Un livre collectif consacré au cinéma sous les régimes autoritaires montre que les masses populaires résistent spontanément à l’image que ces régimes voudraient leur imposer, en sorte que l’histoire de ce cinéma, pourvu qu’on sache la déchiffrer, donne une image assez précise des limites et fluctuations des dictatures au XXe siècle.
Recensé : Raphaël Muller et Thomas Wieder (dir.), Cinéma et régimes autoritaires au XXe siècle. Écrans sous influence, Paris, PUF, 2008, 215 p., 22 €.
Le propre des dictatures est de prétendre régenter non seulement les corps, mais aussi les âmes. Le cinéma, art populaire par excellence, ne saurait échapper à la rage prédatrice des dictatures de masse, qui entendent dire aux cinéastes ce qu’ils doivent dire, ne pas dire et transfuser aux peuples. Un tyran est un homme qui veut penser à la place des autres : la chose étant en toute rigueur impossible, il y a donc violence. De là, d’abord, la misère générale de la production. Mieux vaut fuir plutôt que de rester et de louvoyer avec la bêtise triomphante. La dictature, c’est d’abord l’hémorragie des artistes : Fritz Lang, Billy Wilder, Pabst, Sirck, Buñuel, etc. Mais, parce que le tyran a la naïveté de croire qu’un film peut se réduire à un discours, et tout discours à de la propagande, une marge de manœuvre reste ouverte. Le silence forcé ne représente pas nécessairement, pour l’art, une menace mortelle. Pour le cinéma, né muet, cela peut même être une aubaine. C’est ce qui fait l’intérêt des études ici rassemblées, qui nous parlent d’un cinéma quasi inconnu – et mal jugé.
Leur objectif est de « remettre en cause l’idée volontiers admise selon laquelle un État, a fortiori totalitaire, peut, sur une simple décision politique, assurer la réussite d’une production cinématographique et son appropriation par un large public » (p. 34). Il est tentant, en effet, de penser que les dictatures ont jeté leur dévolu sur le cinéma, art de masse par excellence, pour en faire un instrument de propagande privilégié ; et que le résultat en est nécessairement affligeant, d’autant plus qu’il a pu se montrer efficace. Les études ici rassemblées nuancent sensiblement ce topos. Il en ressort que les peuples ont opposé, spontanément, une véritable résistance à la propagande d’État et que celui-ci a bien dû en prendre acte : « Loin d’être un objet purement passif, le public est au contraire une force puissante à laquelle se heurtent les ambitions idéologiques des autorités » (p. 34). Tandis que les masses défilaient sur les places et les écrans, le public, dans la salle obscure, gardait son quant-à-soi.
Le tableau est donc plus riche et plus complexe qu’il n’y paraît. Comme l’observent les auteurs, émerge en fin de compte une production de qualité, même si elle n’est pas là où on l’attend : certes pas dans les superproductions pompeuses à la gloire de la nation ou de son chef, non plus que dans les films « d’avant-garde », produits d’exportation destinés à flatter l’Occident de l’illusion d’un dégel en cours (alors que ces films envoyés dans les festivals internationaux restent souvent interdits sur le terrain) ; mais plutôt dans le cinéma dit de « divertissement », qui sut esquiver l’affrontement direct et se rendre vraiment populaire. En effet, le public n’est jamais obligé d’aller dans les salles et le cinéma est aussi une industrie. La propagande pure et dure, la théorie ou l’idéologie ne passent pas l’écran ; et le cinéma « à thèse », quelle que soit cette thèse, rencontre rarement le succès. L’autorité est contrainte de reconnaître les droits de l’art, qui finissent par biaiser le discours, voire en dénoncer l’imposture, rien qu’en lui obéissant, c’est-à-dire en exhibant sa réalité burlesque ou ubuesque.
Leni Riefenstahl met en images les mises en scène du pouvoir nazi avec une indéniable empathie. Mais ce n’est qu’une coïncidence : son sujet, à elle, c’est la sauvagerie. Elle filme Hitler comme plus tard les Noubas ou les requins. Elle n’a rien à dire : il lui suffit de montrer. Silence que l’on jugera différemment selon qu’on se place sur le plan moral ou esthétique.
Ces études permettent donc de s’interroger sur la nature de la dictature et les relations complexes qu’elle entretient avec le peuple qu’elle cherche à la fois à séduire et à transfigurer, qu’elle fantasme (puisqu’elle prétend toujours agir au nom du peuple) et cherche à influencer avec des moyens souvent dérisoires (populisme, infantilisation, etc.). Elles apportent, en même temps, de quoi méditer sur la nature du cinéma.
Censure et cinéma
La censure n’est pas un accident qui arriverait au cinéma et l’empêcherait de s’épanouir librement. La censure agit en réalité comme le révélateur des potentialités artistiques du cinéma. On ne confondra pas censure et dictature, le champ de la censure étant beaucoup plus large. Dans les pays libéraux, si elle a son moteur dans les mœurs, son ressort principal est le commerce. On sait par exemple que le code Hays fut édicté non pour censurer, mais au contraire pour réduire les effets de la censure dans les États américains. Autocensure, qui force les cinéastes à inventer contournements, métaphores, etc. : tout un langage et un style. Voyez les très rares films que leur réalisateur put réaliser et mener à terme en toute liberté, par exemple Citizen Kane, Tabu, ou City Lights. Ils ne parlent que de censure, de manipulation, de travestissement de la vérité par le discours qui s’y superpose. Apprendre à voir ce qui est sous les mots : combat sans fin. Le cinéma a donc une histoire.
Qu’y a-t-il maintenant de propre à la censure des dictatures ? Ce n’est plus le commerce qui commande ici, puisque le pouvoir est prêt à investir généreusement pour des spectacles édifiants auxquels un producteur de sens rassis ne prêterait pas le moindre crédit. Il faut bien saluer dans cette mesure l’engagement financier et l’audace des régimes autoritaires, qui n’hésitèrent pas à aller contre le goût du public. De fait, maintes productions s’effondreront avec le régime (notamment dans les pays de l’Est après la chute du mur de Berlin), victimes de la concurrence américaine ou télévisuelle. Cependant la censure totalitaire ne sévit pas seulement en amont de la production, mais aussi en aval : vivant dans la peur des masses et le changement constant d’idéologie, elle préfère carrément interdire les films plutôt que de courir le risque de la subversion. La production cinématographique est économiquement plus facile sous les régimes qui la nationalisent ou la surplombent ; la menace n’est plus dans l’échec commercial, mais dans le jugement arbitraire et paranoïaque des censeurs.
Échec de la propagande directe
Or, ce que montre surtout l’ensemble de ces études, c’est l’échec piteux des produits de propagande directe, dans un univers pourtant grandement déterminé par les médias de diffusion et de reproduction. Exemple de l’effet contre-productif du cinéma : le film Le Juif éternel (1940), censé démontrer l’abjection des Juifs en les montrant à l’état naturel, c’est-à-dire dans les ghettos polonais. Alors que les discours et la propagande en débordent de toutes parts, l’antisémitisme peine à franchir l’écran. Comme l’écrit Christian Delage :
« L’insistance sur la déchéance des Juifs dans les ghettos polonais est allée au-delà des intentions du réalisateur : les spectateurs ont éprouvé de la gêne devant les images de la détresse d’hommes, de femmes et d’enfants en proie à la misère et à la détresse. […] Cette mauvaise réception de la représentation de l’antisémitisme nazi nous permet de mesurer l’un des apports singuliers du cinéma : par essence réaliste, le récit filmique ne peut porter atteinte à la dignité humaine sans se nier lui-même. Si le nazisme a pu exterminer des millions de Juifs, pour autant il n’a pas réussi à légitimer cette politique systématique par l’image : celle-ci a même pu produire des effets inverses de ceux recherchés. » (p. 106)
Même fiasco de la rhétorique fasciste en Italie (le public boude Scipion l’Africain, tourné à la gloire de l’impérialisme du Duce) ou communiste dans les pays de l’Est (Ivan le Terrible devient une charge antistalinienne et ce sont les comédies « petites-bourgeoises » qui obtiennent les faveurs du public). Les régimes autoritaires se replient alors sur les documentaires et actualités, plus faciles à orienter idéologiquement.
Comme l’écrit Pierre Sorlin dans sa préface, ces bandes produites par le pouvoir n’ont sans doute pas su convaincre les masses auxquelles elles s’adressaient : « Ce qu’elles ont à nous apprendre réside ailleurs. D’un côté, elles nous aident à comprendre comment les systèmes totalitaires envisageaient les populations ». Ce cinéma avide de manipuler les masses tente de faire de la masse le héros de l’écran, en vue de produire un effet mimétique. Mais cela ne marche pas : le public préfère s’identifier à des personnages individuels, comme le montre par exemple un film tel que Alexandre Nevsky, dont le succès est dû à la présence d’acteurs populaires. Le Cuirassé Potemkine, dépourvu de héros, fut un four auprès des classes laborieuses qui lui préférèrent… Robin des bois avec Douglas Fairbanks ! « D’un autre côté, poursuit Pierre Sorlin, les films nous aident à percevoir le rêve des systèmes totalitaires, non ce qu’ils faisaient, mais ce qu’ils croyaient entreprendre. » L’énergie forcenée des nazis ou de Franco (qui écrit lui-même le scénario de Races) à s’emparer de la machine à mythes qu’est le cinéma (voir la fascination de tous ces dictateurs pour Hollywood, où ils envoient leurs cinéastes faire des stages), ces rêves éclatent comme la mappemonde du dictateur de Chaplin, face à l’indifférence des masses qu’ils prétendaient exalter.
Le triomphe de la volupté
À défaut d’édifier, reste à divertir. Conscientes de ces impasses, les dictatures se replient sur le film dit de « divertissement », qui tend à maintenir les peuples dans une lénifiante hébétude, oublieuse de tous les problèmes de la vie quotidienne. Dans les pays communistes, il est interdit de représenter le moindre conflit, puisque la société idéale est réalisée. Optimisme obligatoire. Mais il faut bien raconter quelque chose, et c’est l’occasion pour les cinéastes de développer parfois un humour impalpable, apte à passer à travers les mailles de la censure. Sans doute, la plupart du temps, ce sont d’insipides bluettes, mais elles en disent long à force de ne rien dire. Redevenant, dans un autre sens, muet, le cinéma se réinvente. Dans un univers paranoïaque où le moindre propos, pris de travers, peut vous valoir la disgrâce ou la mort, l’aphasie (au sens sceptique du terme) est la seule planche de salut. Précisément parce qu’il prétend détenir le monopole du sens, le tyran libère le champ du « langage des fleurs et des choses muettes ». Le peuple y est comme rendu à un état d’innocence. On a appris à réévaluer nombre de ces comédies, comme celles de Barnet en URSS, de Berlanga (Le Bourreau)
et Bardem dans l’Espagne franquiste, ou encore les comédies loufoques de la Grèce des colonels, où les héros « sont souvent pris d’étranges folies, sujettes à un rire expiatoire » (p. 220), voire la surprenante production érotique qui fleurit en Grèce également, avec le mythique Kostas Gouzgounis. Il faudrait encore mentionner les grands films d’animation tchèques (Trnka, Zeman), ou encore le recours aux sujets historiques, prenant souvent le théâtre comme décor, des Enfants du paradis au Mizoguchi de la période de guerre.
En réalité, le film de divertissement est bien plus corrosif que le film à thèse, qui ne peut prêcher que les convertis et ne se mêle qu’artificiellement de la forme. Dans son Anthologie de l’humour noir, qui fut d’ailleurs censurée par le régime de Vichy, André Breton reprenait ou attribuait à Freud la caractérisation de l’humour comme « un mode de pensée tendant à l’épargne de la dépense nécessitée par la douleur ». « Le moi, ajoutait-il, se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasion de plaisir ». Le dogmatisme sentencieux et le rejet de l’humour dans le champ du divertissement sont constitutifs de la dictature, qui ne sait pas toujours y reconnaître une arme autrement plus puissante que le pamphlet, surtout s’il évite l’ornière du sarcasme, dont s’abusent les critiques. Disposant, de par son insipidité même, à la quête allégorique, au soupçon de non-dit et d’ellipse, et déjouant par nécessité toute forme d’académisme, le film de divertissement invente et institue un code subtil et tenace avec la complicité du public, quand le film à thèse ne fait que plastronner un discours tout fait, s’exposant au ridicule ou à l’ennui. Dans le Portugal de Salazar, l’acteur Antonio Silva incarne dans tous ses films le même personnage : un petit commerçant de Lisbonne, petit-bourgeois sympathique et imaginatif, prêt à tout pour s’élever socialement (p. 87). Le petit-bourgeois triomphe aussi sur les écrans soviétiques – quand le régime s’acharnait contre lui dans la réalité.
En condamnant le « formalisme » ou l’art pour l’art, les totalitarismes compromettaient le succès de leur propagande, et les plus avisés en prirent conscience. D’où leur vaine fascination pour Hollywood, pour les grands cinéastes qu’ils courtisèrent en vain (on sait comment Fritz Lang déclina l’offre de Goebbels). Et en même temps, leur rigorisme doctrinaire rendait suspicieux à leurs yeux toute forme d’hédonisme, qu’ils ne toléraient qu’à condition de le croire totalement insignifiant.
Exception faite de la révolution culturelle qui fit table rase de tout, la Chine a tenté de concilier l’art et la propagande. Je pense au célèbre Détachement féminin rouge, grand succès du cinéma chinois maoïste, dont on a pu découvrir tout récemment la non moins fameuse adaptation dansée à l’Opéra de Paris. C’est un bouquet de virtuosité et de subtilité formelle, mis au service d’un discours de propagande naïf et d’une esthétique kitsch, et dont la perception peut se retourner contre ses intentions affichées : on y voit en effet l’héroïne perdre peu à peu toute sa plasticité initiale en se soumettant à la discipline martiale de l’Armée rouge censée protéger son intégrité contre les vilains exploiteurs d’ancien régime. Il est donc permis de s’interroger sur les raisons d’un tel succès populaire, qui d’ailleurs survit à l’idéologie qui fournit l’argument. Là encore, le cinéma, tant par sa dimension réaliste que ludique, se révèle une arme à double tranchant, qui échappe à ceux qui s’imaginent en maîtriser l’usage – parce que jamais le public ne se pliera aux diktats des producteurs, totalitaires ou non.
Ariel Suhamy, « Violence et silence. Le cinéma sous dictature »,
La Vie des idées
, 15 janvier 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Violence-et-silence
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