Nous ne savons pas s’il est bien d’être un vampire. Il faudrait, pour s’en convaincre, rencontrer d’anciens humains devenus vampires qui nous expliqueraient les avantages de leur nouvelle vie. Mais les croirait-on pour autant ?
À propos de : Laurie A. Paul, Ces expériences qui nous transforment, Eliott
Nous ne savons pas s’il est bien d’être un vampire. Il faudrait, pour s’en convaincre, rencontrer d’anciens humains devenus vampires qui nous expliqueraient les avantages de leur nouvelle vie. Mais les croirait-on pour autant ?
Le livre de Laurie Paul pourrait passer pour un discours sur l’expérience subjective, sa résonance dans nos vies et son inénarrable pouvoir de transformation. Il se rangerait dans la catégorie des ouvrages un peu tendres sur le ressenti en première personne. Peut-être est-ce la raison de son exceptionnelle couverture médiatique lors de sa parution aux États-Unis il y a dix ans. Mieux vaut toutefois le lire autrement. Il parvient à faire passer avec un grand art de la vulgarisation des considérations en réalité assez techniques de théorie de la décision, et accomplit l’exploit d’incarner de façon existentielle une argumentation de solide philosophie analytique.
La difficulté concerne la modélisation des choix difficiles, et plus précisément la question suivante : face à un problème ayant la « structure d’un choix transformateur » (p. 106), il semble impossible de prendre une décision rationnelle. Pourquoi ?
La théorie de la décision fournit des modèles pour prendre la décision la plus rationnelle face à plusieurs options. L. Paul soulève le problème de cas qu’aucune théorie ne peut modéliser, nous laissant dans l’ignorance totale de ce que serait la meilleure décision. Ces situations sont celles d’expériences que l’autrice nomme « épistémiquement et personnellement transformatrices » (p. 29).
Épistémiquement, parce que nous ne pouvons connaître leur valeur avant de les avoir vécues. Dans une célèbre expérience de pensée proposée par Frank Jackson, Marie, une scientifique qui a toutes les connaissances théoriques sur les couleurs mais n’en a jamais fait l’expérience (elle n’est jamais sortie d’une pièce en noir et blanc), subit une transformation de ce genre lorsqu’elle en vient à voir du rouge pour la première fois. À la limite, presque toute expérience est épistémiquement transformatrice – mais la nouveauté doit être celle d’un type (un nouveau sens par exemple) plutôt que d’une occurrence (la découverte d’un café légèrement plus amer). Une expérience épistémiquement transformatrice n’apporte pas seulement des contenus nouveaux, mais aussi des capacités inédites, ou des gains de compréhension, qui contribuent à produire des valeurs subjectives. C’est seulement pour les nouveau-nés que, vraisemblablement, les expériences quotidiennes ont toutes ce caractère radicalement transformateur.
En outre, toutes les expériences transformatrices ne sont pas décisives pour l’existence. Celles qui le sont personnellement provoquent une modification de nos préférences. Subir un accident grave, ou une opération lourde, modifiera ce qui compte pour moi comme important. Je ne peux donc m’appuyer sur mes préférences actuelles pour choisir d’adopter un changement, puisque ces valeurs ne seront plus les miennes une fois le changement opéré. Parmi les expériences à la fois épistémiquement et personnellement transformatrices : se marier, être victime d’une violente agression, tomber enceinte, s’engager dans l’armée, vivre une conversion religieuse, devenir un vampire… Dans tous ces cas, l’expérience est susceptible de provoquer un changement des préférences subjectives : le sujet fondera sa délibération sur des valeurs différentes selon qu’il aura ou non vécu l’expérience.
Dois-je devenir un vampire si la possibilité m’en est offerte ? De notre point de vue d’humain, ce n’est pas du tout souhaitable. Mais supposons que tous les anciens humains devenus des vampires nous recommandent cette expérience, en nous assurant que la vie de vampire est beaucoup plus agréable. Bien sûr, ce sont des vampires ! Que faire ? Rester prudents, au risque de passer à côté d’une vie infiniment meilleure, ou sauter le pas et devenir de terribles buveurs de sang, sans possibilité de retour en arrière ?
Si cet exemple diffère radicalement d’autres situations de choix, c’est parce qu’il est impossible de s’appuyer sur ce qui nous guide d’habitude, en particulier les témoignages – ici ceux d’anciens hommes devenus vampires. Il est impossible de comparer l’expérience d’un homme et celle d’un vampire : non pas seulement en raison de l’incommensurabilité intrinsèque de leurs natures, mais simplement parce que la prise de décision se fait en première personne, et qu’il faudrait donc expérimenter les deux conditions à la fois pour pouvoir les comparer. L’argument vaut aussi pour la différence entre humains et animaux (qu’on pense au sonar des chauve-souris), et peut-être même entre humains, du fait des variations contextuelles des existences (peut-être un blanc en Europe ne saura-t-il jamais ce que cela fait d’être noir en Europe). Autrement dit, une perspective en première personne est inaccessible à toutes les autres.
Cela n’explique pas l’impuissance de la théorie de la décision : pourquoi la modélisation de tels cas est-elle impossible ? La théorie semble au contraire taillée pour ce genre de situation où l’on doit délibérer dans l’incertitude. La modélisation cognitive consiste à simuler mentalement les conséquences pertinentes possibles du choix, en l’occurrence l’effet que cela ferait (de devenir un vampire par exemple), et à adopter l’acte ayant la plus grande valeur espérée. Une fois déterminé le résultat obtenu en faisant tel ou tel choix, c’est-à-dire l’effet que cela ferait et surtout sa valeur (son espérance), on calcule le meilleur choix – la valeur subjective espérée – en faisant la moyenne des valeurs subjectives de ces résultats pondérées par la probabilité de chacun.
La modélisation en théorie de la décision exige donc de se représenter la structure de l’espace des valeurs, ainsi que la probabilité du lien entre un acte (le choix) et certains effets (ses conséquences). Le problème ici n’est pas seulement que la probabilité de l’occurrence de ces résultats est inconnue : c’est souvent le cas, et les modèles de décision en état d’ignorance ou d’incertitude ont été élaborés pour pallier ce problème. Il y a plus grave : c’est la valeur des résultats elle-même qui est inconnaissable dans le cas des expériences transformatrices. Non seulement il est impossible de savoir quelle est la probabilité que devenir un vampire produise tel effet, mais il est impossible de savoir quelle est la nature de cet effet.
En somme, nous sommes incapables de décrire les conséquences de nos choix (sauf si ces conséquences sont absolument certaines – par exemple, si je me jette sous un bus). Nous ne savons à peu près rien de ce à quoi pourrait ressembler notre avenir, alors que cette information est cruciale pour prendre nos décisions actuelles. L’approche normative de la prise de décision se voit mise en défaut par les expériences transformatives. Nous nous trouvons dans la situation d’un joueur qui non seulement ne connaît pas ses chances de gagner à la loterie, mais ignore le montant du lot : impossible en ce cas de savoir s’il vaut le coup d’acheter un billet. Comment faire un choix informé ?
Décider de s’appuyer sur des preuves scientifiques ou sur l’avis d’experts, en ignorant nos préférences subjectives et en cherchant ce que les preuves empiriques nous indiquent sur les chances de maximiser notre valeur subjective attendue, semble tout aussi absurde. Aucune décision rationnelle ne semble donc possible. Tout fonctionne comme si « cela n’a tout simplement pas de sens de se demander comment les agents devraient rationnellement prendre des décisions transformatives » (p. 50). Au fondement de cette impossibilité réside la discordance entre la perspective en troisième personne implicitement présupposée par la théorie standard de l’action rationnelle, et la perspective mentale en première personne du sujet qui veut décider son futur de la manière la plus authentique.
Confrontés à une décision qui met en jeu une expérience ne ressemblant à rien de connu, nous nous trouvons face à un dilemme : ou bien accepter l’expérience nouvelle, ce qui est irrationnel (car il faudrait connaître la valeur subjective espérée de l’expérience transformatrice), ou bien la refuser, mais on ne sait pas à côté de quoi on passe (pour la même raison). L’objet du livre est précisément de proposer une issue à cette difficulté.
C’est à un tel dilemme que sont confrontés les parents d’enfants nés sourds, auxquels on propose la pose d’un implant cochléaire. Le livre prend le temps d’analyser cet exemple révélateur (p. 82-96). L’enquête empirique montre que les parents appartenant à la communauté sourde sont souvent hostiles à l’opération, faute de pouvoir se représenter la valeur subjective de l’expérience d’une personne entendante (il y a des avantages à être sourd : le calme, le silence, l’appartenance à une communauté soudée…), et qu’inversement les parents entendants sont favorables à l’implant, alors qu’ils n’ont aucune idée de l’effet que cela fait d’être sourd. Dans les deux cas, les parents sont incapables d’attribuer une valeur subjective à l’expérience (soit actuelle, soit possible) de leurs enfants, et ne peuvent estimer les préférences liées à cette expérience. « Cela signifie qu’aucun des parents n’est en position de comparer l’effet que cela aurait fait à cet enfant de grandir avec un implant avec l’effet que cela lui aurait fait de grandir sans cet appareil. Le problème est qu’il leur faut décider quelles expériences et préférences associées il convient de privilégier. » (p. 94) Cet exemple, version concrète de l’expérience de pensée de Marie, permet en outre de réfléchir au consentement éclairé.
La thèse de L. Paul est que ce dilemme peut être résolu, et que la meilleure réponse consiste à faire reposer notre choix sur la volonté de connaître ou d’ignorer ce que nous allons devenir. Il faut prendre en compte non pas l’effet que fait telle expérience transformatrice particulière, mais l’effet que cela fait d’avoir une expérience nouvelle ou d’éviter une expérience mauvaise. Le critère de décision est l’« effet que cela fait » de vivre une expérience transformatrice, et la valeur psychologique de la compréhension nouvelle de soi qu’elle est susceptible d’apporter. De là peut émerger, d’un point de vue subjectif, une norme de conduite rationnellement acceptable.
Appliquée au cas de l’implant cochléaire, cette solution suppose de sortir d’une alternative entre différents actes déterminant l’avenir subjectif de l’enfant. Projeter des possibilités dans un futur imaginé « empêche le parent d’agir de façon rationnelle », faute de fournir « une structure de décision qui permette de faire un choix rationnel » (p. 96). De même, envisager la parentalité sous l’angle des valeurs subjectives des parents est une erreur, car « faire l’expérience de l’amour parental pour la première fois est épistémiquement analogue à voir ou entendre pour la première fois » (p. 112). En outre, il est impossible de savoir quelles seront les préférences fondamentales après cette expérience, mais il est probable que les valeurs accordées au travail, à la carrière, au bien-être personnel, etc., s’en trouveront bouleversées, si bien que « le choix d’avoir son premier enfant est, à bien des égards, comparable à celui de devenir un vampire » (p. 114) – et pas seulement à cause des nuits blanches.
Ainsi, pour prendre les décisions les plus importantes de notre vie, nous avons tort de suivre le calcul des probabilités, mais aussi de nous fier à notre raisonnement spontané, qui n’est qu’un calcul intuitif. Si le sens commun a pu se tromper à ce point, hasarde L. Paul, peut-être est-ce dû à la conception moderne du développement personnel, qui octroie une grande place au choix réfléchi. Pour les prises de décision existentielles (comme celle d’avoir un enfant ou pas, qui était le point de départ de la recherche de l’autrice), il faut adopter une autre conception.
La thèse de L. Paul est la suivante : une manière de faire un choix rationnel est de se fonder sur la valeur de révélation – révélation sur la condition humaine, le bien ou le beau notamment – qu’entraîne l’expérience : « certaines expériences possèdent une valeur subjective en vertu de ce qu’elles nous enseignent quand nous les vivons, et cette valeur va au-delà de ce que nous ressentons au premier abord. » (p. 126-127) Elle consiste en un bonheur de second ordre, indépendant du bien-être qu’apporte ou non l’expérience qualitative en elle-même. La décision ne doit alors pas prendre en compte l’effet que tel choix fera, mais l’effet que fera la découverte de l’effet que tel choix fera. Ce qui compte n’est pas la conséquence du choix, mais la découverte ou non de cette conséquence.
Dans ce cas seulement le choix rationnel rejoint la délibération authentique. C’est faire le choix de la transformation pour découvrir une nouvelle identité, de la révélation pour la révélation elle-même. Le coût peut sembler élevé, puisqu’il consiste à abandonner certaines préférences qui définissent notre moi véritable. C’est en définitive une sorte de choix sartrien, entre authenticité et rationalité, statu quo et plongée dans l’inconnu. « L’un des jeux les plus importants de la vie est donc le jeu de la Révélation, auquel on joue pour le jeu lui-même. » (p. 244)
On pourra être déçu par la conclusion du livre : L. Paul n’apporte pas de véritable solution théorique, mais en ébranlant nos convictions sur la manière de faire des choix, nous invite à nous demander face à une décision transformatrice, comme le protagoniste d’Au cœur des ténèbres : vais-je plonger dans la jungle inconnue ou rester sur le bateau ?
par , le 8 juillet
Jean-Marie Chevalier, « Comment peut-on être un vampire ? », La Vie des idées , 8 juillet 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Laurie-Paul-Ces-experiences-qui-nous-transforment
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