Recensé : Jacques Dalarun, Gouverner, c’est servir. Essai de démocratie médiévale, Paris, Alma éditeur, 2012, 453 p.
Jacques Dalarun compte parmi les meilleurs spécialistes de l’histoire de saint François et des Franciscains. Son dernier ouvrage, Gouverner, c’est servir, est un essai d’histoire politique du monde occidental et une réflexion sur les fondements de la démocratie, qui appuie sa réflexion sur un petit fait, à la fois édifiant et amusant, cité par Thomas de Celano, le premier biographe de saint François et de sainte Claire, et par les témoins du procès en canonisation de Claire d’Assise. L’épisode tient en quelques mots : Claire, abbesse de Saint-Damien, lavait souvent les pieds des servantes et les embrassait. Un jour, une servante retira son pied au moment où la sainte allait y poser les lèvres. Le geste, maladroit, finit par se transformer en coup de pied sur la bouche de Claire, qui ne reprit pas moins le pied pour le baiser.
Servir, c’est dominer
Comme Jacques Dalarun le rappelle dans son avant-propos, les hommes du Moyen Âge puisaient, en politique comme en bien d’autres domaines, à une source fondamentale, la Bible. Ce qu’il nomme le « paradoxe chrétien de l’Occident médiéval » est la construction d’un système politique sur des fondements évangéliques qui rejetaient pourtant pouvoirs et hiérarchies : « Le bois de la croix est à la fois la charpente et l’écharde des sociétés médiévales » (p. 14). Jacques Dalarun possède cet art d’affûter la pensée de ses lecteurs à l’aide de formules qui ne sont pas de simples métaphores et qui redonnent leur tranchant aux prémisses qu’on croyait les moins neuves. La question posée est à la fois simple et redoutable : comment un art du gouvernement et une société d’ordres peuvent-ils émerger de principes bibliques tels que « les premiers seront les derniers » ?
La première partie de l’ouvrage, divisée en sept chapitres à l’apparence rhapsodique, décortique, sous le titre « La servante servie », l’épisode de Claire et du coup de pied. Ce face à face entre les deux femmes, l’abbesse et la servante, conduit à une deuxième partie, « L’indignité au pouvoir », qui explore la division des tâches entre moines et convers au sein des communautés religieuses, analysées comme de petits laboratoires politiques. La dernière partie, intitulée « Le gouvernement maternel », revient sur un texte de François d’Assise, le billet de Spolète, traduit et interprété à la lumière des réflexions de Michel Foucault sur le gouvernement pastoral.
Le politique peut se lire dans les plus petits faits ; comme le résume Patrick Boucheron, il « peut s’énoncer partout où il n’est pas institué, dans l’espacement des transgressions mesurées, du jeu des normes et de l’entretemps d’une parole évasive » [1]. L’épisode de la vie de Claire en constitue un bel exemple. Dans ce monde clos et policé, la sainteté a l’effet d’un rappel saisissant des aspects paradoxaux du Christ. Claire lave les pieds de la servante, probablement un jeudi saint, obéissant en cela au rite du mandatum, prescrit par la règle bénédictine et répandu jusqu’aux cours royales, s’appuyant sur le modèle du Christ qui lave les pieds des apôtres (Jean 13, 4-15), et sur Mathieu 20, 28 (« Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir »). Le rôle de ce rite est de souligner la position de Claire comme abbesse du couvent. Le baiser donné par Claire a un autre précédent biblique, dans lequel la « pécheresse », identifiée par la tradition à Marie-Madeleine, lave de ses larmes et baise les pieds du Christ (Luc 7, 36-50). Il n’est pas jusqu’au coup reçu, qui semblait le seul fait un peu neuf, qui n’ait sa préfiguration : « Qui mange le pain avec moi a levé son talon contre moi » (Jean 13, 18).
Mais le rite du mandatum n’efface pas pour autant le mérite de la sainte. Le second rôle n’est pas joué ici par des pauvres, « figurants hébétés dans l’ostentation d’une humilité superbe » (p. 76), mais par une servante qui appartient au couvent. Claire, noble dame, et son proche entourage de parentes et de voisines côtoient au sein même du couvent un groupe éloigné par la position sociale et peut-être aussi par l’origine géographique, des femmes à la fois intégrées à la communauté et séparées par leurs fonctions, servir et assurer le lien avec l’extérieur. Le mouvement de retrait de la servante peut aussi révéler la distance qui la sépare des sœurs, puisque celle-ci ne possède pas les codes culturels qui lui auraient permis d’interpréter correctement l’attitude de Claire. Les sœurs se veulent elles aussi servantes, mais du Christ, et Claire, leur abbesse, est donc « servante des servantes du Christ », tout comme le pape s’intitulait « serviteur des serviteurs de Dieu ». Servir doit être compté parmi les mots du pouvoir.
Servir pour désarmorcer la révolte
Dans la société médiévale, le baisement du pied peut aussi être un signe d’obéissance ou de soumission à une autorité supérieure. Claire a pu dans d’autres circonstances baiser les pieds du pape. Même en renversant la hiérarchie et en servant la servante, Claire affirmait pleinement sa supériorité, mais selon des modalités troublées que Jacques Dalarun replace dans une vaste perspective, celle du christianisme médiéval qui légitime souvent une position tout en la critiquant, qui « sécrète l’écart et permet la résorption de l’écart dans une norme renouvelée » (p. 126). Faire du pouvoir un service désamorce la révolte, en quelque sorte déjà prévue et accomplie dans le langage.
La deuxième partie met en lumière le contexte dans lequel s’inscrivirent la pensée de François et l’expérience religieuse de Claire d’Assise, qui s’appuyait principalement sur la règle bénédictine. C’est donc par saint Benoît que commence l’archéologie du gouvernement comme service. Dans sa règle, qui s’imposa en 817 dans tout l’empire carolingien, l’abbé est celui « qui doit servir plutôt que diriger », selon une opposition empruntée à Augustin (p. 136). Mais ce sont surtout les communautés religieuses du XIIe siècle, marquées par la réforme grégorienne, qui sont convoquées pour comprendre les conséquences de ce renversement, en particulier à travers le rôle joué par les convers. Le convers est à l’origine celui qui, contrairement au moine entré tout enfant au monastère comme oblat, s’est tourné vers la vie religieuse après une expérience dans le siècle ; le mot ne révèle donc à l’origine aucune distinction sociale. Aussi, dans le double monastère d’hommes et de femmes qu’il fonda à Fontevraud, Robert d’Arbrissel décida-t-il de donner le pouvoir à une femme, qui était, de plus, une converse. Si le choix du fondateur ne fut pas respecté par la suite, son projet n’en fut pas moins commenté, en particulier, selon l’interprétation qu’en donne Jacques Dalarun, dans la huitième épître d’Abélard à Héloïse. Pierre Abélard rejetait la supériorité d’une abbesse sur les hommes et, en particulier, sur les clercs. Selon lui, le monastère idéal (celui du Paraclet, tel qu’il l’imagine) devait être un double monastère conduit par les hommes. Mais Abélard n’en rejoignait pas moins Robert d’Arbrissel lorsqu’il décrivait l’abbé idéal, chef de la communauté féminine, comme le serviteur des dames.
Le statut des « frères lais »
Lors des réformes monastiques des xie et xiie siècles, le terme de convers se teinta d’une forte connotation sociale, en particulier avec le recul des oblats : fut désormais appelé « convers » un serviteur qui, illettré, n’appartenait pas aux mêmes milieux sociaux que les moines proprement dits. Si le système permettait à de simples paysans d’embrasser une forme de vie religieuse, ces convers, parfois nommés « frère lais », n’avaient ni les mêmes fonctions, ni les mêmes pouvoirs au sein de la communauté. Dans les nouveaux ordres réformés, comme Vallombreuse ou Cîteaux, la différence entre les moines de chœur et les convers était très marquée, mais, dans d’autres communautés, leur place pouvait varier et donner lieu à des compromis originaux. L’exemple de Grandmont est probablement le plus spectaculaire puisque, dans cet ordre érémitique dont la règle fut rédigée peu avant 1156, près de quatre-vingts ans après la première fondation par Étienne de Muret, le prieur (nom donné à l’abbé) était élu par un collège représentatif formé de six clercs et de six convers. Le système pouvait déboucher sur des crises, moins, sans doute, à cause de la parité accordée aux convers, qu’en raison du nombre pair des électeurs [2]. Toutefois, la révolte des convers qui éclata en 1217 semble avoir marqué les esprits et ce fut un argument qui permit de justifier le refus opposé à saint Dominique, qui aurait souhaité – selon un témoignage donné lors de son procès en canonisation – donner la direction de l’ordre dominicain aux convers afin que les frères puissent se concentrer exclusivement sur leurs tâches principales, l’étude et la prédication.
Le projet, semble-t-il vite étouffé, du fondateur des dominicains ne semble pas avoir eu d’équivalent chez les frères mineurs. Toutefois, dans la règle pour les ermitages, texte précoce de François, chacun est appelé à tour de rôle à exercer les différentes charges nécessaires à la bonne organisation de la communauté. Dans l’ordre franciscain, le supérieur reçoit le titre de « ministre », voire celui redondant de « ministre et serviteur ». Malgré cette indistinction des charges et le refus d’une hiérarchie trop marquée, la cléricalisation de l’ordre, particulièrement après la bulle Quo elongati de Grégoire IX en septembre 1230, conduisit à une partition claire au sein de l’ordre entre les prêtres, les clercs et ceux qui, illettrés, étaient relégués à des tâches subalternes. En 1239, les nouvelles Constitutions de l’ordre interdirent le recrutement de frères illettrés. Le lapsus calami du pape Innocent IV qui désigna, en 1254, les frères illettrés comme des « convers » étonne à peine dans ce contexte : le rêve de saint François avait disparu et, avec lui, l’utopie, sinon d’un monde à l’envers, du moins d’une indistinction sociale.
Les premiers en derniers
Les dossiers analysés par Jacques Dalarun montrent ainsi comment a pu être pensée, dans la mouvance de la réforme grégorienne, une nouvelle forme d’organisation politique qui allait à l’encontre de la hiérarchie ressentie comme naturelle. Placer, dans certains cas, les derniers en premiers revenait à mettre en avant le principe de compétence, notion essentielle à la démocratie. L’auteur fait résonner comme un avertissement général la formulation utopique du principe ou l’échec de son application dans les communautés qu’il analyse : « le fonctionnement démocratique d’une collectivité a souvent pour corollaire la fermeture aristocratique de son recrutement » (p. 277). Seule la conception du gouvernement comme service permettrait ainsi de résoudre la tension entre des pratiques démocratiques exigeantes et l’ouverture des sociétés qui les observent.
Dans la troisième partie, le point de départ de la réflexion est la série de cours donnés par Michel Foucault dans les premiers mois de 1978 sur « le gouvernement pastoral », pièce maîtresse d’une généalogie de la gouvernementalité [3], ce pouvoir englobant caractéristique de l’Occident. L’obéissance, clef de voûte du système, concerne jusqu’au pasteur qui ne peut que refuser de commander, par humilité, pour mieux accepter enfin le pouvoir, par obéissance. Le refus du pouvoir, s’il se réalisait vraiment, serait l’expression d’une volonté propre. Le pouvoir est donc pensé comme un service. Mais ce pouvoir peut être contesté par l’ascèse (le repli sur soi), le refus du « mauvais pasteur », le principe d’égalité (tout le monde est pasteur), le mysticisme, l’Écriture lorsqu’elle n’est pas médiatisée par le pasteur, ou la croyance eschatologique dans le retour du « vrai pasteur ». L’enquête sur le pouvoir occidental fut poursuivie par Giorgio Agamben qui place l’origine des deux formes du pouvoir exercé en Occident, le gouvernement (le pouvoir comme gestion) et la gloire (le pouvoir comme liturgie), dans les débats liés à la définition de la Trinité [4].
Jacques Dalarun revient toutefois sur l’idée selon laquelle le regimen médiéval serait « une voie sans issue de la pensée occidentale » (p. 311). Il propose, « au ras des sources » (p. 403), une interprétation d’un petit texte autographe de saint François : adressé à frère Léon, le billet est rédigé dans un latin approximatif. Il donne, en apparence, un conseil contradictoire puisque François, comme une mère, conseille à Léon de ne pas venir le voir et de suivre en toute chose l’exemple du Christ. Mais, dans des lignes ajoutées peu après, François précise que Léon peut venir le voir s’il en éprouve la nécessité. Comme Léo Steinberg a montré que, dans les scènes en apparence touchantes de la Renaissance, les images de la Vierge à l’Enfant relevaient moins de la tendresse que de la théologie, Jacques Dalarun propose une lecture plus institutionnelle du document (et le latin du texte, même fautif, en convainc aisément) à la lumière du gouvernement pastoral défini par Michel Foucault dont la pensée vient, comme un souffle régulier, soutenir toute l’interprétation. François donnait à Léon un ordre, celui de ne pas le solliciter, et, en cas de doute sur la conduite à adopter, de s’en remettre, lui et tous ses frères, à l’exemple du Christ. Ainsi, l’ordre « proféré au nom de l’obéissance abolit l’obéissance comme contrainte externe » (p. 363), chaque frère étant renvoyé à son propre jugement. Cet ordre était donné non « comme une mère », mais « comme mère », expression qui dans le vocabulaire paradoxal du pouvoir exprime la supériorité de François et qui connaît d’autres échos dans la tradition franciscaine, en particulier dans la vision de Claire où elle tête le lait du sein de François (texte traduit p. 84-85). Comme un pasteur prêt à abandonner le troupeau pour sauver la brebis égarée, François énonce un ordre général, qui renvoie chaque frère à lui-même, pour aussitôt formuler une exception à cet ordre en autorisant Léon à venir à lui s’il en éprouve la nécessité.
Or, au moment où il rédige ce billet, François a abandonné la direction de l’ordre et toute l’ambiguïté de sa position se lit dans le message : « il renonce au pouvoir et accroît son autorité » (p. 373). Le renoncement du 29 septembre 1220 n’a pas été une abdication complète, car François n’a pas tout à fait abandonné la direction spirituelle de ses frères. Contrairement au prince de l’âge classique qui abdique – cas analysé récemment par Jacques Le Brun [5]– et dont l’absence est, comme le souligne Giorgio Agamben, le révélateur même de la gloire, François ne peut totalement abandonner un pouvoir dont la forme relève du gouvernement, défini comme « un pouvoir par avance résigné » (p. 360), puisque son plein exercice est déjà pensé comme un service. C’est dans cette position paradoxale, expression même du pouvoir médiéval, que Jacques Dalarun repère non la démocratie, mais une « potentialité démocratique ».
Les ressources démocratiques médiévales
L’expression peut surprendre. Quelques pages plus loin, l’hésitation de François à abandonner totalement ses frères et son pouvoir est replacée dans la perspective de la relation féodale. Selon Jacques Dalarun, François ne pouvait se soustraire à ses obligations vis-à-vis de celui qui lui avait témoigné sa fidélité. Même en renvoyant ses frères à leur propre compréhension de l’obéissance, il ne pouvait effacer tout à fait le lien qui l’unissait à eux et son pouvoir sur ses frères ne saurait s’abolir totalement sans un abandon des valeurs d’obéissance et d’humilité qui le légitimait. La gouvernementalité, ce pouvoir « qui s’abaisse pour mieux étreindre » (p. 398), lie donc indissolublement gouvernants et gouvernés dans une même contrainte.
Contrairement à ce que suggère le sous-titre de l’ouvrage, Jacques Dalarun ne propose donc pas véritablement un « essai de démocratie médiévale ». Il rappelle que le Moyen Âge n’a pas inventé la démocratie, mais qu’il en a esquissé, en particulier lors du moment franciscain, la possibilité. Le fait est certain : les élections, aux formes variées, pratiquées tout au long du Moyen Âge, ne sont pas les premiers signes d’un éveil démocratique. De fait, ces pratiques bien attestées au Moyen Âge ne conduisent pas selon une évolution régulière à nos démocraties et nous savons qu’une société dotée de l’élection à la majorité n’est pas pour autant une société démocratique [6]. Les scrutins et les délibérations, la représentation et l’assise élargie du pouvoir ne suffisent pas à définir une démocratie. Peut-on pour autant penser que la potentialité démocratique léguée par le Moyen Âge serait un pouvoir défini comme un service rendu à la communauté, en vertu d’un contrat liant gouvernants et gouvernés ? La démonstration atteint en ce point ses limites : la relation féodale sert peut-être de modèle culturel à la relation que François entretenait avec ses frères, mais cette relation, bien que contractuelle, reste une forme très éloignée de la démocratie [7]. Plus convaincante est l’idée selon laquelle la potentialité démocratique se situe dans les projets où le pouvoir serait exercé indépendamment de l’origine sociale et en fonction des compétences de chacun. C’est bien la conclusion du livre, formulée clairement dès la fin de la deuxième partie : « Ces expériences communautaires médiévales enseignent que l’individu ne doit jamais être confondu avec son statut, ni jamais se confondre avec ses fonctions » (p. 278).
Sur ce dernier point, continuer le dialogue avec l’œuvre de Giorgio Agamben peut s’avérer utile. Dans Opus Dei. Archéologie de l’office, ce dernier montre que la liturgie et l’office du prêtre ont constitué un véritable paradigme de l’action humaine dans laquelle l’être n’est défini que par rapport à son action : dans l’acte liturgique, « être et praxis, effectualité et effet, opération et œuvre […] s’entrelacent de manière inséparable [8] ». Dès lors, même si dans les communautés a pu apparaître l’idée d’une séparation radicale entre l’être et la fonction, on comprend mieux l’effet très ténu qu’elle a pu avoir au sein d’une institution où dominait une conception exactement inverse.
L’essai de Jacques Dalarun offre à un très large public une leçon d’histoire et d’herméneutique. Il ajoute un élément à l’histoire des innovations franciscaines tout en prenant soin de replonger François dans son époque, moins le xiiie siècle qu’un XIIe siècle marqué par la réforme grégorienne et l’ordre féodal, où s’inventaient, dans les communautés de moines ou d’ermites, des formes nouvelles de pouvoir. Le lecteur est accompagné au plus près des sources, conduit au cœur du billet de François, dans sa version originale, comme dans la pensée de Michel Foucault et de Giorgio Agamben, et se voit offrir une histoire des convers et une réflexion sur le gouvernement démocratique à travers l’histoire de quelques communautés religieuses. Dire que la leçon sur les « potentialités démocratiques » du Moyen Âge convainc en tout point serait excessif, mais la question posée, immense, engage un dialogue, inachevé mais fertile, avec des sources rarement analysées pour leur possible lecture politique.