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Recension Histoire

Punir par la honte

À propos de : Isabelle d’Artagnan, Le Pilori au Moyen Âge dans l’espace français, XIIe-XVe siècle, Presses universitaires de Rennes


par Marc Boone , le 23 janvier


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Le pilori a longtemps été considéré comme une peine typiquement médiévale avec toutes les connotations négatives traditionnelles. À l’aune d’une lecture anthropologique, la condamnation au pilori apparaît comme un outil et surtout un rituel, permettant à la société urbaine de se reconstituer.

Dans ce livre, version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue à Sorbonne Université en 2015, Isabelle d’Artagnan corrige quelques idées reçues qui associent une condamnation au pilori avec une certaine idée d’un Moyen Âge sombre et barbare. Elle brosse ainsi le portrait complet d’un phénomène spécifique qui a des implications pour différents champs d’analyse de l’histoire : en premier lieu l’histoire urbaine et l’histoire des mentalités, mais aussi – de façon moins surprenante – l’histoire des institutions et de la justice.

Après lecture de ce bel opus il apparaît clairement que condamner quelqu’un au pilori dépasse le souci de punir celui ou celle qui a transgressé les normes de la société (urbaine en premier lieu). Il s’agit en effet d’une pratique qui, par le rituel même de l’exposition, pourvoit au besoin de rétablir la communauté scandalisée, voire violée par les actes punis. L’objet même du pilori (le poteau de justice, qu’il ne faut pas confondre avec d’autres instruments de contrainte ou de torture) est évidemment un outil pénal, mais également un symbole de pouvoir, et devient le lieu d’un rituel unique. Ceci implique que le phénomène demande, en plus d’une analyse historique et juridique, une lecture anthropologique. C’est ce que l’autrice réalise avec brio, s’appuyant essentiellement sur des sources juridiques (du Parlement de Paris et de justices locales et temporelles en premier lieu) en y ajoutant des témoignages tirés de sources disponibles et très variées : sources narratives, chartes, normes et délibérations urbaines, littérature épique et lyrique….

À la recherche du pilori : origines et développement

Dans une première partie, le propos va à la recherche de la pratique, en commençant par retracer « l’invention du pilori ». Une analyse lexicographique démontre que le mot même est d’origine picarde et les premiers témoignages de la pratique de l’exposition au pilori se situent en effet dans les parties septentrionales du royaume de France : en Flandre, Artois, Picardie et Normandie. Une large région caractérisée par un fort degré d’urbanisation. Or, qui dit ville dit marché : c’est précisément dans le besoin de protéger la paix sociale lors des marchés que le pilori fait son apparition dans les chartes communales. Il s’agit pour les élites urbaines d’agir contre ce qui pourrait déranger l’organisation souhaitée du marché : veiller sur la transparence des transactions, faire respecter les règles visant la fraude ou la tromperie sur la qualité des produits.

La peine du pilori donne donc corps à la solidarité des bonnes gens des communes, elle permet de délimiter la séparation entre elles, et ceux par qui le scandale arrive. Si la peine trouve son origine dans une institution seigneuriale marquant les droits du propriétaire et protecteur du marché, elle se manifeste en premier lieu dans les chartes communales et devient un outil entre les mains des jeunes autorités échevinales, c’est-à-dire les détenteurs à la fois du pouvoir politique, juridique et législative à l’intérieur de la ville. Une fois mise en place, l’institution se propage dans un espace plus large, dans un mouvement allant du nord au sud et de l’ouest à l’est.

La peine associée au pilori, soit l’exposition infamante (qui vise à punir en touchant l’honneur de la personne condamnée), reste l’usage premier de la construction. Il n’empêche que les différents supports pour réaliser cette exposition (échelle, carcan, poteau, pilori ou encore tour mécanisée) symbolisent aussi les différences entre les niveaux de justice, les rangs de juridictions.

Une punition hautement ritualisée

Après un tour d’horizon des origines et de la diffusion du modèle de la peine associée au pilori, le propos se consacre ensuite au terrain sensible et peu évident (en prenant en compte les discussions historiographiques) de la signification rituelle des scènes qui se déroulent autour du pilori. Cette partie – la plus originale et peut-être la plus attrayante du livre – est délibérément inscrite dans les discussions autour même de la notion de rituel (et de son application en histoire). L’autrice décrit non seulement la mise au pilori comme un rituel immuable, mais elle fait aussi le bilan de l’appropriation dans le temps et dans l’espace de ce rituel.

Il en ressort que la mise au pilori est loin d’être un outil de communication politique de haut en bas (des autorités vers le public), mais accorde le rôle principal au public qui non seulement est appelé à interpréter le rituel, mais aussi à investir la performance d’un sens spécifique. En agissant de la sorte, l’adhésion de tous à la loi et au pouvoir devient visible et à son tour source de sens. L’autrice illustre avec multiples exemples comment le public est impliqué dans le rituel, en criant des insultes, en jetant des objets sur le pilori et sur les condamnés, mutant le rituel en une restauration presque festive, bien qu’étroitement codifiée, de la paix urbaine. La communauté dont les normes ont été transgressées se refonde par les émotions exprimées autour du pilori. Dans ce jeu entre le condamné et son public, les autorités veillent souvent à garder une certaine distance physique, tout en maintenant le contrôle sur la situation.

Il est tout aussi important de noter que l’exposition infamante est très flexible et s’inscrit dans une modification dans le temps, ce qui permet aux justiciers d’adapter la peine aux différentes options concernant l’humiliation publique disponibles : la corde au cou, la course ou l’amende honorable, voire la fustigation ou la mutilation et en dernier lieu l’exécution. Le rituel marque l’espace urbain, car avant d’arriver au pilori et donc au marché, a lieu un déplacement souvent dans une charrette souillée, ou effectué par une marche humiliante vers le pilori. Des signes ou des textes sont attachés au condamné précisant le crime

Punir : pourquoi et à quel effet ?

Enfin, le livre traite également des différents usages de l’exposition infamante. Il y est question de tentatives de prévenir le crime en mettant en avant la punition par le pilori, mais surtout de la nécessité de venger l’honneur et d’amender l’injure infligée au pouvoir : soit celui de la communauté urbaine, soit celui du prince. Dans le contexte français, il ne s’agit d’ailleurs pas uniquement de l’honneur du roi, mais aussi de celui des princes du sang qui, comme les ducs Valois de Bourgogne au XVe siècle, appliquent dans leurs seigneuries les recettes royales. Le processus d’accaparement de la peine infamante pour blasphème et paroles injurieuses se développe et permet à la royauté, en s’appuyant sur la législation du roi saint Louis promulguée à son retour de croisade en 1254, de saisir la pratique et de l’élargir d’une application dans les crimes de fraude et de larcin à tous types de mensonges et de déloyauté. On s’approche donc fortement de ce que le sociologue Norbert Elias a décrit comme « processus de civilisation », en mettant l’accent sur l’intériorisation des valeurs bourgeoises.

La fin du livre confirme cette impression, puisqu’il pose ce que l’autrice décrit comme des « jalons » pour une sociographie des condamnés à l’exposition infamante. Elle conclut que les peines en question s’appliquent surtout aux « criminels au profil désespérément ordinaire », pour reprendre une expression de Claude Gauvard. En majorité ce sont des roturiers dans la force de l’âge, mariés, sédentaires, gagnant leur pain en travaillant, et dotés d’un réseau de solidarité. Sont remarquablement absents les marginaux, déjà exclus de la société, tout autant que les privilégiés (surtout les nobles, clercs et roturiers exerçant une charge publique), protégés quant à eux par les mécanismes juridiques en place. Les peines infamantes et l’exposition au pilori s’appliquent donc de préférence à ceux que ce rituel performatif permet de réintégrer dans la société urbaine.
Finalement, et ce n’est pas une des moindres qualités du livre, l’exposition au pilori dépasse par son caractère ritualisé l’exclusion (temporaire ou non) d’un individu, en ce qu’elle permet le rétablissement d’une communauté à travers l’action ritualisée d’une justice spécifique. On est loin d’une application terrifiante de la justice, bien au contraire : le rassemblement d’un public dont le rôle est primordial se veut festif et plaisant. Il faut donc, pour reprendre l’expression de l’autrice, avec un clin d’œil au Sisyphe d’Albert Camus, « imaginer le public des rituels infamants heureux ».

Le livre d’Isabelle d’Artagnan s’avère remarquable tant par l’ampleur du questionnaire, et par la longue période étudiée (du XIIe au XVe siècle), que par l’utilisation d’une vaste littérature internationale et par l’érudition dont il fait montre. Un nombre impressionnant de notes permet enfin à l’autrice de régulièrement confronter ses interprétations aux sources directes [1].

Isabelle d’Artagnan, Le Pilori au Moyen Âge dans l’espace français, XIIe-XVe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024, 339 p., 25€

par Marc Boone, le 23 janvier

Pour citer cet article :

Marc Boone, « Punir par la honte », La Vie des idées , 23 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./d-Artagnan-Le-Pilori-au-Moyen-Age

Nota bene :

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Notes

[1Ce n’est que très rarement qu’on peut se demander si une erreur de mise en page n’a pas échappé à son attention : ainsi à la page 71, la note 28 se réfère à l’édition (par A. Verhulst et Th. de Hemptinne) des actes des comtes de Flandre au XIIe siècle, pour expliquer qu’en 1380 à Saint-Sever les pipeurs de dés risquent l’exposition au pilori  ?

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