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Recension Société

La race, une fragilité républicaine

À propos de : Omar Slaouti, Olivier Le Cour Grandmaison (dir.), Racismes de France, La Découverte


par Tristan Boursier , le 3 décembre 2020


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Alors que les débats autour de la notion de race occupent les médias, la question reste mal formulée ou masquée par le credo républicain. Un ouvrage collectif invite à déconstruire le racisme sous-jacent à l’universalisme apparent.

Les débats autour du concept de race ont occupé une place médiatique importante ces derniers mois jusqu’à atteindre un niveau jamais égalé auparavant. Pourtant, certains critiquent la persistance d’un tabou autour de cette question en France. Pourquoi ?

Olivier Le Cour Grandmaison et Omar Slaouti expliquent en introduction du présent ouvrage que si cette question raciale est de plus en plus souvent abordée dans les débats publics, elle reste bien souvent mal formulée, lorsqu’elle n’est pas simplement balayée de la main sous l’argument d’un républicanisme aveugle aux différences [1]. Les vingt-six contributeurs de l’ouvrage veulent donc se positionner dans une controverse non seulement académique, mais surtout publique afin de donner des arguments en faveur d’une utilisation plus récurrente des outils issus des racial studies et des cultural studies. Les auteurs lancent un appel à penser, déconstruire et à résister afin de s’opposer à l’ordre raciste, patriarcal, néolibéral, entre autres (p. 21). Le présent ouvrage propose donc des formulations de la problématique raciale en France aujourd’hui qui n’ont pas toujours l’occasion d’être exposées en détail auprès du grand public.

La thèse qui suivra le lecteur tout au long des 24 contributions [2] de cet ouvrage, est celle d’une idéologie républicaine qui se révèle être moins universelle et inclusive qu’elle ne se perçoit. Une thèse partagée par beaucoup d’auteurs en sciences sociales comme en témoigne par exemple l’entrevue croisée d’Ary Gordien, Rachida Brahim, Gwénaële Calvès, Nonna Mayer et Magali Bessone.

L’ouvrage pousse la réflexion plus loin en faisant apparaître ce républicanisme comme paradoxalement générateur de communautarisme (p. 256-259). Les contributions qui restent courtes (15 pages en moyenne) guident le lecteur vers cette conclusion et l’orientent vers des travaux plus systématiques, que les auteurs citent en fin de chapitre dans une rubrique « pour aller plus loin ». L’ouvrage recueille ainsi des réflexions structurées sous la forme d’essais nourris par la littérature académique existante. Voyons les quatre étapes de réflexion qui mènent à cette thèse.

De la difficulté de parler de la race en France

La race est comprise dans l’ouvrage non comme une caractéristique biologique ou essentialisante, mais avant tout comme le marqueur de la dynamique des positions sociales et des relations de pouvoir au sein d’une société donnée (p. 232). Cette conceptualisation de la race s’inscrit donc dans les études sociales récentes sur la question, notamment celles d’Éric Fassin . Ainsi, comme l’explique de façon très didactique Mélusine [3], on dit « blanc » au même titre qu’un marxiste dirait « bourgeois » pour désigner la position d’une personne dans un rapport de pouvoir spécifique.

Tout l’enjeu pour les universitaires qui étudient la race est de le faire dans un contexte national où le mot est encore fortement chargé négativement et où la loi interdit l’utilisation du concept pour collecter des données comme l’explique Patrick Simon (p. 366). Le Conseil constitutionnel a rappelé en 2007 l’interdiction de produire des statistiques dites ethniques en France, en accord avec la loi de 1978 « Informatique et libertés » dont la condamnation peut aller jusqu’à 300 000 euros d’amende et 5 ans d’emprisonnement. Les chercheurs doivent donc utiliser des moyens détournés pour mesurer et comprendre le racisme en s’appuyant sur des données dites « objectives » telles que le nom, l’origine géographique ou la nationalité antérieure à la nationalité française. Treize ans après la déclaration du Conseil constitutionnel, deux études nommées « Trajectoire et origines » (TeO1 et TeO2) se sont appuyées sur de telles données [4]. Lorsque des chercheurs tentent d’adapter les méthodes anglo-saxonnes d’étude de la race, leurs résultats sont l’objet de vives réactions de leurs pairs.

Un État raciste ou un racisme d’État ?

L’ouvrage offre une clarification conceptuelle qui permet de comprendre comment le projet républicain génère du racisme même si l’État républicain n’a pas vocation à être raciste (p. 14). Les auteurs reprennent et poursuivent un questionnement important et controversé dans la littérature [5] sur la question de l’intentionnalité des institutions et des individus en distinguant État raciste de racisme d’État.

L’État raciste est un État qui organise volontairement le racisme au sein de sa population. En revanche le racisme d’État, aussi appelé racisme institutionnel, n’est pas toujours intentionnel et ne se réfère pas à une idéologie explicitement raciste. Il peut se décliner en trois dimensions. Tout d’abord, le racisme d’État qui est propre à la création de certains États-nations, et qui interroge les fondements historiques et conceptuels de ceux-ci (p 34). Cela peut par exemple passer par une déconstruction du sens de la nation qui historiquement a parfois été utilisée comme synonyme de race [6].

Ensuite, il convient de distinguer le racisme dans l’État qui est présent dans les institutions et son fonctionnement général. Ce racisme renvoie à « une série de décisions et de dispositions qui, par leurs conditions de mise en œuvre et leur cumul, produit un traitement différencié et inégal selon les origines réelles ou supposées des personnes concernées » (p. 42). Les débats autour de l’interdiction de signes religieux dits ostensibles en sont une bonne illustration, car pour certains, elle discrimine plus l’islam que d’autres religions présentent en France comme le souligne la contribution de Philippe Marlière (p. 339-253). Les auteurs s’appuient également sur les conclusions de l’étude de Valérie Sala Pala sur les discriminations raciales dans la politique d’attribution des logements sociaux [7].

Enfin, le racisme idéologique, plus ou moins assumé par les agents de l’État se détache des deux catégories précédentes. Il désigne l’ensemble des actes et discours racistes proférés par un détenteur de l’autorité publique. Les auteurs citent, entre autres, les propos de Manuel Valls sur les « Rroms supposées inintégrables, donc dangereux pour l’ordre public et l’unité nationale » (p. 39) ou encore les propos d’Emmanuel Macron sur la « fécondité irresponsable » des Africaines (p. 40).

Ainsi un même acte, comme le « contrôle au faciès » (ou profilage racial) pourra être analysé différemment en fonction de ces trois aspects en fonction du contexte historique et national (dimension 1), du contexte institutionnel (dimension 2) et du statut et de la personnalité de l’individu qui agit (dimension 3).

Ces distinctions permettent de mettre en lumière un premier élément venant soutenir la thèse d’un républicanisme limité. Si un État raciste conduit à l’avènement d’un racisme d’État, l’inverse n’est pas vrai. Le racisme d’État peut survenir dans un État démocratique et républicain.

D’un antiracisme moral à un antiracisme structurel

Ces précisions conceptuelles permettent aux auteurs d’investiguer les dynamiques complexes entre d’un côté une volonté républicaine de lutter contre le racisme par une posture « aveugle aux différences » (color blindness) et de l’autre des différences bien réelles de traitement des individus en fonction de la race perçue.

Bon nombre de chapitres contribuent à montrer les limites de cet antiracisme républicain qualifié de racisme moral. L’ouvrage situe son apparition aux années 1980 et se présenterait toujours aujourd’hui comme l’antiracisme officiel, car compatible avec l’universalisme républicain. Cependant, les auteurs montrent que cet antiracisme a tendance à individualiser et responsabiliser certains individus ayant des comportements racistes — notamment ceux des plus pauvres —, sans prendre en compte suffisamment le racisme structurel pour lequel la question d’intentionnalité individuelle n’a pas de sens (p. 379-385).

Sortir de ce cadrage moral du racisme permet non seulement de révéler la nature politique de la race, comme une relation de pouvoir, mais également de comprendre les effets de celle-ci sur le groupe majoritaire. La contribution de Mélusine sur le concept de blanchité offre un tel éclairage en proposant non seulement « d’appréhender le racisme à travers ses victimes et ses manifestations les plus violentes, mais [aussi] de s’intéresser à l’ensemble de la société, et donc au groupe majoritaire qui exerce cette domination raciale » (p. 232).

Peut-on interroger la race dans la république ?

Une fois les difficultés d’étudier la race présentée, les bornes du racisme institutionnel établies et la déconstruction du racisme moral faite, il est plus facile de comprendre en quoi, pour les auteurs, la République peut s’avérer communautariste. Il est impossible de restituer en détail les contributions individuelles à cette thèse, nous allons donc nous arrêter sur une partie de l’ouvrage qui propose de faire tomber le mythe de l’École républicaine.

Omar Slaouti propose de montrer comment l’École accentue et produit sur certains aspects, des discriminations basées sur la race. Pour lui, la manière dont la race est en interaction avec d’autres éléments, tels que la classe, le genre, la religion et le régime de citoyenneté au sein de la République, provoque une inégalité des chances scolaires des élèves perçus comme noirs et arabes notamment. Pour cela, il s’appuie en particulier sur les travaux de Mathieu Ichou et sur des statistiques (rapport Pisa et Cnesco) afin de montrer l’existence de discriminations raciales propre à l’école dans l’évaluation et l’orientation scolaire des élèves qui seraient supérieures aux facteurs socio-économiques (p. 88). Omar Slaouti donne de nombreuses illustrations concrètes tirées d’études antérieures. Par exemple, l’étude de Fabrice Dhume et ses collègues [8] montre que les manuels scolaires de 1980 à 2000 utilisaient des représentations négatives des personnes non occidentales (p. 99).

En faisant ce travail, les auteurs proposent de « révéler sa couleur à la république » (p. 154) en la restituant dans sa perspective historique, ancrée dans des phénomènes qu’il est toujours problématique d’évoquer comme des structurants de notre société actuelle : l’esclavagisme et la colonisation. Cet ancrage historique permet de comprendre comment les traces d’un État raciste persistent sous la forme d’un racisme d’État qui se manifeste par une exclusion de certains groupes du projet républicain. C’est en ce sens que la république est perçue comme génératrice de communautarisme, car non seulement elle ne réalise pas, mais elle minerait le projet émancipateur qu’elle prétend porter.

Limites de l’ouvrage

Si l’ouvrage a le mérite de réunir en un espace une littérature encore trop rare en France, il souffre de quelques lacunes.

En résulte d’une part, une imprécision dans les mesures empiriques des discriminations raciales. Par exemple, Marguerite Cognet utilise le taux de refus des médecins généralistes comme un acte racialiste, car la plupart des détenteurs de l’aide médicale d’État (AME) sont des personnes immigrées ou descendantes d’immigrés (p. 81). Pour autant, cet indicateur ne permet pas de prendre en compte le nombre réel de personnes racisées ni de comprendre précisément le processus racialisant dans l’acte de refuser un détenteur de l’AME.

D’autre part, certaines affirmations importantes manquent de référencement et de précision. Ce qui ne manquera pas de perdre le lecteur non familier avec les littératures mobilisées. Par exemple, il est fait mention d’une inflation des représentations racistes véhiculées par la presse française (p. 115). Cette affirmation n’est jamais appuyée par des études permettant de le constater. Plus tard, dans un autre chapitre, la question est également évoquée, mais étayée uniquement par des études sur la presse étrangère (p. 180). D’autres passages perdront le lecteur non spécialiste, comme lorsque Mame-Fatou Niang définit la négrophobie comme simple rejet de l’autre, il est difficile d’en saisir les subtilités conceptuelles par rapport au racisme en général ou à l’antisémitisme en particulier.

Conclusion

L’ouvrage contribue avec sagacité à invertir la critique souventefois formulée dans les débats publics par les tenants de l’universalisme républicain : les universitaires et militants antiracistes seraient mus par l’émotion et développeraient ainsi une position victimaire ne supportant pas la critique (p. 382). Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison montrent en quoi la position républicaine universaliste peut elle aussi être perçue comme émotive et plus que jamais fragile face à ses propres engagements égalitaires. À la lecture de l’ouvrage, il devient tentant de parler d’une fragilité républicaine au même titre que d’une fragilité blanche [9] encore faudrait-il préciser le sens du républicanisme, si celui-ci en possède bien un aujourd’hui.

Omar Slaouti, Olivier Le Cour Grandmaison (dir.), Racismes de France, La Découverte : Cahiers libres. 2020.

par Tristan Boursier, le 3 décembre 2020

Pour citer cet article :

Tristan Boursier, « La race, une fragilité républicaine », La Vie des idées , 3 décembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Slaouti-Grandmaison-Racismes-de-France

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Les auteurs citent de nombreux exemples où le débat universitaire est malmené si ce n’est a été rendu impossible : annulation d’un colloque organisé par la chaire Égalité, inégalités et discrimination initialement prévues le 14 octobre 2017 à Lyon-II, La plainte du ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer contre l’organisation d’un stage syndical de Sud Éducation 93 sur les questions de racisme d’État en France ou encore les accusations d’Emmanuel Macron en juin 2020 contre le monde universitaire qui serait responsable selon lui d’œuvrer en faveur d’un sécessionnisme (p. 17-18).

[2Les contributions sont regroupées en trois parties thématiques : quand le racisme structure nos vies  ; prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme  ; tous ces nous qui résistent. Cependant, ces parties ne font pas l’objet d’explication ou d’une introduction qui viendrait expliciter leur substance. Nous avons donc choisi de ne pas suivre ce découpage.

[3Mélusine est le pseudonyme utilisé par une des contributrices de l’ouvrage qui est également connue pour son activité numérique sur Twitter et sur Médiapart.

[4À titre de comparaison, Statistiques Canada a produit 19 études et rapports sur la race durant la même période.

[5Voir par exemple l’intervention de Gwénaële Calvès dans la Vie des Idées qui offre une perspective différente sur la double distinction entre racisme et discrimination à caractère systémique ou institutionnel.

[6Sur ce point voire les travaux de Stuart Hall tels que son ouvrage édité en français en 2019 Race, ethnicité, nation. Le triangle fatal.

[7Valérie Sala Pala, Discriminations ethniques. Les politiques du logement social en France et au Royaume-Uni, RES publica, Rennes, 2013.

[8Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et Aude Rabaud, Du racisme d’État en France  ?, Le bord de l’eau, 2020.

[9Référence au concept de R. DiAngelo, «  White fragility  », présenté dans son ouvrage de 2018 White fragility : Why it’s so hard for white people to talk about racism.

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