Recensé : Anna Colin Lebedev, Le cœur politique des mères. Analyse du mouvement des mères de soldats en Russie, Éditions de l’EHESS, Paris, 2013, 246 p.
L’ouvrage d’Anna Lebedev sur le mouvement des mères de soldats en Russie doit être salué à plusieurs titres. D’abord parce qu’il s’agit d’un tableau saisissant, au regard des problèmes du service militaire, des conditions de pauvreté et d’iniquité dans lesquelles est plongée une grande partie des Russes. Ensuite parce que, à partir de l’analyse du mouvement des mères de soldats, il va à l’encontre du stéréotype bien établi de Russes passifs, soumis et dociles. Enfin parce que, en montrant la complexité des liens entre les Mères de soldats et l’institution militaire, il ne tombe pas dans les travers médiatiques des dichotomies en noir et blanc entre le camp des bons opposants et celui du méchant pouvoir. Là où la thèse d’Anna Lebedev dérange, c’est quand elle qualifie de politique et de « mouvement social » l’activité des Mères de soldats.
Une ONG ancrée dans la Russie profonde
Le Comité des Mères de soldats est une ONG russe comptant parmi les plus anciennes et populaires en Russie, d’une part parce qu’ils traitent de l’un des problèmes les plus douloureux et touchant la grande majorité des familles en Russie : celui du service militaire et des exactions et injustices qui l’accompagnent le plus souvent. D’autre part, parce qu’ils n’invoquent pas seulement la suprématie des droits de l’homme, argument peu convainquant et peu mobilisateur dans la Russie d’aujourd’hui, mais également la figure de la mère, centrale dans les configurations de la vie quotidienne ainsi que dans le mythe de la mère-Patrie (Rodina-mat’), autant à l’époque soviétique que post-soviétique.
Aussi cette ONG a-t-elle fait l’objet de nombreuses recherches, tant scientifiques que journalistiques. Mais la démarche d’Anna Lebedev se distingue en ce qu’elle part de ceux, par milliers, qui se sont adressés aux Mères de soldats par lettre, anonymement, personnellement ou collectivement pour obtenir de l’aide, crier leur douleur ou indignation ou encore demander une réforme de l’armée. Et ces lettres lui permettent de tracer le portrait des requérants : en majorité des femmes et des mères, des gens des régions et des campagnes, éloignés des grands centres urbains et de la capitale, des familles pauvres subsistant à la limite de la misère, souvent fragilisées par l’absence ou l’incurie du père. C’est la Russie profonde, celle des ouvriers et paysans, des déshérités. C’est le reflet d’une société injuste dans laquelle se retrouvent à l’armée ceux qui n’ont ni les moyens financiers ni les contacts nécessaires pour éviter le service militaire.
Malgré tous leurs handicaps, ces gens de la Russie profonde n’acceptent pas toujours passivement leur destin. Anna Lebedev montre comment le fait de prendre l’initiative de rédiger une lettre exposant une requête et pointant une injustice est déjà en soi un acte de résistance. Lorsqu’à la suite de la lettre, la ou les requérants entament une action en justice sur les conseils des Mères de soldats, lorsque certains finissent par participer quelque temps à l’activité des Mères, même sous la forme de visites épisodiques, ils entrent dans une dynamique d’action collective.
Une montée en généralité intervient ensuite, en particulier par l’intermédiaire du traitement des lettres par les Comités des mères de soldats (catégorisation, réponses, conseils, guide pour une action en justice, intercession auprès des autorités militaires, généralisation des plaintes pour prises de positions publiques...).
Relations personnelles et action collective
On voit aussi comment l’ONG joue sur plusieurs registres pour obtenir satisfaction à ses demandes en faveur des requérants : loin de se positionner exclusivement sur le terrain de l’opposition intransigeante, ses dirigeants prennent soin de tisser des relations interpersonnelles avec des représentants de l’autorité militaire afin d’accroître l’efficacité de leur action. « Cette capacité à mettre en place des collaborations, dont certaines durables, avec les instances militaires est l’une des explications de la longévité du Comité des mères de soldats, et de sa survie dans les années 2000, plus difficiles pour l’organisation » (p. 31). Anna Lebedev bataille afin de prouver que les relations personnelles ne sont à réduire ni à du copinage, ni à des conduites inciviques ou contraires à l’intérêt général. Et elle y parvient en grande partie, même si elle néglige du coup l’autre côté du problème : lorsque les liens interpersonnels, entre les mères de soldats et les militaires, mais aussi au sein du groupe des « experts » et « dirigeants » de l’association, se transforment en connivences publiquement inexprimables et en viennent à obstruer les possibilités d’autres manières d’agir en commun.
Si le questionnement des catégories classiques de l’action collective, notamment le civisme et l’intérêt général, est plutôt salutaire et stimulant, renverser le raisonnement en faisant des liens du proche et de l’intime (conçus dans l’esprit de la sociologie pragmatique française de Laurent Thévenot) l’assise première de l’engagement paraît un peu exagéré. Il est vrai que la sociologie pragmatique, utilisée par les chercheurs s’intéressant aux mouvements grassroots en Russie, se prête bien à l’exploration de la société russe, marquée par l’emprise des relations personnelles, du quotidien et de la proximité. Mais Anna Lebedev va plus loin et situe l’action collective dans l’espace des relations personnelles, du proche et de la sollicitude. Sans que l’action collective nécessite obligatoirement le détachement et l’autonomie individuelle, ainsi que le montre Anna Lebedev, elle implique néanmoins une mise en commun pour agir ensemble, elle implique plus simplement la composition d’un certain collectif ou d’une communauté de l’agir en commun et ne peut se réduire à l’action individuelle.
Or Anna Lebedev considère l’acte – isolé et individuel – de l’écriture d’une lettre à une instance (non nettement identifiée – les requérants hésitent sur l’identité du destinataire : ONG, instance d’Etat, filiale du Kremlin, mères toutes puissantes...) comme un engagement. S’il s’agit peut-être d’un engagement au sens de la sociologie pragmatique de L. Thévenot [1], il ne peut s’agir d’un engagement dans l’action collective, qui aurait nécessité de montrer comment, de cette première démarche, largement individuelle, le requérant en vient à s’associer et à être associé à une entreprise collective. Mais ce processus de mise en commun n’est pas analysé par Anna Lebedev (tout au plus apprenons-nous qu’une requérante est devenue collaboratrice de l’ONG suite à l’ouverture d’un poste rémunéré, argument plaidant peu en faveur de la thèse d’un engagement par la logique du proche – voir p.113), dont la thèse aurait gagné à être appuyée sur l’observation des interactions entre requérants et bénévoles de l’organisation, afin de rendre visibles les mécanismes par lesquels s’instaure (ou non) une dynamique de mise en commun et d’association.
De manière générale lorsque Anna Lebedev critique la sociologie des mouvements sociaux au regard de son désintérêt pour les liens du proche et de sa surévaluation des concepts de civisme, de prise de conscience d’intérêts ou de projets généraux (tous aspects relevant finalement du cognitif), elle passe à côté d’une vaste littérature sur le sujet mettant en avant les processus émotionnels et relationnels rendant compte de l’émergence et du développement des mouvements sociaux [2], ainsi que les micro-expériences d’interactions inscrites dans le quotidien pouvant conduire à des mobilisations collectives [3].
Une sollicitude peu émancipatrice
Est également évacuée la question de l’empowerment collectif, qui n’est pas celle de l’autonomie individuelle ou de la rupture des liens d’attachement personnels, mais celle de l’acquisition, dans la dynamique de la mobilisation, d’un sens de détenir un certain pouvoir d’agir collectivement sur l’ordre des choses. Or l’activité des Mères de soldats maintient les requérants dans leur situation de « petits » et, si les « petits » font parfois l’objet d’un partage du savoir (notamment juridique) et d’une sollicitude (care) [4] de la part d’experts ou de mères, ils ne sont guère considérés comme porteurs d’un « pouvoir faire ensemble ». Les Comités des mères de soldats évitent d’ailleurs soigneusement les mobilisations de rue depuis les manifestations peu suivies qu’ils avaient organisées contre la première guerre en Tchétchénie, fin 2004.
Nous conclurons donc en déclarant impropre la qualification des Mères de soldats de mouvement social. Il s’agit bien d’une ONG, plus profondément enracinée que beaucoup d’autres dans la société et la culture russes, mais non porteuse de mouvement social et peu capable d’agir en faveur de transformations sociales ou politiques [5] (Daucé, 2010). Il est dommage que l’ouvrage d’Anna Lebedev, malgré toute la richesse de son analyse, apporte de l’eau au moulin des chercheurs – trop nombreux, notamment sur le terrain de l’ex-espace soviétique – confondant floraison des ONG et développement des mouvements sociaux et mobilisations collectives [6].