Le rôle central joué par certains économistes occidentaux dans les réformes russes des années 1990, sans doute parce que leurs recommandations ont largement contribué au naufrage économique qui s’en est suivi, est tristement célèbre. Les politiques d’inspiration néolibérale menées avec le soutien d’institutions comme le FMI ou la Banque Mondiale y ont conduit à un effondrement économique historique : hyperinflation, dilapidation des actifs publics au bénéfice de quelques-uns, chute record du PIB et du niveau de vie ou encore hausse de la mortalité. À l’opposé du crépuscule de l’économie russe, la Chine connaît au même moment un essor économique inédit, quelques années seulement après avoir elle aussi lancé des réformes d’ampleur. Au point peut-être d’y masquer l’existence d’un débat tout aussi abondant qu’en Russie sur la façon de les mener, et qui a été proche de donner naissance aux mêmes politiques.
C’est ce qu’Isabella Weber s’attache à présenter dans How China Escaped Shock Therapy en montrant que, comme chez son voisin dix ans plus tard, des voix s’élèvent en Chine en faveur de réformes rapides dans les années 1980. L’autrice définit cette approche, qualifiée a posteriori de « thérapie de choc », comme la mise en place de quatre politiques : la privatisation de l’économie, la libéralisation du commerce extérieur, la stabilisation de l’économie par des politiques monétaires et budgétaires restrictives et enfin la libéralisation complète de tous les prix – qui est le véritable "choc" de cette « thérapie » et sa clé de voûte. Comme le souligne Isabella Weber, les avocats de la thérapie de choc postulent qu’il faut entièrement déconstruire l’économie planifiée pour qu’émerge une économie de marché : toute stratégie où coexisteraient des institutions des deux systèmes serait vouée à l’échec. À l’inverse, une autre partie des économistes et des dirigeants chinois promeut une approche graduelle où un certain pragmatisme définit le rythme et les objectifs. Au sein de ce paradigme, l’État n’est pas voué à s’effacer et accompagne au contraire le processus de marchandisation de l’économie. Il ne s’agit donc pas de faire table rase de la planification, mais de transformer pas à pas le système économique, en admettant une coexistence temporaire du plan et du marché.
La question du mode de libéralisation des prix, qui cristallise les débats entre les différentes approches des réformes, est le fil rouge de cet ouvrage. Celui-ci se distingue par la richesse de ses sources, parmi lesquelles des entretiens individuels menés par l’autrice. Isabella Weber retrace ainsi avec détail la confrontation entre les différentes conceptions des réformes dans la Chine des années 1980, et met en avant les fondements intellectuels de celles-ci.
Son travail montre que le débat autour des réformes, notamment à propos du mode de libéralisation des prix, reflète également des enjeux plus larges. Il est le miroir de la diffusion des idées occidentales dans les milieux intellectuels et politiques chinois, mais aussi de l’existence de visions alternatives des rapports entre État et marché. L’ouvrage ne met pas pour autant en scène une opposition binaire entre les deux blocs homogènes – tant du point de vue des idées que des pratiques – que seraient les économies de marché occidentales et l’étatisme chinois. Isabella Weber se propose plutôt d’étudier comment se rencontrent dans la Chine post-maoïste plusieurs conceptions des relations entre l’État et le marché. Elle montre alors que c’est la façon de construire les politiques économiques qui distingue véritablement les deux approches.
L’État, les prix et le marché
L’autrice cherche à montrer que la transition ne consiste pas en la simple importation d’une conception occidentale où État et marché pourraient apparaître antagonistes. Cette dernière se confronte au contraire à un paradigme où l’État est un protagoniste important du marché, et où « la main invisible est introduite sous la direction de la main visible » [1]. D’après Isabella Weber, il ne s’agit pas seulement d’un héritage récent de la planification maoïste. Elle montre ainsi que l’on retrouve déjà cette vision dans les deux textes classiques que sont le Guanzi (VIIe siècle av. J.-C.) et la Dispute sur le sel et le fer (81 av. J.-C.), dont l’influence en matière de politique économique fût durable au sein de l’Empire (chapitre 1). Il y est notamment recommandé au souverain d’agir directement sur l’offre et la demande pour limiter les fluctuations de prix – et d’en tirer au passage des bénéfices.
Cette analyse ne se veut pas essentialiste. Un détour par les États-Unis au moment de la Seconde Guerre mondiale (chapitre 2) permet de montrer que les politiques de contrôle des prix ne sont pas l’apanage des économies planifiées socialistes. Isabella Weber montre comment gestion administrée des prix en temps de guerre suscite un débat théorique entre économistes mais se révèle avant tout être une politique « pragmatique » mise en place par tâtonnement par l’Office of Price Administration. Si les États-Unis de Roosevelt ne sont pas la Chine de Mao, l’ouvrage démontre que la question du contrôle des prix s’y pose dans des termes parfois relativement proches.
De même, Isabella Weber met en parallèle les enjeux de la levée de ces contrôles au sortir du conflit mondial avec ceux identifiés par les économistes chinois dans les années 1980. Rapide en Allemagne de l’Ouest et surtout aux États-Unis, plus graduelle au Royaume-Uni, les expériences de libéralisation des prix dans les pays occidentaux après-guerre mettent déjà en lumière l’existence de différentes stratégies en la matière. Celles-ci ne manquent pas d’être mobilisées dans le débat chinois au moment des réformes, comme le montre la seconde partie du livre.
La tentation de la thérapie de choc
Le travail d’Isabella Weber atteste donc que le débat sur la libéralisation des prix ne se réduit pas en une opposition des économistes chinois avec leurs homologues occidentaux. Elle indique à ce titre que la conception du rôle actif de l’État véhiculée dans le Guanzi et la Dispute sur le sel et le fer a – comme l’indique le titre du second texte – sans cesse été débattue au sein de l’Empire. De même, alors que les gouvernements occidentaux ont régulièrement recours à des politiques de contrôle des prix dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, F. Hayek, L. von Mises ou M. Friedman s’y opposent fermement. L’autrice souligne que c’est justement l’idée que le moindre contrôle des prix (ra)mène nécessairement à la planification – et in fine à la « servitude » – qui justifie la « thérapie de choc ». Le discours néolibéral, consacré dans les pays occidentaux au moment même où Deng Xiaoping lance les réformes, se révèle donc particulièrement audible pour les économistes chinois dans les années 1980.
Pour introduire le débat sur les réformes, l’autrice retrace comment la réhabilitation de la discipline économique à la fin des années 1970, après être tombée en disgrâce lors de la Révolution culturelle (1966-1976), ouvre la voie à la légitimation du marché (chapitre 5). L’incompatibilité de la notion avec le socialisme est remise en cause, y compris par les dirigeants politiques, et une voie s’ouvre vers la marchandisation de l’économie. Le retour au premier plan de la discipline économique au moment des réformes s’accompagne d’échanges croissants avec les sphères académiques occidentales. L’ouvrage montre comment les visites en Chine d’économistes étrangers, notamment d’émigrés est-européens, popularisent auprès de certains de leurs homologues chinois l’idée de la thérapie de choc.
Isabella Weber voit la thérapie de choc comme une conceptualisation totalisante des réformes, en ce qu’elle est en premier lieu la définition d’un idéal-type. Devraient donc être menées les politiques qui constituent le chemin le plus court vers cet idéal. De ce fait intellectuellement attirante, l’analyse de la thérapie de choc est pendant les années 1980 en constante confrontation avec une approche plus empirique, qualifiée à l’inverse de « pragmatique » dans l’ouvrage.
« Gradualisme expérimental » vs. « gradualisme planifié »
Si l’on pourrait croire que l’engouement pour la thérapie de choc est une affaire de génération, le travail d’Isabella Weber montre encore une fois que les choses sont plus complexes. L’autrice souligne bien que l’approche graduelle trouve ses soutiens à la fois chez des révolutionnaires de la première heure et auprès de jeunes intellectuels. Ils ont en commun une expérience très concrète de la politique économique, qui fonde leur approche que l’autrice qualifie de « gradualisme expérimental » [2].
L’expérience des débuts du nouveau régime dans les années 1950 est aux yeux d’Isabella Weber fondamentale pour comprendre l’approche de certains cadres du Parti trois décennies plus tard (chapitre 3). Tout d’abord parce que conscients du rôle joué par l’hyperinflation (1945-1949) dans l’impopularité des nationalistes du Guomindang, ils souhaitent éviter la hausse des prix à laquelle la thérapie de choc risque de mener – pour preuve l’hyperinflation subie par la plupart des pays de l’ex-URSS dans les années 1990. Ensuite parce que c’est une approche pragmatique de la politique économique qui leur a permis dans les années 1950 de « recréer » une économie alors au bord de la désintégration et de reconstruire un système monétaire fonctionnel. La politique des prix apparaît centrale sous le maoïsme (chapitre 5), et s’inscrit dans un mode de relations entre État et marché qui selon l’autrice fait fortement écho à celui dessiné dans le Guanzi.
Par ailleurs, les années 1970 voient poindre la première génération d’intellectuels nés sous la République Populaire. Marqués par leur séjour dans les campagnes pendant la Révolution culturelle, ils participent aux débuts de la décollectivisation agricole à la fin des années 1970. Isabella Weber insiste sur le rôle de cette « expérience de terrain » dans leur approche des réformes (chapitre 6). Ils défendent ainsi une libéralisation graduelle qu’ils expérimentent localement au début des années 1980 dans certaines régions rurales.
Nourrie de ces expériences, l’approche graduelle des réformes revenait à « mettre l’accent sur le faisable plutôt que sur l’idéal » [3]. Isabella Weber estime ainsi que ce n’est pas le rythme souhaité pour les réformes qui distingue les deux modèles concurrents, mais « la logique sur laquelle étaient basées leurs politiques » [4]. L’approche du « gradualisme expérimental » consistait à « tracer le chemin en marchant » [5] là où la thérapie de choc « définit un ensemble complet d’étapes, issu d’un raisonnement déductif, afin d’atteindre un état idéal » [6]. Cette rigidité, liée à l’incontestabilité du point d’arrivée, en fait un « gradualisme planifié » [7].
C’est dans cette mesure qu’Isabella Weber voit dans ce moment la confrontation de deux paradigmes bien distincts, faisant en cela écho aux débats ayant animé les érudits de la dynastie Han (206 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.) et les économistes occidentaux après la Seconde Guerre mondiale. La richesse des matériaux mobilisés permet à l’autrice de montrer à quel point ce débat sur les réformes fut intense (chapitre 7 et 8) et que, dans ce cas comme dans les autres, l’approche « pragmatique » n’avait rien d’acquis. C’est ainsi de justesse que la Chine a « échappé à la thérapie de choc ».
L’approche graduelle des réformes, en opposition à celle de la thérapie de choc, est selon Isabella Weber le facteur qui présida aux trajectoires différentes si ce n’est opposées qu’ont connues la Russie et la Chine. Alors que l’économie russe apparaît hors de tout contrôle dans les années 1990, How China Escaped Shock Therapy décrit comment la « main visible » de l’État a accompagné la transition en Chine, et lui a peut-être évité de connaître le même sort.
Mais si effondrement chinois il n’y a pas eu, cela ne signifie pas que les réformes n’y ont pas été ressenties comme brutales par une large partie de la population – les millions d’employés licenciés dans les entreprises publiques par exemple. Force est de constater aussi qu’elles ont en Chine comme en Russie exacerbé des phénomènes délétères préexistants – profondes inégalités sociales et territoriales, corruption à de nombreuses échelles de l’État, modèle de croissance peu équilibré (faible consommation des ménages en Chine par exemple) – et plus généralement qu’elles sont loin d’avoir fait converger les deux pays avec les économies occidentales comme certains s’y attendaient.
Le travail d’Isabella Weber illustre donc bien que l’abandon de la planification n’a pas signifié la (ré-)émergence spontanée d’un marché libre et autonome, qui constitue dans le paradigme de la thérapie de choc la forme « naturelle » des organisations économiques – par opposition à la planification. Les cas chinois et russe ont ceci en commun qu’ils illustrent qu’il n’en est rien.
Isabella M. Weber, How China escaped shock therapy : The market reform debate. Routledge, 2021, 385 p.