« Le clivage gauche-droite existe-t-il encore ? », « A-t-il toujours du sens ? », « Est-il encore pertinent ? », « Est-il dépassé ? », « Est-il mort ? » Ces formules accrocheuses ont ponctué les chroniques, tribunes et débats en plateau de nombreux commentateurs et experts de la vie politique depuis mai 2017 pour tenter de comprendre un paysage partisan français en profonde mutation, où les citoyens sont sujets aux infidélités électorales, et où les acteurs politiques tendent à abandonner leurs étiquettes pour tenter de se construire une identité en dehors de l’opposition gauche-droite. Face à tant d’incertitudes, l’ouvrage de Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche émérite en science politique (CEVIPOF, CNRS), invite à reconsidérer avec recul le phénomène. Grâce à une analyse sous forme de fresque historique qui se concentre les valeurs économiques, sociales et culturelles que les Français attachent aux deux camps politiques, la chercheuse souligne à l’inverse la permanence de grandes tendances au fil des dernières décennies. S’il y a bien un problème d’incarnation dans des partis attrayants et rassembleurs, « la gauche » et « la droite » renvoient toujours à des idéaux cohérents et opposés dans l’esprit des citoyens.
Le déclin revu par l’histoire
La crise du référent gauche-droite est omniprésente ces dernières années, donnant l’impression d’avoir atteint son paroxysme en 2017. Les deux partis héritiers de la gauche et la droite gouvernementale n’ont pas réussi à passer le premier tour de l’élection présidentielle. Au contraire, se sont qualifiés un candidat se réclamant du progressisme et du pragmatisme « de gauche et de droite », et une candidate se revendiquant héritière du « ni de gauche ni de droite, français ! », propre à l’extrême droite antisystème [1]. De plus, dans un climat où les électeurs sont de plus en plus nombreux à se détourner des urnes, les trois quarts des Français en âge de voter affirment ne pas avoir confiance ni dans la gauche ni dans la droite pour gouverner, et soutiennent que les notions de gauche et de droite n’ont plus de sens.
Pourtant, Janine Mossuz-Lavau nous invite à relativiser ces symptômes. D’abord, à l’aide d’une mise en perspective historique, elle rappelle que la pertinence de l’opposition gauche-droite a déjà été remise en cause. Elle cite ainsi, de demi-siècle en demi-siècle, les interrogations des experts nourries par les changements de régimes successifs au milieu du XIXe siècle, pendant la reconstruction de l’entre-deux-guerres, dans le sillage du RPF gaulliste au tournant des années 1950 et depuis la fin des années 1980 au prisme de nouveaux enjeux qui bousculent les lignes de conflit habituelles [2]. Selon elle, l’avènement du « mythe macronien » et la stratégie électorale qui l’a porté au pouvoir [3] relancent ces mêmes interrogations chez les commentateurs. La mise en perspective historique du côté des citoyens, permet aussi de voir que les signes ne sont pas non plus inédits de ce côté-là. Rendant hommage aux travaux pionniers menés par et avec ses collègues, Mossuz-Lavau raconte comment dès les premières grandes enquêtes dans les années 1980 il apparaissait déjà compliqué pour les répondants de rendre compte des identités et programmes des partis à l’aide des notions de gauche et de droite [4], une observation qu’elle lie à la méfiance à l’égard des responsables et partis politiques, elle aussi déjà présente.
Néanmoins, à l’aide de l’historique des enquêtes par sondage, l’auteure rappelle que l’obsolescence diagnostiquée du clivage gauche-droite, concerne bien plus la vie partisane que les valeurs des Français. En effet, en parallèle des jugements sur l’état des partis et de la compétition électorale, les mêmes enquêtes relèvent une grande stabilité dans la capacité d’un individu à s’autodéfinir de gauche ou droite (en se positionnant sur une échelle numérique qui représente un continuum de positions) ainsi que des corrélations très nettes entre l’auto-apparentement idéologique et les opinions en matière de politique économique, de mœurs ou de rapport à autrui. C’est là le paradoxe du clivage gauche-droite : s’il est en mal d’incarnation partisane, il se tient néanmoins au cœur des représentations mentales et des systèmes de valeurs, et pas moins aujourd’hui qu’hier.
Pour donner corps à la permanence des idéaux de gauche et de droite, Janine Mossuz-Lavau s’emploie ensuite à plonger le lecteur dans ses archives d’entretiens [5] menés au fil de sa carrière, soit six terrains entre 1969 et 2019 à dix années d’intervalle entre chaque. A travers des séries successives d’entretiens fouillés, la chercheuse ausculte plusieurs décennies de la vie politique française pour interroger les valeurs que les Français interrogés attachent ouvertement à la gauche et à la droite. La mise en perspective temporelle permet de passer outre les effets de contexte (dus aux recompositions du système partisan, aux alternances au gouvernement, ou aux enjeux saillants du moment), pour mettre en évidence la présence de grandes tendances.
À gauche, la boussole égalitaire
Partant de ces entretiens, Janine Mossuz-Lavau nous présente, en miroir, de quoi la gauche puis la droite sont le nom. Le thème de l’égalité pour la gauche apparait immanquablement chez les enquêtés, quelle que soit la décennie, même si le vocabulaire ou les connotations varient. Cette aspiration constitue le fil rouge, jugeant que le collectif doit aider à gommer les disparités individuelles [6]. Ainsi, alors que les Trente Glorieuses arrivent à leur terme, c’est l’aspiration à l’égalité des conditions de vie qui résume le mieux les attentes. Le vocabulaire marxiste et anticapitaliste est prégnant, pointant les antagonismes de classe. La chercheuse note ensuite des inflexions qui s’installent progressivement. À la suite du premier septennat de François Mitterrand, les désillusions se font sentir quant aux marges de manœuvre au pouvoir et « l’égalité des conditions » se mue petit à petit en combat « contre les inégalités » et en recherche de « l’égalité des chances ». Au tournant des années 2000 et jusqu’à aujourd’hui, c’est plutôt l’expression « justice sociale » qui est mise en avant, dénonçant dans le même temps les dérives de l’argent roi et de l’appât du gain. « L’anticapitalisme » se transforme aussi en « antilibéralisme ». À défaut de pouvoir changer profondément la société, la gauche doit devenir le premier soutien de l’État Providence et des services publics. Ces évolutions qui vont au-delà de la sémantique sont illustratives selon l’auteure d’une tendance à la résignation chez une partie des individus de gauche qui ont reformulé leurs attentes pour faire coïncider leur valeur cardinale avec leur expérience des limites du pouvoir.
À droite, l’impératif hiérarchique
Par opposition à la gauche, le caractère naturel des inégalités et la nécessité de hiérarchie et d’autorité dans la société sont inévitablement mentionnés au fondement de l’idéal de la droite [7]. Reflétant une anthropologie plus pessimiste de l’être humain, les enquêtés associent à la droite un besoin de règles pour encadrer les comportements en société et de structures pyramidales pour susciter le travail et l’envie d’une mobilité sociale ascendante. Cette vision sous-tend ainsi autant le soutien au gaullisme à la fin des années 1960 que la critique des politiques publiques « d’assistanat » mises en place par la gauche au pouvoir, ou encore la crainte d’un laxisme croissant avec le renouvellement générationnel. Mossuz-Lavau relève ainsi dans ses entretiens dès les années 1980 le thème du « remplacement » vécu comme la peur que la structure sociale s’effondre avec la remise en cause des hiérarchies selon le statut social, le genre ou l’origine ethnique. Une peur qui se retrouve sous forme de nostalgie chez ses enquêtés des années 1990, qui veulent défendre les traditions et l’héritage. Cédant néanmoins du terrain au libéralisme culturel, la défense des inégalités naturelles et de l’autorité semble se recentrer au tournant des années 2000 sur le contrôle des flux migratoires d’un côté et la flexibilisation du marché du travail de l’autre. Si les prestations sociales continuent d’être qualifiées « d’assistanat », l’auteure note une évolution relative de cette appréciation. Une partie du « peuple de droite » voit désormais dans l’existence d’un filet minimal un moyen d’assurer une paix sociale relative.
L’offre et la demande, problème d’adéquation
Si ce travail de synthèse ne laisse pas découvrir toute la richesse des entretiens et de leur réanalyse - car les verbatims sont nécessairement absents du texte - l’approche par séquences historiques proposée par Janine Mossuz-Lavau a le mérite de fournir une vision transversale convaincante et immédiate. Assurément, que l’on se situe en 1969, 1983 ou 2019, les cœurs idéologiques de la gauche et de la droite sont stables et naturellement exposés par les enquêtés : l’égalité contre la hiérarchie, l’émancipation contre l’ordre [8]. Malgré les quelques inflexions notées au fil des décennies, qui concernent la « démarxisation de la gauche » et la « déchristianisation de la droite », l’auteure conclut qu’« il vaut mieux cesser de traiter par le mépris le clivage droite-gauche. Sous des dehors plus feutrés, il est bien présent, irriguant la vie de la très grosse majorité des Français et des Françaises. S’il semble plier par moments, il est loin de se rendre » (p. 154). Et de rappeler, que, aujourd’hui comme hier, le sentiment de perte sens du clivage gauche-droite dans l’espace public ne relève pas d’une crise des idéaux, mais d’une déconnexion entre la demande et l’offre : les familles idéologiques sont bien distinguées, mais mal incarnées par les partis politiques existants en termes de programme et d’ambition.
Cet ouvrage accessible qui met l’accent sur les valeurs constantes qui sous-tendent les orientations politiques dans la population française apporte de multiples éléments pour déconstruire l’idée d’une crise contemporaine du réfèrent gauche-droite et des valeurs qui y sont associées. De plus, en dehors du débat d’actualité qui est traité, c’est aussi plus largement un texte qui, par son panorama historique de la vie politique française et les nombreuses références aux analyses qui ont marqué la discipline, constitue une porte d’entrée très attrayante pour toutes celles et ceux qui veulent se familiariser avec la sociologie politique et l’étude de l’opinion.
Néanmoins, il convient de souligner que le lecteur peut rester sur sa faim sur deux aspects de la démonstration. D’une part, le dispositif d’entretien réduit sur la période 2018-2019, affaiblit un peu la portée de l’ouvrage, car ce sont ces entretiens les plus récents qui permettent de faire le pont entre les conclusions déjà défendues par le passé [9] et celles réaffirmées en 2020. D’autre part, le choix assumé de ne pas traiter du centre, de l’extrême droite ou encore de l’écologie politique permet certes d’avoir un propos plus lisible, mais empêche aussi de prendre pleinement la mesure de l’ancrage du continuum gauche-droite dans les représentations des Français. En effet, comment positionnent-ils ces familles idéologiques par rapport à la gauche et la droite ? S’intègrent-elles globalement dans l’opposition duale ou bien se situent-elles sur un autre plan ? Les enquêtes quantitatives ayant tendance à mettre en avant la multi-dimensionnalité de l’espace politique [10], aurions-nous une conclusion convergente à partir d’une analyse qualitative ?
Janine Mossuz-Lavau, Le clivage Droite Gauche : toute une histoire, Paris, Presses de Sciences Po, Coll. « Les nouveaux débats », 2020, 166 p.