Les inégalités explosent et les politiques égalitaristes peinent à faire entendre leurs arguments. D. Robichaud et P. Turmel proposent dans un court essai de les articuler à une analyse de ce qu’implique la coopération sociale.
À propos de : D. Robichaud & P. Turmel, La juste part. Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains, Les Liens qui Libèrent
Les inégalités explosent et les politiques égalitaristes peinent à faire entendre leurs arguments. D. Robichaud et P. Turmel proposent dans un court essai de les articuler à une analyse de ce qu’implique la coopération sociale.
Court essai enlevé de 140 pages, l’ouvrage de David Robichaud et Patrick Turmel mobilise un grand nombre d’exemples (allant du grille-pain au sport de combat…) pour servir un propos avant tout argumentatif qui apporte moins d’éléments nouveaux qu’il ne compile ceux qui existent déjà, dans un ouvrage intellectuellement exigeant à destination du grand public.
À la question : les « inégalités sont-elles le prix à payer pour les grands bénéfices de l’économie de marché ? Dans quelles limites peut-on intervenir dans la distribution de la richesse, et peut-on le faire sans brimer les libertés individuelles ? » (p. 10), les auteurs répondent en défendant une approche égalitarienne modérée, sur la base de la contestation de l’idéologie capitaliste qui apparaît comme son principal obstacle. Plus largement, l’ouvrage répond à la question : pourquoi faudrait-il intervenir sur le fonctionnement du marché et égaliser les ressources ? Les thèses que les auteurs développent pour y répondre puisent leurs racines dans la tradition philosophique et politique. Mais ils n’en restent pas à la reprise d’arguments classiques. Ils cherchent à donner un fondement normatif aux théories de la justice égalitarienne (qui portent sur ce qu’il convient d’égaliser et à quel point l’égaliser). Ils proposent une forme d’argumentation normative relevant soit d’une interprétation coopérativiste forte de la Théorie de la justice soit d’un républicanisme social en insistant, contre l’atomisme de l’économie mainstream, sur la dépendance de l’individu à l’égard des structures de coordination et de coopération sociale pour justifier l’obligation de participer en retour à la solidarité, légitimant ainsi des mesures de régulation de l’économie et d’égalisation des ressources. Si les thèses défendues ne sont pas tout à fait originales, elles sont néanmoins servies par une argumentation synthétique et convaincante, ce qui constitue certainement l’intérêt principal d’un ouvrage qui a moins vocation à apporter sa pierre à la recherche qu’à jeter un pavé informé et argumenté dans la mare.
Cet ouvrage répond à un contexte précis. Il est élaboré dans le cadre d’une double crise : crise économique mondiale et crise de l’État social. Il fut d’ailleurs publié, dans son édition canadienne, en 2012 dans le sillage des grandes manifestations étudiantes au Québec. Il est donc possible de le lire comme une réaction face aux réticences de plus en plus grande des contribuables à l’égard de l’impôt et au discrédit corrélatif de l’État social, à l’augmentation des inégalités sur le plan international (situation étudiée par Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle), aux salaires disproportionnés des hauts dirigeants, au fait qu’1% de la population détient plus de richesse que 99% restants (comme l’indique un rapport d’Oxfam publié le 18 janvier 2016). Il défend donc, contre cela, une conception solidariste de l’État social fondée sur la contestation du mérite individuel, le bienfondé de la régulation, de la redistribution et des mesures d’égalisation des ressources. Par cette intention initiale l’ouvrage, encore une fois, n’est pas original. Il présente néanmoins l’intérêt théorique d’offrir une analyse qui ne se résume ni aux approches libertariennes de gauche (Otsuka, Vallentyne, Steiner notamment) ni aux interprétations marxiennes dominantes dans le cadre des approches normatives égalitariennes.
Les auteurs, après d’autres, veulent déconstruire ce qui, dans l’idéologie capitaliste, fait obstacle aux politiques égalitaristes dans un contexte d’explosion des inégalités. Ils désignent ceux qu’ils critiquent en usant de généralisations souvent vagues (cf. « les économistes », p. 60). Ils pointent, en apparence, plus un air du temps, une ritournelle souvent entendue que tel ou tel corpus précis.
En réalité, l’ouvrage s’attaque, sans le dire, à des théories plus ciblées, à savoir, les approches libertariennes de droite. Certaines, comme celle de Hayek, s’appuient notamment sur l’idée d’auto-organisation des sociétés complexes pour contester la capacité d’une instance centralisée à maîtriser intentionnellement l’ordre social, argumentant, pour cette raison, en défaveur d’un État voulant corriger les conséquences du libre développement des sociétés. Les auteurs défendent, a contrario, une approche régulationniste et anti-naturaliste des marchés : « les marchés ne sont pas magiques, ils dépendent pour bien fonctionner de conditions institutionnelles spécifiques ; et ils doivent être constamment contrôlés » (p. 35). Ils s’attaquent aussi à Nozick qui, au nom de la promotion de la liberté, défend la thèse selon laquelle il ne serait pas légitime de subordonner une partie des biens des personnes à des fins qui ne sont pas les leurs. Or, c’est ce que fait l’État quand, outre la garantie des droits formels des individus, il prétend mettre en place des formes de justice sociale en redistribuant les ressources des plus riches. Face à cela, les auteurs s’opposent à l’affaiblissement de l’État social pensé comme État redistributif et comme garant, par sa régulation, du fait que le marché conduise à des fonctionnements collectivement avantageux.
L’ouvrage a deux faces : une pars destruens et une pars construens. Pour ce qui est de la première, l’ouvrage entend d’abord fournir des arguments percutants contre les croyances constitutives de l’idéologie capitaliste : « ce court ouvrage s’attaque à ce mythe [celui de l’individu entièrement responsable des fruits de son travail], et à quelques autres qui l’accompagnent, pour rappeler que toute richesse est d’abord un produit social » (p. 11). Ces croyances, en effet, sont le principal obstacle normatif qui s’oppose à l’approche égalitarienne. Il est donc particulièrement important de le lever. Cette critique n’est certes pas entièrement neuve, mais elle restitue de façon synthétique et systématique des arguments qui tiennent à une interprétation coopérativiste forte de la Théorie de la justice. Ce faisant, elle se rapprocherait davantage, sans le dire, d’une approche socialiste républicaine ou néo-républicaine (cf. par exemple Ph. Pettit, « Défense et définition du holisme social », in Penser en société, Paris, Puf, 2004).
Dans sa pars construens, les auteurs défendent une solution sociale égalitarienne basée sur l’idée de juste part. Les ressources dont chacun dispose ne sont pas imputables au seul et unique travail individuel mais aussi à la coopération sociale. A ce titre, la question est : quelle juste part chacun a à fournir à l’égard de la société et quelle juste part doit-il recevoir en contrepartie ? Les auteurs ne militent pas, cependant, en faveur d’un système de production et de distribution des ressources alternatif au capitalisme, mais plutôt en faveur d’une approche réformiste : « nous avons insisté dans cet ouvrage sur les bienfaits que peut nous apporter le marché. S’il est bien régulé et contrôlé, il peut être un puissant vecteur des énergies individuelles et offrir à la collectivité d’énormes bénéfices » (p. 137). Ils se rattachent alors sans le dire à la tradition républicaine sociale qui soutient des politiques publiques redistributives et régulationnistes par l’entremise de l’État et de la loi au nom d’une certaine conception de la dépendance de chacun à l’égard de la coopération sociale.
Leur égalitarisme est modéré, comme celui de Rawls. Il porte seulement sur les inégalités qui se présentent comme des biais dans la régulation capitaliste, censée être collectivement avantageuse. La solution qu’ils soutiennent pour défendre leur thèse égalitarienne pourrait s’assimiler à une conception fortement coopérativiste de Rawls. Mais la centralité de la notion de coopération sociale comprise comme principe constitutif n’appartient pas au lexique libéral contractualiste, et tend, à notre sens, à déplacer le paradigme rawlsien sur un territoire l’on dirait plus volontiers communautarien ou républicain (cf. la critique classique de Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, trad. J.-F. Spitz, Paris, Seuil, 1999, p. 115).
L’ouvrage, composé de 15 chapitres, se découpe en quatre mouvements où, à travers des arguments souvent classiques, sont déconstruits tour à tour les grands mythes fondateurs du capitalisme : l’agent économique est un individu atomique qui tient tout de lui-même ; la coordination des intérêts des agents s’opère spontanément et sans régulation ; la concurrence libre et non faussée est forcément bonne ; les inégalités de richesse sont imputables au mérite des individus.
Le premier mouvement de l’ouvrage s’attaque au mythe du self-made man et reprend le thème marxiste de la critique des robinsonnades. Les auteurs montrent que personne ne dépend que de soi-même pour être ce qu’il est et avoir ce qu’il a. Nous dépendons tous, en effet, de la coopération sociale comme l’illustre l’exemple éponyme du grille-pain qui montre qu’il est impossible à une personne isolée de parcourir seule toutes les étapes du processus nécessaire à la production d’un objet technique même aussi simple qu’un grille-pain (chapitres 1 et 2). Cet argument, relativement banal, rattache l’approche des auteurs à l’argumentaire socialiste très mobilisé notamment par les auteurs français du XIXe siècle comme Saint Simon ou Comte, insistant sur l’importance décisive des structures permettant la coordination des travailleurs et sur le caractère essentiel des formes de la coopération humaine.
Le deuxième mouvement est un moment hobbesien. Les marchés ne sont pas seulement des lieux neutres où des individus se rencontrent et nouent ponctuellement des contrats. Mais ce sont des structures régulées sans lesquels la coordination des agents ne serait pas durablement assurée. Or, la coordination entre les agents n’est pas spontanée. Les hommes ont, en effet, tendance à maximiser leurs chances individuelles de succès, souvent au détriment de l’avantage collectif. Il est donc nécessaire qu’ils acceptent, pour garantir l’avantage collectif, de coopérer en se soumettant à une institution régulatrice (chapitres 3 à 6).
Le troisième mouvement offre des arguments contre l’idée de concurrence libre et non faussée. Pour que la concurrence existe comme émulation et non pas dévastation, il faut que des règles du jeu soient respectées et donc que se mette en place une régulation étatique (chapitres 7 à 9). Or, comme nous dépendons tous de la coopération humaine et d’une instance régulatrice pour être ce que l’on est et avoir ce que l’on a, « nous devons témoigner notre reconnaissance aux inventions normatives […] qui représentent des stratégies collectives qui profitent à tous » (p. 84) ainsi qu’aux connaissances et à tout autre chose qui nous vient de la coopération humaine (chapitre 10).
Le quatrième mouvement porte sur la contestation de l’idée de mérite. Si les ressources que chacun détient ne sont pas uniquement imputables à son mérite individuel mais aussi à des hasards (aussi triviaux que la date de naissance) alors il n’y a pas d’objection morale à redistribuer une partie de ses ressources en vue de l’avantage collectif (chapitres 11 à 13).
Les deux derniers chapitres sont conclusifs. Le chapitre 14 s’attarde sur les biais représentationnels qui expliquent que les plus désavantagés en démocratie votent en faveur de politiques qui renforcent les inégalités. Le dernier chapitre (chapitre 15) prouve que seules les politiques d’égalisation sont collectivement bénéfiques.
Cet ouvrage, vraiment très réussi et stimulant, parvient, in fine, de manière synthétique et avec clarté à restituer un argumentaire déconstruisant les mythes fondateurs du capitalisme et posant de manière convaincante les fondements normatif d’un égalitarisme social modéré.
L’ouvrage aurait cependant gagné à restituer certaines de ses sources. À titre d’exemples, aucune référence n’est faite à la critique marxienne des robinsonnades du début de l’Introduction générale à la critique de l’économie politique (1858) ; aucune à Rousseau qui développe un exemple similaire à celui du grille-pain dans le Livre II de l’Émile (moins attrayant puisqu’il s’agit de faire réfléchir Émile aux nombres de mains différentes qu’il aura fallu pour produire le repas qu’il a sur sa table) ; aucune référence à Nash au sujet de l’équilibre optimal (bien qu’un biopic le concernant soit cité à un tout autre sujet dans la suite de l’ouvrage) ; aucune à la critique rawlsienne du mérite et plus généralement à Rawls et aux discussions qui ont suivi la publication de la Théorie de la justice ; aucune non plus à David Gauthier qui montre dans The Logic of Leviathan (Oxford, Clarendon Press, 1969) l’échec de la coordination spontanée des intérêts dans l’état de nature hobbesien en mobilisant la théorie des jeux à un coup (le cas du dilemme du prisonnier en particulier). On comprend néanmoins que la forme de l’essai et l’objet du livre interdisent totalement de longs développements historiques et doxographiques. De ce point de vue, précisons-le, le statut de l’ouvrage n’est ni d’approfondir ou de contester les arguments du champ, ni d’en apporter de nouveaux, mais de présenter d’une façon synthétique et stimulante ceux qui existent déjà afin d’appuyer une conception normative égalitarienne ressortissant d’une forme à notre sens trop peu courante de républicanisme social.
L’ouvrage aurait également gagné à se situer par rapport à un débat déjà existant notamment au sujet des théories de la justice égalitarienne (Cohen), libertariennes de gauche (Vallentyne, Ostuka), libérales égalitariennes modérées (Rawls) ou encore néo-républicaines (Pettit). Cette critique pourrait sembler d’autant plus illégitime que l’ouvrage est davantage un essai qui s’adresse au grand public qu’une monographie scientifique pour les happy few. En effet, il ne prétend jamais développer ou approfondir tel ou tel point technique débattu, ni même citer ses sources ou se positionner dans le champ de la philosophie normative. Il s’agit manifestement d’un essai d’intervention dans le débat public à partir d’un point de vue informé qui ne dit pas son nom. Ce type d’ouvrage pédagogique mobilisant un regard savant pour alimenter un questionnement qui ne s’adresse pas seulement au monde universitaire nous semble particulièrement salutaire. Mais il n’empêche qu’il aurait pu davantage se présenter comme une invitation à lire d’autres auteurs et à approfondir. Force est de constater que ce n’est pas l’option prise par les auteurs.
Le véritable cœur de l’ouvrage appelle à un réencastrement (pour reprendre le mot de Polanyi) de l’économie dans la sphère politique de l’État face à l’autonomisation tendancielle du capitalisme. L’interprétation coopérativiste forte de la tradition rawlsienne, nous éloigne du contractualisme cher à Rawls, et l’infléchit fortement vers le lexique républicain et civique qui établit la redevabilité de chacun en tant qu’il est engagé malgré lui dans une vaste chaîne de coopération. Les auteurs nous semblent, dans ce cadre, défendre, sans le dire, une approche républicaine (au moins dans les dix premiers chapitres) : l’hypothèse d’une chaîne de coopération dont les individus dépendent, et à l’égard de laquelle ils se doivent d’être reconnaissants, justifie le recours à l’État comme instance de régulation et de redistribution pour promouvoir l’avantage collectif. Cela constitue une ligne d’argumentation que l’égalitarisme des auteurs ne suffit pas seul à justifier (car les théories de la justice égalitaristes peuvent se passer de cette argumentation normative). La citation de Plutarque en exergue (« Le déséquilibre entre les pauvres et les riches est la plus ancienne et la plus fatale maladie des républiques. »), faisant référence à la république, apparaît alors comme un aveu. Il nous apparaît regrettable que les auteurs n’aient pas été plus explicites dans l’identification de leur propre approche (mais, encore une fois, une telle auto-identification n’était peut-être pas compatible avec le format et l’intention du livre).
L’ouvrage semble donc hésiter entre deux fils : un fil égalitarien et un fil républicain (ou coopérativiste fort). Cela donne, à la lecture, l’impression d’un décrochage relatif entre les dix premiers chapitres qui portent sur le réencastrement de l’économie dans le politique en la subordonnant à la régulation de l’État, et les cinq derniers qui portent sur la justification normative de politiques visant à promouvoir une théorie de la justice égalitarienne (critique du mérite, critique des inégalités, défense de formes de distribution plus égalitaires). On ne peut nier l’effort que David Robichaud et Patrick Turmel font pour instaurer une continuité entre les deux moments, notamment en faisant appel au principe de la régulation pour la défense des avantages collectifs. Mais, les deux moments peinent néanmoins à s’articuler totalement. L’association des deux approches (égalitarienne et républicaine) nous semble, cependant, une voie trop peu exploitée aujourd’hui alors qu’elle a, dans l’histoire, de grands antécédents (notamment dans la pensée française du XIXe siècle. Voir à ce sujet par exemple le numéro d’automne 2015 de la revue Incidence « Le sens du socialisme »). C’est pourquoi ce livre, à juste titre remarqué, nous semble particulièrement salutaire dans la période de crise idéologique que la gauche traverse actuellement.
par , le 24 mars 2016
Pierre Crétois, « Justice sociale et coopération », La Vie des idées , 24 mars 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Justice-sociale-et-cooperation
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