Assisterait-on à un tournant « romantique » des études féministes ? C’est du moins ce que laisse croire l’actualité éditoriale, marquée par la publication d’ouvrages qui se donnent pour tâche de réfléchir aux aspects les plus intimes de nos vies. En particulier, aux effets de la domination patriarcale dans les relations amoureuses et affectives [1]. La multiplication récente des traductions de l’œuvre de l’essayiste, militante et pédagogue bell hooks (1952-2021), figure de proue de l’afroféminisme (Black feminism), répond à ce besoin de lier l’intime et le politique.
Pour une révolution des valeurs
Prenant place au sein d’une riche bibliographie qui compte des ouvrages précurseurs des études intersectionnelles (qui s’attachent à montrer l’enchevêtrement des systèmes de domination, de race, de classe, et de genre), La volonté de changer complète chronologiquement une série de quatre essais consacrés à l’amour [2]. D’une écriture accessible, les idées développées dans ce livre frappent en même temps par la radicalité du projet de transformation sociale voulue par l’autrice.
Sa thèse peut se résumer simplement : le patriarcat ne bénéficie en réalité pas aux hommes, car il mutile leur vie affective et les coupe de l’amour. Afin de rompre avec cette situation d’isolement, il est nécessaire que les femmes et les hommes travaillent ensemble à une révolution des valeurs que seul un féminisme visionnaire permettrait d’accomplir.
La perspective adoptée par cet ouvrage l’inscrit dans l’horizon des études sur les hommes (men’s studies). Même si ce n’est pas la première fois que bell hooks écrit sur les hommes, elle offre avec La volonté de changer une synthèse des différentes perspectives abordées dans ses précédents ouvrages (notamment le rapport des hommes au travail, à la sexualité, etc.). [3]
Selon l’autrice, les hommes ont besoin d’être accompagnés dans le processus d’auto-guérison de la blessure affective qui les empêche de s’aimer et d’aimer les autres. À défaut d’avoir la capacité de changer une personne, les féministes devraient s’efforcer d’accueillir positivement leur volonté de changer et, plus généralement, d’aimer les hommes.
Il faudrait cependant discuter le postulat de bell hooks, tant elle fait reposer l’essentiel de ses propositions sur le bon vouloir des hommes. Le travail de « guérison relationnelle » qu’elle appelle de ses vœux permettrait en tout cas de donner naissance à un homme nouveau. Par là, il faut entendre le développement d’une masculinité féministe en rupture avec la culture de la domination patriarcale, et plus favorable à des rapports de réciprocité entre les femmes et les hommes.
Des communautés de résistance
Dans La volonté de changer, bell hooks définit le patriarcat comme
un système politico-social qui affirme que les hommes sont intrinsèquement dominants, supérieurs à tout ce qui est considéré comme faible, en particulier les femmes, dotés du droit de dominer et de régner sur les faibles, et de maintenir cette domination par diverses formes de terrorisme psychologique et de violence (p. 37).
Sa critique du patriarcat est à double détente. Elle affirme qu’outre le caractère politico-social de ce système de domination, il comprend un volet psychologique auquel les femmes prennent elles aussi part, ce qui le rend plus insidieux, donc plus difficile à combattre.
À l’image de ce qu’elle fait dans le reste de son œuvre, bell hooks puise dans son expérience vécue et dans ses souvenirs [4] de femme noire à la marge de la société blanche patriarcale. De son point de vue, l’amour communautaire, en particulier familial – reposant sur la solidarité et le partage des ressources –, offre un espace sécurisant face à l’État patriarcal, impérialiste et suprémaciste blanc.
L’autrice se démarque dès lors d’un certain discours féministe blanc et bourgeois, critique de l’institution familiale. Dans un contexte sociopolitique où le racisme menace la vie même des Noir·es, elle constate que ces critiques n’ont pas trouvé d’échos chez les femmes noires.
Dans le même temps, bell hooks témoigne des effets destructeurs du patriarcat au sein de la famille. Elle fait remonter la colère qui anime son féminisme aux souvenirs de la négligence affective de son père, également à l’origine de l’engourdissement affectif de son frère. Le récit de son expérience vécue permet de rendre sensible la matrice familiale et affective de la socialisation patriarcale, tant chez les hommes que chez les femmes. Seulement, la peur des hommes explique, selon elle, que les femmes ne veulent pas écouter la souffrance de ces derniers. Pire, la rage des hommes est exploitée à des fins impérialistes, par exemple dans la guerre.
Il faut donc partir de là : de communautés à la fois aimantes et excluantes, d’affects de colère qui sont tantôt autodestructeurs, tantôt ferments d’une volonté de transformation. Cet ouvrage décrit, envisage, critique aussi de multiples formes de communautés, qui se composent et se recomposent au gré des parcours biographiques et des trajectoires sociales des individus.
Par exemple, l’autrice critique avec force l’idée séparatiste selon laquelle les femmes puissent vivre exclusivement entre elles, dans des relations dénuées de contact avec les hommes. Cette idée émanerait en réalité d’une certaine perspective féministe de classe bourgeoise et blanche, ce qui ne ferait, justement, que mettre le féminisme en marge de la société plutôt qu’en son centre.
Elle examine également la manière dont la thérapie menée dans une communauté d’hommes peut les aider à pratiquer l’intimité avec autrui. Elle n’hésite pas à vanter les mérites de ces groupes de soutien, tout en restant lucide sur leurs limites, car ce genre de communautés présenterait aussi un risque de séparatisme centré sur le genre (p. 142).
Bien que travaillant à la formulation d’un féminisme populaire et antidogmatique [5], bell hooks a conscience du caractère subversif de sa proposition au sein même du féminisme. Elle reste toutefois ferme sur un principe : seule une « culture de la réconciliation » (p. 10), fondée sur un féminisme visionnaire qui relie les êtres entre eux, serait en mesure de faire changer les hommes et de mettre fin à la domination sexiste du patriarcat.
Elle propose ainsi de « réimaginer la famille sous toutes ses formes » comme un lieu de résistance à la violence de la culture patriarcale (p. 209). L’intégration des hommes dans ce qu’elle appelle des « communautés de résistance vitale » permettrait de substituer au modèle du dominateur celui du partenariat (p. 147), qui se caractérise par la reconnaissance de l’interdépendance entre les êtres, tout en préservant l’autonomie de chacun·e.
Puisant à la source d’une expérience faite simultanément d’amour et de colère, l’écriture prend chez bell hooks l’allure d’une nécessité aussi bien pratique qu’affective. Il lui faut écrire, d’abord, pour rendre hommage – ce mot désignant de lui-même la cible de cet essai. L’autrice regrette ainsi la rareté des ouvrages féministes écrits spécifiquement pour les hommes, ainsi que l’absence de modèles de masculinités alternatives dans les livres pour enfants, les films, la musique. Mêlant d’un même souffle amour et écriture, ce geste se veut révolutionnaire en ce qu’il a également pour objectif de briser des silences.
Devenir Hulk pour « pulvériser maman »
Le privilège accordé dans le langage courant aux termes de « machisme » et de « sexisme », par rapport à celui de « patriarcat », contribuerait selon bell hooks, y compris chez les féministes, à maintenir la règle du silence et à ignorer la souffrance des hommes. La culture patriarcale parviendrait à se maintenir en empêchant les femmes et les hommes de dire la vérité sur ce qui leur arrive, et d’abord au sein même de la famille.
Ce silence se soutiendrait d’un féminisme victimaire qui refuserait d’admettre que les femmes participent elles aussi au maintien de la culture patriarcale. S’appuyant sur les travaux du thérapeute Terrence Real, l’autrice insiste tout au long de l’ouvrage sur la dimension psychologique du patriarcat, qui imprègne aussi bien la pensée des hommes que celle des femmes.
bell hooks consacre par exemple des pages, d’une sévérité qui peut étonner, à ce qu’elle appelle le « sadisme maternel ». La violence maternelle, voire la simple absence d’intervention de la mère lorsque les fils se font brutaliser par leur père, expliquerait selon elle la haine que ressentent les hommes à l’égard des femmes. Une anecdote du livre montre à quel point cette colère s’ancre dès les jeunes années du garçon. À un sociologue demandant à des garçons ce qu’ils feraient avec le pouvoir de Hulk, personnage de bande dessinée et de série télévisée, ces derniers lui ont répondu qu’ils « pulvériseraient leur maman » (p. 86).
Pour bell hooks, l’étude culturelle et sociologique de l’enfance et de l’adolescence des garçons se révèle une voie décisive pour trouver les clés du changement vers ce qu’elle appelle une masculinité féministe. Or le féminisme aurait jusqu’ici échoué à mener cette étude.
Les coordonnées du problème posé par le patriarcat sont données dans les termes de la formation d’une identité masculine clivée entre le désir d’aimer et la fabrication d’une fausse identité, d’un « faux soi », d’un masque (mot qu’elle rapproche, sans doute un peu trop rapidement, de « masculin ») servant à se prémunir envers l’intimité et le risque de la perte liée à l’isolement.
Cette peur de l’isolement empêcherait les hommes de développer leur conscience affective (p. 96). Il est intéressant de souligner que l’autrice entrevoit une échappatoire au patriarcat dans la vieillesse, plus exactement le moment où les hommes prennent leur retraite. La libération vis-à-vis du travail, permettant de dégager du temps libre pour soi, amènerait les hommes à « développer leur moi affectif » (p. 135).
De telles analyses rappellent fortement les recherches menées par Carol Gilligan sur la dimension psychologique du patriarcat [6]. Les analyses de bell hooks ont également été reprises dans certaines productions académiques d’hommes noirs [7]. Cependant, pour être tout à fait juste, il faudrait rappeler cette évidence : les masculinités sont diverses et non homogènes. Or on peut se demander si bell hooks n’amalgame pas des masculinités dont les histoires et les mécanismes de reproduction ne peuvent en aucun cas être confondus.
Une dépolitisation du sujet ?
À la faveur de la multiplication des traductions des ouvrages de bell hooks, le public francophone peut désormais prendre la mesure de la complexité de la pensée de l’autrice africaine-américaine. Je terminerai en montrant en quoi son positionnement, au sujet des masculinités en général et des hommes noirs en particulier, se trouve pris dans une tenaille intéressante à problématiser.
La volonté de changer semble d’abord entretenir une forme d’ambiguïté entre la revendication d’une analyse de classe et des analyses psychologisantes qui reflètent davantage son véritable contenu. En effet, malgré les rappels ponctuels de bell hooks concernant le caractère systémique et politique du patriarcat, elle concentre ses propos sur la psychologie des individus en faisant porter le poids du changement sur ces derniers, frôlant parfois, à l’exemple des mères célibataires, leur culpabilisation [8].
De manière significative, bell hooks se réfère au patriarcat comme à une « culture » qui impose aux hommes une « automutilation psychique » (p. 91). Elle propose de développer des sous-cultures qui permettraient aux garçons de renouer avec leur conscience affective (p. 77). Plus généralement, les références de ce livre font appel à des exemples culturels (le gangsta rap, Harry Potter, Will Hunting, etc.) et à des ouvrages de développement personnel. Ces références, si elles ne sont pas à rejeter en soi, donnent l’impression de dépolitiser le sujet.
De plus, en faisant de la rigidité des rôles de genre la cause de la souffrance des hommes et de la perpétuation du patriarcat, bell hooks semble endosser la rhétorique de la « crise de la masculinité » – quand bien même elle précise : patriarcale. L’autrice reste prise dans une perspective de genre binaire, par exemple lorsqu’elle écrit que « ce que nous devons appeler l’être masculin, l’être-homme, la masculinité, c’est la bonté essentielle au cœur d’une personne, d’un corps humain qui possède un pénis » (p. 145). Certaines phrases paraîtront aussi sentencieuses, glissant vers une forme de naturalisation (voire de pathologisation) d’un certain ordre social : « Toute femme veut l’amour d’un homme » (p. 17) et « la violence patriarcale est une maladie mentale » (p. 111).
Finalement, la formulation même du projet féministe en termes de lutte contre l’oppression exercée par les hommes sur les femmes rencontre dans les relations affectives qui les lient un redoutable dilemme. Car dans la mesure où elles sont objectivement opprimées et exploitées par la classe des hommes, les femmes peuvent subjectivement faire l’expérience de l’affection, de la complicité et de l’amour avec ces derniers, en tant qu’épouses, sœurs, filles ou camarades (de lutte).
Sans verser dans la rhétorique de la guerre des sexes, il s’avérerait pourtant bien délicat de se soustraire à une évaluation de l’efficacité politique accordée à l’amour dans les luttes féministes. Les féministes peuvent-elles se permettre la contradiction de la lutte contre l’« ennemi principal », tout en apportant un soutien moral, émotionnel et sexuel aux individus-hommes ? Au terme de la lecture de cet ouvrage, il semble que cette question est évacuée davantage qu’elle n’est problématisée.
Les hommes noirs par eux-mêmes
En prenant l’autre versant de la tenaille qui enserre le positionnement de bell hooks, et pour formuler immédiatement une objection à ce que je viens d’écrire, il faudrait rendre justice aux analyses produites par les hommes noirs eux-mêmes, sans en passer par une analyse des masculinités noires avec des lunettes qui seraient celles du féminisme matérialiste ou intersectionnel.
Dans Noirceur [9], paru chez Divergences tout comme La volonté de changer, le philosophe Norman Ajari formule des critiques importantes à l’encontre de bell hooks. Ajari défend l’idée qu’un certain courant du féminisme noir, incarné justement par bell hooks, aurait intériorisé la négrophobie enracinée dans l’inconscient collectif blanc. Cette négrophobie se traduirait par la représentation de l’homme noir comme un prédateur violent et un violeur, aussi appelée « phallicisme » par l’universitaire Tommy Curry.
La démonstration en est donnée par l’affaire du Central Park Five, portée en 2019 à l’écran par la série d’Ava DuVernay, When They See Us [10]. À l’époque, bell hooks avait contribué à culpabiliser les garçons noirs faussement accusés, en décrivant ce viol comme un suicide rituel. Or, selon Ajari, « la pensée féministe noire maquille en suicide l’assassinat institutionnel des hommes noirs », et « l’interprétation de bell hooks se contente d’ajouter une texture sociologisante ou historiciste à l’idée d’une prétendue bestialité des hommes noirs » (p. 112).
Il est ainsi criant que, dans La volonté de changer, bell hooks n’explique pas pourquoi les pères sont absents pour leur fils (p. 71). La réponse est à trouver dans ce que Norman Ajari appelle l’« éon de la noirceur », qui désigne la période actuelle de déshumanisation radicale des hommes noirs, et qui se traduit par leur assassinat et leur emprisonnement. Ajari appelle au développement des études sur les hommes noirs (Black Male Studies) et à une théorisation du vécu des hommes noirs par les hommes noirs eux-mêmes.
En conclusion, en tant que lecteur de La volonté de changer, je ne peux qu’être séduit par la mise en avant d’une éthique de l’amour qui reposerait sur le développement de la conscience affective. De même, le projet d’en finir avec l’isolement dans lequel la masculinité patriarcale confine les hommes est très séduisant. Les critiques formulées dans la dernière partie de ma lecture montrent cependant une forme de dépolitisation et une déshistoricisation de la question affective, cruciale pourtant, dans la lutte contre l’État patriarcal, impérialiste et suprémaciste blanc. Mais cette ambivalence même fait de la lecture de bell hooks un exercice de réflexion profitable.
bell hooks, La volonté de changer. Les hommes, la masculinité et l’amour, traduit de l’anglais par Alex Taillard, Paris, Divergences, 2021. 240 p., 16 €.