L’historienne Valérie Chansigaud retrace 10 000 ans d’histoire de la domestication animale. Du loup au hamster, du porc au paon, la réduction de la faune sauvage au domestique se fait au gré des besoins humains, matériels ou symboliques. Aucune espèce, pas même l’humaine, n’en sort indemne.
Historienne des sciences et de l’environnement, Valérie Chansigaud explore depuis plusieurs années [1] la manière dont les humains ont, au fil des siècles, façonné et transformé la nature.
Le bouleversement des écosystèmes débute il y a 10 000 ans, alors que l’humanité connaît une expansion démographique sans précédent. Mais ce sont également les vagues successives de domestication animale qui modifient la nature, au point que, selon Valérie Chansigaud, « l’histoire de la planète est celle du remplacement de la faune sauvage par des animaux domestiques » (p. 10). La domestication a en outre des conséquences majeures sur les communautés humaines : « les guerres, les voyages, la situation des femmes, les hiérarchies sociales, l’esclavage, le rôle de l’éthique au sein des sociétés, la propriété, les croyances, il n’y a pas un domaine des cultures qui n’ait été affecté par la domestication » (p. 11). L’autrice retrace ici l’aventure du phénomène, s’intéressant plus particulièrement à ses effets sur les espèces.
Le livre pose dès l’introduction des questions passionnantes, au carrefour de la biologie et de la philosophie. Qu’est-ce qui différencie véritablement un animal sauvage d’un animal domestiqué ? Comment distinguer l’apprivoisement de la domestication ? Cette dernière bénéficie-t-elle aux animaux ? Pourquoi certains d’entre eux n’ont-ils jamais été conquis ? Afin de répondre à ces multiples interrogations, Valérie Chansigaud commence par explorer les plus anciennes domestications, dont celle du loup, et termine par les plus récentes, comme celle de la drosophile, tout en analysant certains cas limites représentés par le chat ou l’abeille.
Un phénomène multiple et plurimillénaire
La domestication animale n’est pas un phénomène uniforme et a beaucoup varié, tant dans ses formes que dans ses objectifs : les motivations humaines qui y président sont parfois difficiles à démêler. Elle est en effet tributaire de besoins divers, des plus pragmatiques, comme se nourrir, aux plus frivoles, comme le divertissement, mais aussi des représentations propres à chaque société.
L’exemple du loup (-14 000) illustre bien la diversité de ces besoins, qui peuvent être autant utilitaires qu’affectifs. Grâce à la découverte de sépultures contenant des ossements de canidés soigneusement disposés, on sait que les loups établirent d’abord une relation de proximité avec les humains. Une fois apprivoisés, les loups auraient alors été utilisés pour leurs qualités d’auxiliaires de chasse, puis comme gardiens de troupeaux. Le cas du chat (probablement domestiqué entre -10 000 et -8000 [2]), quoique cette datation reste incertaine) illustre quant à lui à quel point les conceptions symboliques associées aux animaux peuvent influencer leur domestication. Animal sacré en Égypte, le chat fut utilisé à partir du IIIe siècle pour ses talents de souricier, avant d’être persécuté durant une bonne partie du Moyen-Âge.
Plus directement utilitaire fut la domestication du « lait, de la viande et de la force » (p. 61), c’est-à-dire celle des caprins, bovinés, porcs, et chevaux (respectivement -10 500 pour les chèvres et les vaches, -9000 et -6000 pour les cochons, qui ont connu deux phases de domestications, et -5500 pour les équidés), même si certaines études montrent que la domestication des grands herbivores aurait pu provenir, au départ, d’un besoin d’animaux sacrificiels et non de besoins alimentaires. Les ovipares (d’abord les poules, puis les oies et enfin les canards) sont pour leur part domestiqués de -8000 à -1000 environ, à la fois pour leur chair et à des fins ornementales ou de divertissement. Dernières en date, les domestications récentes du hamster, du lapin (il y a environ 200 ans) et de certains poissons comme la truite ou le saumon (il y a 50 ans) coïncident avec l’attrait accru pour les animaux de compagnie, la recherche de nouvelles sources de protéines et le développement de l’expérimentation animale.
Une entreprise de sélection délibérée et durable
Comment caractériser un processus qui, au cours de l’histoire, répond à des objectifs variés, prend des formes diverses et concerne des animaux extrêmement différents ? Selon la définition synthétique qu’en propose Valérie Chansigaud, la domestication se distingue de l’apprivoisement et du domptage parce qu’elle consiste en une sélection délibérée des individus à partir de critères comportementaux et physiques comme la docilité (essentielle), mais aussi la force ou la productivité. Par ailleurs, la domestication implique des transformations génétiques héréditaires. Pour cela, il faut contrôler un élément clé : la reproduction, en limitant les croisements entre les individus en voie de domestication et les individus restés sauvages. C’est donc à un procédé d’altération systématique et durable des espèces sauvages qu’on a affaire, tandis que l’apprivoisement et le domptage constituent des phénomènes ponctuels qui ne modifient pas en profondeur les individus concernés.
Malgré la variété des animaux sauvages domestiqués, les effets de la domestication sont relativement similaires d’une espèce à l’autre, en particulier chez les mammifères : réduction de la taille du cerveau (notamment chez le chien, le rat, et le cheval), diminution des hormones de stress et d’agressivité, allongement de la durée des comportements juvéniles, transformations corporelles. Dans le cas des animaux élevés pour leur chair, ces transformations incluent une augmentation de la masse graisseuse et une croissance plus rapide, dont on sait qu’elles entraînent de nombreuses souffrances physiques. Sur le plan comportemental, la domestication possède, chez presque toutes les espèces, le même effet : les individus deviennent plus dociles et passifs. Or, être docile ne signifie pas être plus heureux, souligne – à juste titre – l’autrice.
Car la domestication n’est pas désintéressée ou généreuse : elle n’a jamais eu pour objectif le bien-être des animaux, contrairement à un argument ancien consistant à dire que ces derniers en ont tiré profit. « Sans besoin humain, pas de domestication ! » (p. 352) et si profit il y eut, il fut souvent cher payé.
Sauvage/Domestique
L’ouvrage de Valérie Chansigaud nous invite à reconsidérer la frontière entre animaux domestiques et animaux sauvages : malgré les éléments définitionnels indiqués plus haut, il n’y a en effet pas de « critères simples et nets » permettant de « distinguer les espèces domestiquées de celles qui ne le sont pas » (p. 282). Les cas de domestication comme celui du chat, de l’abeille (-4000) ou du paon (environ -3000) divisent en effet les spécialistes, tant la différence entre individus sauvages et individus domestiqués est mince : les modifications morphologiques, biologiques et comportementales qui accompagnent normalement toute domestication ne sont, chez eux, pas (ou peu) visibles. Le chat est probablement l’exemple le plus flagrant de cette incertitude. N’ayant pas été sélectionnés pour obéir, les félins manifestent encore aujourd’hui une grande indépendance. De plus, les chats domestiques diffèrent peu de leurs comparses sauvages, avec lesquels ils peuvent s’accoupler. Leur liberté de circulation rend en outre plus difficile l’établissement d’une frontière claire entre espèce domestique et espèce sauvage.
Par ailleurs, une partie des animaux que nous définissons comme sauvages est en réalité issue du « marronnage », selon Valérie Chansigaud : ce sont des animaux domestiqués, vivant hors du contrôle humain. C’est le cas des pigeons, qui furent longtemps élevés pour servir d’outils de communication, et sont aujourd’hui perçus comme des nuisances. Plusieurs animaux, comme le faisan et nombre d’oiseaux de volière, font également partie d’une « immense zone grise se situant entre la simple captivité et la véritable domestication » (p. 165) : par exemple, les rapaces utilisés en fauconnerie ne sont pas domestiqués à proprement parler. Si leur reproduction est parfois obtenue en captivité, l’absence de transformation biologique durable et délibérée fait dire à l’autrice que sont plutôt des « oiseaux sauvages captifs dont la reproduction est maîtrisée » (p. 251).
À l’inverse, le cas de domestication le plus abouti semble être offert par le chien, dont les caractéristiques biologiques et surtout comportementales ne ressemblent guère à celles de son ancêtre le loup. Le chien est capable de comprendre une palette extrêmement variée d’émotions et de gestes humains, et ce, de manière innée. Il s’agit d’ailleurs, pour Valérie Chansigaud, d’un cas de « co-évolution » et l’on peut même parler d’une « interdépendance comportementale » (p.49), car les humains ont, à travers le temps, appris à comprendre les besoins et humeurs de leurs compagnons canins, transformant en retour leurs propres comportements. À ce propos, l’autrice convoque la notion d’autodomestication humaine (p. 284), forgée par Charles Darwin, qui compare les modifications de l’être humain au fil de l’évolution, comme la socialisation et la sédentarisation, aux transformations subies par les animaux domestiqués. De là à dire que la civilisation est une forme de domestication, il n’y a qu’un pas, que Darwin et Chansigaud à sa suite ne franchissent pas, les peuples n’ayant pas fait l’objet d’une sélection « délibérée » (p. 285). (Notons toutefois que l’histoire a connu plusieurs épisodes de sélection délibérée d’êtres humains, que ce soit par le biais des stérilisations forcées ou de meurtres systématiques.)
Un processus violent
Le livre de Valérie Chansigaud privilégie une histoire naturaliste de la domestication : la majeure partie du livre est en effet consacrée à l’histoire des espèces domestiques, même si le chapitre final se consacre aux conséquences de la domestication pour les sociétés humaines.
La principale force du livre provient du travail extrêmement fouillé réalisé par l’autrice. Cartes, illustrations d’époque, classifications linnéennes et photographies accompagnent un texte accessible qui retrace les origines et trajectoires géographiques des espèces domestiques, mais aussi leurs transformations physiologiques. De nombreux exemples permettent de comprendre la complexité des mécanismes biologiques en jeu. On apprend notamment comment l’acquis, en particulier le comportement social, se transforme en caractère inné au fil des générations. C’est ce que démontra une célèbre expérience menée sur des renards argentés par le généticien russe Dmitri Beliaïev (p. 40-44). Cette expérimentation confirma que sous l’effet de la multiplication des contacts avec les humains et de l’élimination des individus les plus rétifs au cours du temps, le système endocrinien des renards argentés se modifie de manière durable et héréditaire, entraînant une baisse d’agressivité et une docilité instinctive.
On peut toutefois regretter la rapidité de certaines analyses quant aux conséquences sociétales de la domestication, alors même que, de l’aveu de l’autrice, le facteur social se trouve au cœur de cette dernière. De fait, Valérie Chansigaud n’examine pas précisément le rôle la domestication dans l’organisation des communautés humaines. La conquête des grands herbivores fut-elle une cause de la sédentarisation et de l’urbanisation ? S’agit-il plutôt de phénomènes concomitants ? Pourquoi certaines sociétés n’ont-elles jamais domestiqué d’animaux ? Par ailleurs, les liens entre la domestication et l’apparition de sociétés inégalitaires, voire patrilinéaires [3], sont relevés à plusieurs reprises, sans qu’on en sache plus sur la manière dont « la domestication animale participe à l’assujettissement des femmes » (p. 320), ou sur la filiation entre inégalités sociales et domestication. Ce qui transparaît, en revanche, c’est que la domestication fut non seulement « un outil extraordinaire qui a doté l’espèce humaine de superpouvoirs lui permettant d’asseoir sa domination sur l’ensemble de la planète » (p. 353), mais également la cause d’une diminution de la biodiversité. En effet, elle a largement participé à la réduction des surfaces habitables par les espèces sauvages et entraîné avec elle la production de grandes quantités de gaz à effet de serre, dans le cas de l’élevage industriel.
La deuxième critique qu’on peut adresser à l’ouvrage concerne sa discrétion quant à la violence des procédés se trouvant au cœur même de la domestication, comme la castration, la séparation des petits de leur mère ainsi que l’abattage des êtres indociles ou improductifs. Comme le note l’autrice à plusieurs reprises, la domestication est une domination de l’humain sur l’animal ; comme telle, elle soulève des questions éthiques. Le parti pris de raconter la domestication sous un angle naturaliste, c’est-à-dire du point de vue global des espèces uniquement, sans considérer les individus qui ont été sous le joug de pratiques dommageables à leur intégrité, explique sans doute cet angle mort. Cela étant, cet ouvrage d’une grande érudition, accessible et faisant état des plus récentes recherches en matière de domestication animale, constitue une lecture éclairante pour qui s’intéresse à l’histoire des relations entre humains et animaux. Par ailleurs, Chansigaud souligne à la fin de son livre à quel point notre quotidien repose sur la domestication animale, sans que nous le réalisions pleinement. La vie de chaque humain « dépend de dizaines d’animaux domestiques tant pour sa nourriture bien sûr, que pour ses vêtements, sa santé, son loisir » (p. 348). L’ouvrage de Valérie Chansigaud contribue ainsi à rendre visibles ces oubliés de l’histoire.
Valérie Chansigaud, Histoire de la domestication animale, Paris : Delachaux et Niestlé, 2020. 400 p., 24, 50 €.
Alexia Renard, « Élégie en faune mineure »,
La Vie des idées
, 3 décembre 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Valerie-Chansigaud-Histoire-domestication-animale
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[1] Voir entre autres Valérie Chansigaud, L’Homme et la nature. Une histoire mouvementée. Paris, Delachaux et Niestlé, 2013, ou encore Les Combats pour la nature : De la protection de la nature au progrès social, Paris, Buchet-Chastel, 2018.
[2] Toutes les datations du présent texte sont issues de la chronologie finale du livre, en p. 354-355, et constituent avant tout des ordres de grandeur à des fins de repérage pour les lecteurs et lectrices.
[3] La mise à mort rituelle, la découpe et la cuisson sont en effet universellement réservées aux hommes, d’après les travaux de Daniel Ulluci sur les sacrifices animaux.