Pour Pierre-Yves Quiviger, on ne comprend bien l’œuvre politique et juridique de Sieyès qu’en la ramenant au matérialisme qui lui sert de fondement. Si Sieyès attribue ainsi un rôle majeur au Conseil d’État au sein de l’exécutif, c’est parce qu’il considère qu’il existe un ordre nécessaire à la société humaine et qu’il faut une instance délibérative au sommet de l’État pour le mettre en place.
Recensé : Pierre-Yves Quiviger, Le principe d’immanence. Métaphysique et droit administratif chez Sieyès, Paris, Honoré Champion, 2008, 469 pages, 82 €.
Les matérialismes de Sieyès
Dans cet ouvrage, Pierre-Yves Quiviger déploie un triple matérialisme sieyèsien, métaphysique, politique et juridique. C’est la tenue conjointe de ces trois pans théoriques qui fait à nos yeux la principale richesse de son travail ; c’est donc sur eux que nous nous arrêterons, laissant inévitablement de côté une myriade d’éléments connexes qui rendent passionnante la lecture de l’ouvrage.
L’auteur montre que le matérialisme métaphysique de Sieyès trouve ses racines dans le sensualisme de Condillac qui, à distance de toute recherche de l’essence, permet une redéfinition de la métaphysique comme « métaphysique du fait ». Radicalisée chez Sieyès, l’hypothèse ramène toute ontologie à une épistémologie : rien ne peut être connu que dans une relation du sujet parlant à l’objet qu’il observe. Dans ce cadre, contre Condillac, Sieyès donne raison à Leibniz sur la nécessité de la réflexion, en complément de la sensation : celle-ci reste primordiale, condition de possibilité a priori de toute connaissance, mais Sieyès met en place un principe conjoint d’activité du Moi qui permet la mise en ordre du désordre.
Le cadre matérialiste se prolonge sur le plan politique. Contre la critique habituellement faite au Sieyès tardif d’avoir sacrifié la représentation politique, Pierre-Yves Quiviger montre que ce sacrifice cache en fait une recherche positive, dans un cadre matérialiste. Il s’agit pour Sieyès de représenter la Nation non pas comme volonté, à partir de principes moraux, mais comme réalité économique et sociale, à partir d’une analyse des besoins matériels. Ainsi trouve-t-on chez Sieyès « la détermination et la légitimation de la superstructure institutionnelle par l’infrastructure économique » (p. 197). L’auteur voit les racines de ce système dans la méditation par Sieyès de la métaphysique de Spinoza – et ce en dépit de la franche incompatibilité théorique entre les deux œuvres politiques, autour des questions de propriété personnelle ou publique (incompatibilité que P-Y Quiviger explique en termes de rapport différent à un libéralisme – dont on aurait pu attendre une conceptualisation plus ferme, distinguant plus nettement à chaque occurrence entre libéralisme politique et libérisme ou libéralisme économique). Le rationalisme de Spinoza se trouverait transposé par Sieyès d’une analyse des lois de la nature vers l’idée d’un ordre nécessaire à la société humaine. Si le raisonnement convainc, semble néanmoins manquer (ou pourrait être ajouté) le maillon du rationalisme physiocratique, celui par lequel Quesnay par exemple pense les lois naturelles constitutives du meilleur gouvernement possible. Cet ordre nécessaire à la société humaine est, pour Sieyès, obtenu par l’intermédiaire d’un art social maximisant les bonheurs individuel et collectif. Selon P.-Y. Quiviger, cet art ne contredit cependant pas un libéralisme économique tel que le monde puisse, selon le modèle d’une théodicée leibnizienne (et physiocratique ?), s’optimiser tout seul et les forces de chacun se développer grâce à l’association.
Puisqu’il montre que Sieyès met en place une véritable « sociologie » (et en invente le mot) comme fondement de la superstructure institutionnelle, c’est très logiquement que P.-Y. Quiviger nous emmène vers une analyse du matérialisme juridique de celui qui fut à l’origine de la création du Conseil d’État de l’an VIII. Contre la figure du législateur rousseauiste in abstracto, primauté est donnée, dans ce système, à la figure du juge in concreto, tenant compte des effets pratiques des décisions. Le schéma d’une liberté absolue du peuple ou de ses représentants est tenu à distance (liberté restreinte au moment constituant), pour des raisons en partie historiques après 1793, mais, plus profondément, nous avertit P.-Y Quiviger, en raison de la préférence philosophique de Sieyès pour une logique de la volonté-activité, opposée à une logique de la volonté-liberté. Dans une filiation spinoziste, Sieyès conçoit l’activité comme capacité à satisfaire des besoins, force productrice d’ordre. La volonté politique est analysée selon un double mouvement : une volonté passive d’une part, naturelle, ancrée dans la réalité sociale, indiscutable et partagée par tous, constitutive de droits fondamentaux que la société doit conserver ; d’autre part, une volonté politique (ou, pour mieux dire, une décision) exercée par un petit nombre, active, délibérative et représentative de la Nation, visant à préserver les droits fondamentaux (qui sont des besoins). Pour parvenir à cette décision, il faut une fonction gouvernante unique (ce qui ne signifie pas un pouvoir unique). Cette fonction gouvernante est pensée par Sieyès sous deux modes : celui d’un gouvernement d’action (l’administration qui gouverne au sens propre, puisqu’elle donne des ordres impératifs, sous la houlette de la loi), celui d’un gouvernement de pensée (la direction de l’exécutif et le Conseil d’État). Tout cela reconfigure les « aires de la théorie et de la pratique dans l’ordre politico-juridique » (p. 326) : le cœur de l’activité gouvernementale est de l’ordre de la pensée qui délibère, de l’expertise, du conseil.
Le Conseil d’État est à la fois conseil de gouvernement (ce qui le place au sommet de l’administration) et juge des illégalismes éventuels de l’administration, ainsi que de la cohérence et de l’unité de l’ordre normatif juridique. P. Y. Quiviger s’attache à montrer que la séparation des pouvoirs théorisée par Montesquieu et reprise par la tradition du libéralisme modéré (notamment Tocqueville) ne se trouve pas chez Sieyès, qui partage pourtant avec eux cet horizon politique. Sieyès pense non pas une séparation, mais une dispersion du pouvoir, une répartition des fonctions entre différents organes. Le pouvoir judiciaire se trouve ainsi réparti entre les juges ordinaires de l’ordre judiciaire, les représentants (pour le tribunal politique) et le Conseil d’État (pour les questions administratives). Plutôt qu’une séparation des pouvoirs, Sieyès choisit donc une hiérarchie des normes (la norme judiciaire se trouvant supérieure à la norme administrative). Mais P.-Y. Quiviger, contrairement à Pasquale Pasquino [1], n’accorde cependant pas un rôle décisif à la Constitution (comme possible garant de toutes les normes) dans la pensée de Sieyès : à travers le rôle du Conseil d’État il met en avant une garantie plus procédurale et, pour tout dire, plus immanente. Des réalités diverses se trouvent à la fois divisées et organisées au sein d’un même plan d’immanence.
Frontières disciplinaires
On ne peut douter que les métaphysiciens, attirés par la première moitié de l’ouvrage (« Métaphysique de l’immanence. La philosophie sieyèsienne »), pousseront de plaisir jusqu’à la seconde ; et que les juristes et les politistes, intrigués par la seconde (« Immanence de l’administration. Le Conseil d’État sieyèsien »), reviendront vers la première. Ils y seront d’autant plus incités que le livre est écrit d’une plume particulièrement claire et alerte. Mais, pourtant convoqués, les historiens – voire les historiens des idées – ne liront peut-être pas ce livre, crainte d’y trouver ce qu’à la suite de John Pocock et Quentin Skinner ils ont appris à détester. Ils auraient pourtant tort de se priver de cette lecture. Il est vrai que plusieurs points fondamentaux risquent de heurter leur sensibilité : l’hypothèse première tout d’abord, la méthode ensuite. L’hypothèse de départ est celle, classiquement philosophique, d’une totale cohérence de l’œuvre métaphysique et politique de Sieyès – du moins pour un « Sieyès tardif ». Toute dimension diachronique s’en trouve gommée (y compris jusque dans les plus petits détails matériels : si l’on ne peut que saluer la présence de textes inédits soigneusement édités en annexe, on regrette qu’il n’y soit jamais renvoyé précisément et que les textes cités dans le cours du développement ne soient, eux, presque jamais datés). Il est vrai que l’on pourra se reporter pour cela au beau travail de Jacques Guilhaumou, que Pierre-Yves Quiviger affiche comme un des points de départ de sa réflexion [2]. La méthode consiste en une analyse strictement textuelle de l’œuvre de Sieyès et de son inscription dans un canon de textes classiques – dont l’auteur s’efforce le plus possible de déterminer s’ils ont pu avoir le statut de sources pour Sieyès ou si l’on ne peut rien prouver au-delà du constat d’une proximité intellectuelle. Se trouve ainsi effacé presque tout contexte normatif extérieur au texte, qu’il soit langagier, social ou politique. D’autre part, les textes dans la filiation desquels Sieyès se trouve réinscrit sont strictement ceux du panthéon philosophique classique, de sorte que disparaît toute la part physiocratique de la culture de Sieyès (qui n’était sans doute pas sans importance dans le cadre d’une réflexion sur le fonctionnement légitime de l’administration, même si cette lecture a déjà été explorée par ailleurs, notamment par Roberto Zapperi).
En ce sens, si Pierre-Yves Quiviger refuse explicitement « la coupure entre la théorie et la pratique » (p. 372) il reste qu’il faut l’entendre comme il le fait lui, comme la tentative moniste, interne à la philosophie, de penser avec Sieyès « une pratique théorétique et une théorie praxéologique » (p. 201). La coupure « entre l’histoire politique et l’histoire économique et sociale, entre l’histoire des mentalités et l’histoire des situations » (p. 372), ne se trouve en revanche pas rédimée dans l’ouvrage. L’auteur est néanmoins bien conscient des cadres particuliers de son travail – qui en font les limites et la force : il trace çà et là l’esquisse d’un programme possible pour une compréhension différente et prolongée de ses objets. Ainsi suggère-t-il (p. 288) une étude de la réalité matérielle du fonctionnement du Conseil d’État. Mais pour toute approche ultérieure, son travail restera important, dans la mesure où il permet, en s’attaquant au cœur de la démarche sieyèsienne, de déconstruire un certain nombre de mythes dont l’œuvre théorique et pratique a été recouverte : « le travail de la philosophie – en tant que démarche critique – est de s’interroger sur le sens d’une telle reconstruction et de se demander : quelle est sa puissance de légitimation (…) ? » (p. 237). C’est donc bien parce que c’est un livre de philosophie qu’il sera utile aux historiens, et non parce qu’il innoverait dans le champ de l’histoire intellectuelle – ce qui ne peut être considéré comme son objectif.
Précis sur le plan philosophique, Pierre-Yves Quiviger a manifestement souhaité écrire un texte qui, traitant d’un auteur passionné par l’union du théorique et du pratique, soit aussi utile pour aujourd’hui. On peut ne pas partager son enthousiasme pour le « libéralisme étatique » de Sieyès, mais la configuration du savoir et du pouvoir qui se dessine à travers lui est loin d’être sans intérêt historique et politique. Sous la plume et l’action de Sieyès telles que représentées par l’auteur du Principe d’immanence, semblent naître conjointement la sociologie comme analyse du social et la gestion politique comme réflexion sur les modes d’application possible de la loi au monde social. Face à un pouvoir aujourd’hui redéfini à partir de la seule action au sens le plus trivial, ce retour à la pensée est à méditer : avec Sieyès et contre Condillac, il faut sans doute redonner raison à Leibniz pour qu’à la sensation soit jointe la réflexion.
Déborah Cohen, « Sieyès, métaphysicien de l’Etat »,
La Vie des idées
, 25 août 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Sieyes-inventeur-de-la-sociologie
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