comment comprendre cette société, si étrange pour nous, qui croyons que « l’être d’une société est dans sa persévérance » (p. 45) ? Ce que Viveiros de Castro appelle « l’incomplétude ontologique » (p. 83) des Tupinamba expliquerait leur désir d’altérité. Ce qui les faisait boire métaphoriquement les paroles des prêtres est aussi ce qui les faisait littéralement ingérer leurs ennemis. L’analyse du complexe de la vengeance et de l’exo-cannibalisme guerrier illustre bien cette dépendance à l’autre. L’honneur de venger les morts donnait à la société tupi son « élan centrifuge » (p. 63). Les Tupinamba faisaient des captifs qu’ils mettaient à mort et mangeaient rituellement. Ils s’attiraient en retour les foudres de leurs ennemis et entretenaient ainsi le cycle interminable de la vengeance. Le point culminant du rituel n’était pas le festin cannibale, mais le dialogue entre la victime et le tueur. Le condamné à mort revendiquait son propre statut de tueur en récitant les noms de ceux qu’il avait tués, et annonçait qu’il serait bientôt vengé à son tour par les siens. Le groupe était donc hétéronome au point de placer sa mémoire et son avenir dans les mains de ses ennemis. La vengeance était le moteur du temps social. Elle plaçait la « vérité de la société [7] » dans la « main des Autres ».
On peut regretter que la distinction entre croyance et foi soit parfois flottante dans un livre où cette question est centrale. En effet, Viveiros de Castro cherche à montrer que les Tupinamba ont des croyances, mais pas de foi. Telle que l’entend l’auteur, la foi est une forme de croyance : croyance viscérale en quelque chose qu’on considère comme sacré. Avoir la foi est ainsi la caractéristique de quelqu’un qui est « constant », c’est-à-dire qui s’attache corps et âme à un objet. Ainsi « l’inconstant » est-il celui qui croit sans avoir la foi. La distinction est notamment évoquée p. 45 quand l’auteur cherche à caractériser le « mode de croire sans foi » [acreditar sem fé] des Indiens. Aussi, lorsqu’il évoque l’absence chez les Tupi d’une « langue théocratique de la croyance » [língua teocrática da crença] (p. 82), il faudrait plutôt dire « langue théocratique de la foi ».
À la limite de l’anthropologie se pose toujours la question du langage : les concepts de société, de religion et de guerre sont si chargés de signification occidentale que, tout en se révélant nécessaires pour nous faire voir l’altérité, ils risquent de la réduire. Dans un entretien pour la revue Ballast, P. Déléage [8] reproche à E. Viveiros de Castro de mettre dans la tête des Indiens des constructions mentales universitaires. Cette critique s’entend parfois, il est vrai, en ce qui concerne L’Inconstance de l’âme sauvage, souvent plus conceptuel qu’ethnographique. Mais comme l’accorde P. Déléage lui-même, il y a dans les « libertés théoriques » de E. Viveiros de Castro un côté « fascinant ». Car outre sa qualité littéraire et historiographique, ce texte présente l’intérêt de rétablir la faille ontologique qui séparait les mondes européen et américain au moment du contact. En cela, il va à l’encontre d’une tendance problématique de l’ethno-histoire à niveler les différences entre les civilisations pour mieux les comparer [9]. Loin de servir les intérêts des Autres, le réflexe humaniste est l’expression la plus trompeuse de l’ethnocentrisme occidental [10]. En nous en défaisant, nous voyons à présent combien l’histoire du contact est difficile à écrire, mais aussi combien plus intéressante.
par & , le 10 mai 2021
• CLIFFORD James, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, École Nationale des Beaux-Arts, 1996.
• DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
• LEVI-STRAUSS, Claude, Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991.
• VIVEIROS DE CASTRO Eduardo, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris, Puf, 2009. Recensé par P. Charbonnier pour La Vie des Idées.
• La collection Histoire des religions chez Labor et Fides
• L’entretien avec P. Déléage pour Ballast.
Anthony Manicki & Juliette Tran, « Un monde nouveau dans le Nouveau Monde », La Vie des idées , 10 mai 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Un-monde-nouveau-dans-le-Nouveau-Monde
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[1] Claude LEVI-STRAUSS, Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991.
[2] Le texte de Viveiros de Castro existait en portugais et en français sous forme d’article scientifique depuis 1992-1993. Il a été publié sous forme d’essai en portugais en 2002 et en anglais en 2011. Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, « O mármore e a murta : sobre a inconsistância da alma selvagem », Revista de Antropolgia, 1992, no 35, p. 21 74. « Le marbre et le myrte. De l’inconstance de l’âme sauvage », in Mémoire de la tradition, Nanterre, Société d’ethnologie, p. 365 431. A Inconstância de alma selvagem (e outros ensaios de antroplogia), São Paulo, Cosac & Naify, 2002. The Inconstancy of the Indian Soul, Gregory Duff MORTON (trad.), Cambridge, Prickly Paradigm, 2011.
[3] Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 176.
[4] Ibid., p. 151
[5] Du titre de l’ouvrage classique de L. Febvre : Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle : la religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942.
[6] Viveiros de Castro se réfère ici à P. Veyne (p. 80) qui assimilait croyance et obéissance dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (Paris, Seuil, 1983). On notera que l’intuition est plus ancienne, puisqu’on la retrouve chez Nietzsche, au paragraphe 347 du Gai savoir où on lit : « Dès qu’un homme arrive à la conviction fondamentale qu’il faut qu’il soit commandé, il devient croyant » (trad. Henri Albert).
[7] L’auteur (p. 117) emprunte l’expression à Georges Bataille. Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1973, p. 64.
[8] Auteur de L’Autre-mental. Figures de l’anthropologue en écrivain de science-fiction, Paris, La Découverte, 2020.
[9] La tendance à minimiser les différences entre les mondes indien et européen s’illustre par exemple dans l’ethno-histoire nord-américaine chez J. Axtell (The European and the Indian : Essays in the Ethnohistory of Colonial America, Oxford, Oxford University Press, 1982) ou, plus récemment et plus subtilement, dans le projet de recherche oxfordien « Empires nomades » dirigé par Pekka Hämäläinen et l’un de ses résultats, L’Empire comanche (trad. F. Cotton, Toulouse, Anacharsis, 2012). T. Grillot discute le choix du concept d’empire dans sa recension pour La Vie des Idées.
[10] Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, op. cit., Avant-propos.