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Essai Société

Université, service public ou secteur productif ?


par Thomas Lamarche & Sandrine Michel , le 13 février


L’annonce d’une “vraie révolution de l’Enseignement Supérieur et la Recherche” traduit le passage, organisé par un bloc hégémonique, d’un service public reposant sur des carrières, des programmes et des diplômes à l’imposition autoritaire d’un modèle productif, au détriment de la profession.

L’annonce d’une « vraie révolution » de l’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR) par Emmanuel Macron le 7 décembre, a pour objet, annonce-t-il, d’« ouvrir l’acte 2 de l’autonomie et d’aller vers la vraie autonomie avec des vrais contrats pluriannuels où on a une gouvernance qui est réformée » sans recours à la loi, avec un agenda sur dix-huit mois et sans modifications de la trajectoire budgétaire. Le président sera accompagné par un Conseil présidentiel de la science, composé de scientifiques ayant tous les gages de reconnaissance, mais sans avoir de lien aux instances professionnelles élues des personnels concernés. Ce Conseil pilotera la mise en œuvre de cette « révolution », à savoir transformer les universités, en s’appuyant sur celles composant un bloc d’excellence, et réduire le CNRS en une agence de moyen. Les composantes de cette grande transformation déjà engagée sont connues. Elle se fera sans, voire contre, la profession qui était auparavant centrale. Notre objet ici n’est ni de la commenter, ni d’en reprendre l’historique (Voir Charle 2021 [1]).

Nous en proposons un éclairage mésoéconomique [2] que ne perçoit ni la perspective macroéconomique qui pense à partir des agrégats, des valeurs d’ensemble ni l’analyse microéconomique qui part de l’agent et de son action individuelle. Penser en termes de mésoéconomie permet de qualifier d’autres logiques, d’autres organisations, et notamment de voir comment les dynamiques d’ensemble affectent sans déterminisme ce qui s’organise à l’échelle méso, et comment les actions d’acteurs structurent, elles aussi, les dynamiques méso.

La transformation de la régulation administrée du système éducatif, dont nombre de règles perdurent, et l’émergence d’une régulation néolibérale de l’ESR, qui érode ces règles, procède par trois canaux : transformation du travail et des modalités de construction des carrières ; mise en concurrence des établissements ; projection dans l’avenir du bloc hégémonique (i.e. les nouveaux managers). L’action de ces trois canaux forment une configuration nouvelle pour l’ESR qui devient un secteur de production, remodelant le système éducatif hier porté par l’État social. Il s’agissait de reproduire la population qualifiée sous l’égide de l’État. Aujourd’hui, nous sommes dans une nouvelle phase du capitalisme, et cette reproduction est arrimée à l’accumulation du capital dans la perspective de rentabilisation des connaissances et de contrôle des professionnels qui l’assurent.

Le couplage de l’évolution du système d’ESR avec la dynamique de l’accumulation, constitue une nouvelle articulation avec le régime macro. Cela engendre toutefois des contradictions majeures qui forment les conditions d’une dégradation rapide de l’ESR.

Co-construction historique du système éducatif français par les enseignants et l’État

Depuis la Révolution française, le système éducatif français s’est déployé sur la base d’une régulation administrée, endogène, co-construite par le corps enseignant et l’État ; la profession en assumant de fait la charge déléguée par l’État (Musselin, 2022). Historiquement, elle a permis la croissance des niveaux d’éducation successifs par de la dépense publique (Michel, 2002). L’allongement historique de la scolarité (fig.1) a permis de façonner la force de travail, facteur décisif des gains de productivité au cœur de la croissance industrielle passée. L’éducation, et progressivement l’ESR, jouent un rôle structurant dans la reproduction de la force de travail et plus largement de la reproduction de la société - stratifications sociales incluses.

À la fin des années 1960, l’expansion du secondaire se poursuit dans un contexte où la détention de diplômes devient un avantage pour s’insérer dans l’emploi. D’abord pour la bourgeoisie. La massification du supérieur intervient après les années 1980. C’est un phénomène décisif, visible dès les années 1970. Rapidement cela va télescoper une période d’austérité budgétaire. Au cours des années 2000, le pilotage de l’université, basé jusque-là sur l’ensemble du système éducatif et piloté par la profession (pour une version détaillée), s’est effacé au profit d’un pilotage pour et par la recherche, en lien étroit avec le régime d’accumulation financiarisé dans les pays de l’OCDE. Dans ce cadre, l’activité économique est orientée par l’extraction de la valeur financière, c’est à dire principalement par les marchés de capitaux et non par l’activité productive (Voir notamment Clévenot 2008).

L’ESR : formation d’un secteur productif orienté par la recherche

La massification du supérieur rencontre rapidement plusieurs obstacles. Les effectifs étudiants progressent plus vite que ceux des encadrants (Piketty met à jour un graphique révélateur), ce qui entrave la qualité de la formation. La baisse du taux d’encadrement déclenche une phase de diminution de la dépense moyenne, car dans l’ESR le travail est un quasi-coût fixe ; avant que ce ne soit pour cette raison les statuts et donc la rémunération du travail qui soient visés. Ceci alors que pourtant il y a une corrélation étroite entre taux d’encadrement et qualité de l’emploi. L’INSEE montre ainsi que le diplôme est un facteur d’amélioration de la productivité, alors que la productivité plonge en France (voir Aussilloux et al. (2020) et Guadalupe et al. 2022).

Par ailleurs, la massification entraine une demande de différenciation de la part des classes dominantes qui perçoivent le diplôme comme un des instruments de la reproduction stratifiée de la population. C’est ainsi qu’elles se détournent largement des filières et des établissements massifiés, qui n’assurent plus la fonction de « distinction » (voir le cas exemplaire des effectifs des écoles de commerce et grandes écoles).

Dans le même temps la dynamique de l’accumulation suppose une population formée par l’ESR (i.e. un niveau de diplomation croissant). Cela se traduit par l’insistance des entreprises à définir elles-mêmes les formations supérieures (i.e. à demander des salariés immédiatement aptes à une activité productive, spécialisés). En effet la connaissance, incorporée par les travailleurs, est devenue un actif stratégique majeur pour les entreprises.

C’est là qu’apparaît une rupture dans l’ESR. Cette rupture est celle de la remise en cause d’un service public dont l’organisation est administrée, et dont le pouvoir sur les carrières des personnels, sur la définition des programmes et des diplômes, sur la direction des établissements etc. s’estompe, au profit d’une organisation qui revêt des formes d’un secteur productif.

Depuis la LRU (2007) puis la LPR (2020) et la vague qui s’annonce, on peut identifier plusieurs lignes de transformation, la mise en concurrence conduisant à une adaptation des personnels et des établissements. Au premier titre se trouvent les instruments de pilotage par la performance et l’évaluation. À cela s’ajoute la concurrence entre établissements pour l’accès aux financements (type Idex, PIA etc.), aux meilleures candidatures étudiantes, aux labels et la concurrence entre les personnels, pour l’accès aux dotations (cf. agences de programmes, type ANR, ERC) et aux postes de titulaires. Enfin le pouvoir accru des hiérarchies, s’exerce aux dépens de la collégialité.

La généralisation de l’évaluation et de la sélection permanente s’opère au moyen d’indicateurs permettant de classer. Gingras évoque une Fièvre de l’évaluation, qui devient une référence définissant des standards de qualité, utilisés pour distribuer des ressources réduites. Il y a là un instrument de discipline agissant sur les conduites individuelles (voir Clémentine Gozlan). L’important mouvement de fusion des universités est ainsi lié à la recherche d’un registre de performance déconnecté de l’activité courante de formation (être université de rang mondial ou d’université de recherche), cela condensé sous la menace du classement de Shanghai, pourtant créé dans un tout autre but.

La remise en question du caractère national des diplômes, revenant sur les compromis forgés dans le temps long entre les professions et l’État (Kouamé et al. 2023), quant à elle, assoit la mise en concurrence des établissements qui dépossède en retour la profession au profit des directions d’établissement.

La dynamique de mise en concurrence par les instruments transforme les carrières et la relation d’emploi, qui reposaient sur une norme commune, administrée par des instances élues, non sans conflit. Cela fonctionne par des instruments, au sens de Lascoumes et Legalès, mais aussi parce que les acteurs les utilisent. Le discours du 7 décembre est éloquent à propos de la transformation des statuts pour assurer le pilotage stratégique non par la profession mais par des directions d’établissements :

Et moi, je souhaite que les universités qui y sont prêtes et qui le veulent fassent des propositions les plus audacieuses et permettent de gérer la ressource humaine (…) la ministre m’a interdit de prononcer le mot statut. (…) Donc je n’ai pas dit qu’on allait réformer les statuts (…) moi, je vous invite très sincèrement, vous êtes beaucoup plus intelligents que moi, tous dans cette salle, à les changer vous-mêmes.

La démarche est caractéristique du new management public : une norme centrale formulée sur le registre non discutable d’une prétérition qui renvoie aux personnes concernées, celles-là même qui la refuse, l’injonction de s’amputer (Bechtold-Rognon & Lamarche, 2011).

Une des clés est le transfert de gestion des personnels aux établissements alors autonomes : les carrières, mais aussi la gouvernance, échappent progressivement aux instances professionnelles élues. Il y a un processus de mise aux normes du travail de recherche, chercheurs/chercheuses constituant une main d’œuvre qui est atypique en termes de formation, de types de production fortement marqués par l’incertitude, de difficulté à en évaluer la productivité en particulier à court terme. Ce processus est un marqueur de la transformation qui opère, à savoir, un processus de transformation en un secteur. La pénurie de moyen public est un puissant levier pour que les directions d’établissement acceptent les règles dérogatoires (cf. nouveaux contrats de non titulaires ainsi que les rapports qui ont proposé de spécialiser voire de moduler des services).

On a pu assister, depuis la LRU et de façon active depuis la LPR, à la destruction régulière du compromis social noué entre l’État social et le monde enseignant. La perte spectaculaire de pouvoir d’achat des universitaires, qui remonte plus loin historiquement, en est l’un des signaux de fond. Il sera progressivement articulé avec l’éclatement de la relation d’emploi (diminution de la part de l’emploi sous statut, dévalorisation du travail etc.).

Arrimer l’ESR au régime d’accumulation, une visée utilitariste

L’État est un acteur essentiel dans l’émergence de la production de connaissance, hier comme commun [3], désormais comme résultat, ou produit, d’un secteur productif. En dérégulant l’ESR, le principal appareil de cette production, l’État délaisse la priorité accordée à la montée de la qualification de la population active, au profit d’un pilotage par la recherche. Ce faisant, il radicalise des dualités anciennes entre système éducatif pour l’élite et pour la masse, entre recherche utile à l’industrie et recherche vue comme activité intellectuelle (cf. la place des SHS), etc.

La croissance des effectifs étudiants sur une période assez longue, s’est faite à moyens constants avec des effectifs titulaires qui ne permettent pas de maintenir la qualité du travail de formation (cf. figure 2). L’existence de gisements de productivité supposés, à savoir d’une partie de temps de travail des enseignants-chercheurs inutilisé, a conduit à une pénurie de poste et à une recomposition de l’emploi : alourdissement des tâches des personnels statutaires pour un temps de travail identique et développement de l’emploi hors statut. Carpentier & Picard ont récemment montré, qu’en France comme ailleurs, le recours au précariat s’est généralisé, participant par ce fait même à l’effritement du corps professionnel qui n’a plus été à même d’assurer ni sa reproduction ni ses missions de formation.

Figure 2. Rapport de l’emploi statutaire de l’ESR (PR + MCF) à l’emploi non statutaire de 1991-92 à 2021-22

C’est le résultat de l’évolution longue. L’enseignement est la part délaissée, et les étudiants et étudiantes ne sont plus au cœur des politiques universitaires : ni par la dotation accordée par étudiant, ni pour ce qui structure la carrière des universitaires (rythmée par des enjeux de recherche), et encore moins pour les dotations complémentaires (associées à une excellence en recherche). Ce mouvement se met toutefois en œuvre en dehors de la formation des élites qui passent en France majoritairement par les grandes écoles (Charle et Soulié, 2015). Dès lors que les étudiants cessaient d’être le principe organisateur de l’ESR dans les universités, la recherche pouvait s’y substituer. Cela intervient avec une nouvelle convention de qualité de la recherche. La mise en œuvre de ce principe concurrentiel, initialement limité au financement sur projets, a été élargie à la régulation des carrières.

La connaissance, et de façon concrète le niveau de diplôme des salariés, est devenu une clé de la compétitivité, voire, pour les gouvernements, de la perspective de croissance. Alors que le travail de recherche [4] tend à devenir une compétence générale du travail qualifié, son rôle croissant dans le régime d’accumulation pousse à la transformation du rapport social de travail de l’ESR.

C’est à partir du système d’innovation, en ce que la recherche permet de produire des actifs de production, que l’appariement entre recherche et profit participe d’une dynamique nouvelle du régime d’accumulation.

Cette dynamique est pilotée par l’évolution jointe du capitalisme financiarisé (primauté du profit actionnarial sur le profit industriel) et du capitalisme intensif en connaissance [5]. Les profits futurs des entreprises, incertains, sont liés d’une part aux investissements présents, dont le coût élevé repose sur la financiarisation tout en l’accélérant, et d’autre part au travail de recherche, dont le contrôle échappe au régime historique de croissance de la productivité [6]. La diffusion des compétences du travail de recherche, avec la montée des qualifications des travailleurs, et l’accumulation de connaissances sur lequel il repose, deviennent primordiaux, faisant surgir la transformation du contenu du travail par l’élévation de sa qualité dans une division du travail qui vise pourtant à l’économiser. Cela engendre une forte tension sur la production des savoirs et les systèmes de transmission du savoir qui les traduisent en connaissances et compétences.

Le travail de recherche devenant une compétence stratégique du travail dans tous les secteurs d’activité, les questions posées au secteur de recherche en termes de mesure de l’efficacité deviennent des questions générales. L’enjeu en est l’adoption d’une norme d’évaluation que les marchés soient capables de faire circuler parmi les secteurs et les activités consommatrices de connaissances.

Un régime face à ses contradictions

Cette transformation de la recherche en un secteur, arrimé au régime d’accumulation, suppose un nouveau compromis institutionnalisé. Mais, menée par une politique néolibérale, elle se heurte à plusieurs contradictions majeures qui détruisent les conditions de sa stabilisation sans que les principes d’une régulation propre ne parviennent à émerger.

Quand la normalisation du travail de recherche dévalorise l’activité et les personnels

Durant la longue période de régulation administrée, le travail de recherche a associé le principe de liberté académique à l’emploi à statut. L’accomplissement de ce travail a été considéré comme incompatible avec une prise en charge par le marché, ce dernier n’étant pas estimé en capacité de former un signal prix sur les services attachés à ce type de travail. Ainsi, la production de connaissance est un travail entre pairs, rattachés à des collectifs productifs. Son caractère incertain, la possibilité de l’erreur sont inscrits dans le statut ainsi que la définition de la mission (produire des connaissances pour la société, même si son accaparement privé par la bourgeoisie est structurel). La qualité de l’emploi, notamment via les statuts, a été la clé de la régulation professionnelle. Avec la mise en concurrence généralisée (entre établissements, entre laboratoires, entre Universités et grandes écoles, entre les personnels), le compromis productif entre les individus et les collectifs de travail est rompu, car la concurrence fait émerger la figure du chercheur entrepreneur, concerné par la rentabilisation des résultats de sa recherche, via la valorisation sous forme de propriété intellectuelle, voire la création de start-up devenue l’objectif de nombre d’universités et du CNRS.

La réponse publique à la dévalorisation salariale évoquée plus haut, passe par une construction différenciée de la rémunération, qui rompt le compromis incarné par les emplois à statut. Le gel des rémunérations s’accompagne d’une individualisation croissante des salaires, l’accès aux ressources étant largement subordonné à l’adhésion aux dispositifs de mise en concurrence. La grille des rémunérations statutaires perd ainsi progressivement tout pouvoir organisationnel du travail. Le rétrécissement de la possibilité de travailler hors financements sur projet est indissociable du recours à du travail précaire. La profession a été dépossédée de sa capacité à défendre son statut et l’évolution des rémunérations, elle est inopérante à faire face à son dépècement par le bloc minoritaire.

La contradiction intervient avec les dispositifs de concurrence qui tirent les instruments de la régulation professionnelle vers une mise aux normes marchandes pour une partie de la communauté par une autre. Ce mouvement est rendu possible par le décrochage de la rémunération du travail : le niveau de rémunération d’entrée dans la carrière pour les maîtres de conférences est ainsi passé de 2,4 SMIC dans les années 1980 à 1,24 aujourd’hui.

Là où le statut exprimait l’impossibilité d’attacher une valeur au travail de recherche hors reconnaissance collective, il tend à devenir un travail individualisable dont le prix sélectionne les usages et les contenus. Cette transformation du travail affecte durablement ce que produit l’université.

Produire de l’innovation et non de la connaissance comme communs

Durant la période administrée, c’est sous l’égide de la profession que la recherche était conduite. Définissant la valeur de la connaissance, l’action collective des personnels, ratifiée par l’action publique, pose le caractère non rival de l’activité. La possibilité pour un résultat de recherche d’être utilisé par d’autres sans coût de production supplémentaire était un gage d’efficacité. Les passerelles entre recherche et innovation étaient nombreuses, accordant des droits d’exploitation, notamment à l’industrie. Dans ce cadre, le lien recherche-profit ou recherche-utilité économique, sans être ignoré, ne primait pas. Ainsi, la communauté professionnelle et les conditions de sa mise au travail correspondait à la nature de ce qui était alors produit, à savoir les connaissances comme commun. Le financement public de la recherche concordait alors avec la nature non rivale et l’incertitude radicale de (l’utilité de) ce qui est produit.

La connaissance étant devenue un actif stratégique, sa valorisation par le marché s’est imposée comme instrument d’orientation de la recherche. Finalement dans un régime d’apparence libérale, la conduite politique est forte, c’est d’ailleurs le propre d’un régime néolibéral tel que décrit notamment par Amable & Palombarini (2018). Les appels à projet sélectionnent les recherches susceptibles de valorisation économique. Là où la publication fait circuler les connaissances et valide le caractère non rival du produit, les classements des publications ont pour objet de trier les résultats. La priorité donnée à la protection du résultat par la propriété intellectuelle achève le processus de signalement de la bonne recherche, rompant son caractère non rival. La rivalité exacerbe l’effectivité de l’exclusion par les prix, dont le niveau est en rapport avec les profits anticipés.

Dans ce contexte, le positionnement des entreprises au plus près des chercheurs publics conduit à une adaptation de l’appareil de production de l’ESR, en créant des lieux (incubateurs) qui établissent et affinent l’appariement recherche / entreprise et la transférabilité à la valorisation marchande. La hiérarchisation des domaines de recherche, des communautés entre elles et en leur sein est alors inévitable. Dans ce processus, le financement public, qui continue d’endosser les coûts irrécouvrables de l’incertitude, opère comme un instrument de sélection et d’orientation qui autorise la mise sous contrôle de la sphère publique. L’ESR est ainsi mobilisée par l’accumulation, en voyant son autonomie (sa capacité à se réguler, à orienter les recherches) se réduire. L’incitation à la propriété intellectuelle sur les résultats de la recherche à des fins de mise en marché est un dispositif qui assure cet arrimage à l’accumulation.

Le caractère appropriable de la recherche, devenant essentiel pour la légitimation de l’activité, internalise une forme de consentement de la communauté à la perte du contrôle des connaissances scientifiques, forme de garantie de sa circulation. Cette rupture de la non-rivalité constitue un coût collectif pour la société que les communautés scientifiques ne parviennent pas à rendre visible. De la même manière, le partage des connaissances comme principe d’efficacité par les externalités positives qu’il génère [7] n’est pas perçu comme un principe alternatif d’efficacité. Chemin faisant, une recherche à caractère universel, régulée par des communautés, disparait au profit d’un appareil sous doté, orienté vers une utilité de court terme, relayé par la puissance publique elle-même.

Un bloc hégémonique réduit, contre la collégialité universitaire

En tant que mode de gouvernance, la collégialité universitaire a garanti la participation, et de fait la mobilisation des personnels, car ce n’est pas la stimulation des rémunérations qui a produit l’engagement. Les collectifs de travail s’étaient dotés d’objectifs communs et s’étaient accordés sur la transmission des savoirs et les critères de la validation scientifique. La collégialité universitaire en lien à la définition des savoirs légitimes a été la clé de la gouvernance publique. Il est indispensable de rappeler la continuité régulatrice entre liberté académique et organisation professionnelle qui rend possible le travail de recherche et en même temps le contrôle des usages de ses produits [8].

Alors que l’université doit faire face à une masse d’étudiants, elle est évaluée et ses dotations sont accordées sur la base d’une activité de recherche, ce qui produit une contradiction majeure qui affecte les universités, mais pas toutes. Il s’effectue un processus de différenciation territoriale, avec une masse d’établissements en souffrance et un petit nombre qui a été retenu pour former l’élite. Les travaux de géographes sur les inégalités territoriales montrent la très forte concentration sur quelques pôles laissant des déserts en matière de recherche. Ainsi se renforce une dualité entre des universités portées vers des stratégies d’élite et d’autres conduites à accepter une secondarisation [9] du supérieur. Une forme de hiatus entre les besoins technologiques et scientifiques massifs et le décrochage éducatif commence à être diagnostiquéee.

La sectorisation de l’ESR, et le pouvoir pris par un bloc hégémonique réduit auquel participent certaines universités dans l’espoir de ne pas être reléguées, ont procédé par l’appropriation de prérogatives de plus en plus larges sur les carrières, sur la valorisation de la recherche et la propriété intellectuelle, de ce qui était un commun de la recherche. En cela, les dispositifs d’excellence ont joué un rôle marquant d’affectation de moyens par une partie étroite de la profession. De cette manière, ce bloc capte des prébendes, assoit son pouvoir par la formation des normes concurrentielles qu’il contrôle et développe un rôle asymétrique sur les carrières par son rôle dominant dans l’affectation de reconnaissance professionnelle individualisée, en contournant les instances professionnelles. Il y a là création de nouveaux périmètres par la norme, et la profession dans son ensemble n’a plus grande prise, elle est mise à distance des critères qui servent à son nouveau fonctionnement et à la mesure de la performance.

Les dispositifs mis en place au nom de l’excellence scientifique sont des instruments pour ceux qui peuvent s’en emparer et définissant les critères de sélection selon leur représentation, exercent une domination concurrentielle en sélectionnant les élites futures. Il est alors essentiel d’intégrer les Clubs qui en seront issus. Il y a là une sociologie des élites à préciser sur la construction d’UDICE, club des 10 universités dites d’excellence. L’évaluation de la performance détermine gagnants et perdants, via des labels, qui couronnent des processus de sélection, et assoit le pouvoir oligopolistique et les élites qui l’ont porté, souvent contre la masse de la profession (Musselin, 2017).

Le jeu des acteurs dominants, en lien étroit avec le pouvoir politique qui les reconnait et les renforce dans cette position, au moyen d’instruments de rationalisation de l’allocation de moyens pénuriques permet de définir un nouvel espace pour ceux-ci, ségrégué du reste de l’ESR, démarche qui est justifiée par son arrimage au régime d’accumulation. Ce processus s’achève avec une forme de séparatisme du nouveau bloc hégémonique composé par ces managers de l’ESR, composante minoritaire qui correspond d’une certaine mesure au bloc bourgeois. Celles- et ceux-là même qui applaudissent le discours présidentiel annonçant la révolution dont un petit fragment tirera du feu peu de marrons, mais qui seront sans doute pour eux très lucratifs. Toutefois le scénario ainsi décrit dans sa tendance contradictoire pour ne pas dire délétère ne doit pas faire oublier que les communautés scientifiques perdurent, même si elles souffrent. La trajectoire choisie de sectorisation déstabilise l’ESR sans ouvrir d’espace pour un compromis ni avec les personnels ni pour la formation. En l’état, les conditions d’émergence d’un nouveau régime pour l’ESR, reliant son fonctionnement et sa visée pour la société ne sont pas réunies, en particulier parce que la rupture se fait contre la profession et que c’est pourtant elle qui reste au cœur de la production.

par Thomas Lamarche & Sandrine Michel, le 13 février

Aller plus loin

Bibliographie

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 Amable B. & Palombarini S. (2018), L’illusion du bloc bourgeois, Paris : Raison d’agir.
Bechtold-Rognon E. & Lamarche T. Manager ou servir ? Le service public aux prises avec le nouveau management public, Syllepse.
 Btissam B., Jaaidane T. & Gary-Bobo R. (2007), « Les traitements des enseignants français, 1960-2004 : la voie de la démoralisation ? », Revue d’économie politique, n°3-117 : 323 à 363.
 Charle C. & Soulié C. (2015), La dérégulation universitaire. La construction étatisée des « marchés » des études supérieures dans le monde, Paris : Syllepse.
 Grasland C. et al. (2020), « Vers une désertification scientifique et universitaire du territoire français ? ».
 Kouamé T., Belhoste B., Noguès B., Picard E. (2023), Examens, grades et diplômes : la validation des compétences par les universités du XIIe siècle à nos jours, Paris : Éditions de la Sorbonne.
 Lamarche T., Grouiez P., Nieddu M, Chanteau J.-P., Labrousse A., Michel S. & Verceuil J. (2021), « Saisir les processus méso : une approche régulationniste  », Economie Appliquée, n°1 : 13-49.
 Lamarche T. & Michel S. « Rupture de la trajectoire de l’enseignement supérieur et de la recherche : une analyse méso », in Boyer R, Chanteau J.-P., Labrousse A. & Lamarche T. Théorie de la régulation, un nouvel état des savoirs, Dunod : 438-446.
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 Michel S. (2023) « Le retour du rapport salarial ? une enquête régulationniste », in Boyer R, Chanteau J.-P., Labrousse A. & Lamarche T. Théorie de la régulation, un nouvel état des savoirs : 137-146.
 Mouhoud M.& Plihon D. (2009), Le savoir et la finance. Liaisons dangereuses au cœur du capitalisme contemporain, Paris : La Découverte.
 Musselin C. (2017), La grande course des Universités, Paris : Presses de Sciences Po.
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Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (2023), État de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, n°16.
 Romer P. (1986), “Increasing Returns and Long Run Growth”, Journal of Political Economy, 94 (5) : 1002-1037.
 Supiot A. (2019), Le travail n’est pas une marchandise, Paris : Collège de France.

Pour citer cet article :

Thomas Lamarche & Sandrine Michel, « Université, service public ou secteur productif ? », La Vie des idées , 13 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Universite-service-public-ou-secteur-productif

Nota bene :

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Notes

[1Voir aussi Charle C. & Soulié C. (2015), La dérégulation universitaire. La construction étatisée des «  marchés  » des études supérieures dans le monde, Paris : Syllepse.

[2L’analyse mésoéconomique est une démarche récente, en construction, voir Lamarche T et al. (2021), «  Saisir les processus méso : une approche régulationniste  », Economie Appliquée, n°1 et l’ESR nous semble un cas d’école, Lamarche T. et Michel S., in Théorie de la régulation. Nouvel Etat des Savoirs, Dunod, 2023.

[3Au sens où les connaissances produites par l’ESR ne sont devenues massivement sujettes à l’appropriation que récemment, Amable, Barré et Boyer (1997).

[4Le travail de recherche se définit comme une compétence individuelle à identifier une question de recherche dans un corpus de connaissances, à formuler une hypothèse à la frontière des savoirs, à la tester avec des méthodes appropriées pour en tirer un résultat qui contribue à l’avancée de la connaissance.

[5Voir les travaux croisant capitalisme financiarisé et capitalisme informationnel, notamment Mouhoud M.& Plihon D. (2009).

[6Voir notamment Michel S. (2023).

[7Voir notamment Romer P. (1986).

[8Voir notamment Supiot A. (2019).

[9Secondarisation désigne la réduction de l’activité de certaines universités à un enseignement en licence (ou DUT/BUT) sans lien à la recherche, avec peu de master, peu de doctorat. Le terme secondarisation, renvoie à ce que ce sont progressivement des établissements qui assure la suite de l’enseignement secondaire, mais s’éloigne de l’université, en son sens universel.

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