La période révolutionnaire est souvent associée aux idéaux politiques et éducatifs qui devaient structurer plus tard le système éducatif contemporain. Mais comment faisait-on école à la fin du XVIIIe siècle, juste après et juste avant la chute de l’Ancien Régime ?
Comment s’organisait la classe dans les établissements ruraux des décennies qui courent des années 1750 jusqu’au début du XIXe siècle ? C’est la question qui traverse Le maître d’école du village au temps des Lumières et de la Révolution, un ouvrage issu d’une thèse d’histoire soutenue par Côme Simien en 2017 à l’Université de Clermont-Ferrand. Ce livre très fourni traite des rapports entre les pouvoirs publics et le maître d’école tout au long des décennies qui vont du mitan du XVIIIe siècle à l’aube du XIXe siècle. Les analyses fines restituent la complexité sociale de l’école rurale, qui ne se limite pas à une tabula rasa ou une forme d’immobilisme de ces sociétés.
Dès la fin du Moyen-Âge, des écoles apparaissent dans les campagnes. Elles se diffusent ensuite notamment dans les zones gagnées à la réforme protestante, avant de connaître une dynamique décisive dans le dernier tiers du XVIIe siècle à l’initiative de l’Église catholique puis par l’ordonnance royale de 1698 qui astreint les parents à envoyer leurs enfants, catholiques comme protestants, dans les écoles paroissiales pour en faire de bons catholiques.
Travailler à partir d’archives lacunaires et hétérogènes
L’auteur cherche à comprendre les relations qui se jouent entre les autorités politiques et le maître d’école dans les territoires ruraux métropolitains, à savoir les communes de moins de 2000 habitants. Il écarte donc de son analyse les villes et grosses bourgades, qui ont déjà constitué l’objet de travaux d’histoire de l’éducation, mais aussi les territoires ultra-marins où l’éducation est très majoritairement déléguée aux congrégations enseignantes. Ne disposant que de sources lacunaires dispersées, qui limitent toute ambition d’analyse sérielle, l’historien a pris le parti de chercher les matériaux disponibles relatifs à son sujet à la fois dans les archives nationales mais également dans les archives départementales, privilégiant ici l’Alsace, la Bretagne, le Midi provençal, le Midi pyrénéen et la Picardie : il a travaillé ainsi à partir de délibérations et de comptabilités villageoises, de contrats de recrutement, de correspondances et d’enquêtes administratives, de procès-verbaux de visites paroissiales, de requêtes d’enseignants, de registres de baptême, mariage et sépulture ainsi que d’écrits du fort privé.
À partir de ces sources éparses, il parvient à restituer les lignes de force, les évolutions et les caractéristiques d’une histoire scolaire villageoise du siècle des Lumières et de la Révolution en montrant de manière convaincante comment l’école du village demeure, malgré les bouleversements politiques d’alors, une institution de proximité. Rendant quasiment impossible sur la période retenue toute prosopographie des maîtres d’école, appelés aussi régents, les sources mobilisées donnent toutefois une idée des personnes qui exerçaient cette fonction. Profession occupée majoritairement par des hommes dans les territoires ruraux, le maître d’école est le plus souvent un enfant du pays – comme c’est encore le cas sous la IIIe République [1] –, issu de familles de régents déjà (re)connus, voire de cultivateurs locaux. En se penchant sur les droits d’écolage et les rémunérations annexes, Côme Simien démontre que le traitement de ces maîtres, proche du monde des pauvres conjoncturels caractérisé par la résidence, l’autosuffisance alimentaire et l’aptitude à capitaliser un petit pécule, est largement inférieur à celui des laboureurs et des fermiers.
L’école, lieu important pour la vie du village avant la Révolution
Bien que l’Église catholique, en accord avec la monarchie française a pour mission de contrôler l’administration des écoles paroissiales, Côme Simien montre que cette institution dans les territoires ruraux est davantage contrôlée et dépendante du pouvoir local, à savoir des communautés villageoises. Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, la présence d’école est massive, quelle que soit la région, avec un taux d’équipement vraisemblablement proche de 80 à 100 %. Même d’humbles communautés rurales d’à peine 200 habitants ont leur enseignant du fait des liens étroits à cette époque entre les tâches éducatives et l’administration du sacré que doit remplir tout maître. La liste des missions attribuées aux maîtres d’école, tout comme les droits d’écolage, le choix de la personne et la maison d’école qui occupe généralement une place centrale dans le village, sont fixées par les notables, qui tiennent les ressorts des assemblées générales des habitants. Le choix du maître relève davantage des hiérarchies à l’œuvre que de l’exercice de la démocratie au sein des communautés : généralement, les chefs de quelques familles choisissent à l’avance l’homme qui exercera cette fonction, cette décision est ensuite entérinée lors de l’assemblée générale.
L’auteur étudie de manière précise un phénomène davantage connu pour le XIXe siècle que sont les oppositions entre notables pour le contrôle de l’école. Ces querelles sont animées par des coalitions de grandes maisons au service des ambitions politiques locales qui ne se revendiquent jamais comme telles. Elles éclairent l’historien sur la redéfinition de la frontière séparant les champs de compétences du pouvoir spirituel et du pouvoir profane au village : le rôle des curés dans les choix de l’enseignant s’efface progressivement durant la seconde moitié du XVIIIe siècle au profit d’un partage entre les notables laïcs (tutelle sur les fonctions de régent) et le prêtre (tutelle restreinte aux activités cultuelles du maître). Comme cela a été démontré déjà par Maurice Agulhon pour les confréries ou Michel Vovelle pour les institutions de charité, Côme Simien démontre que l’école participe d’une dynamique plus générale de déviation profane d’institutions initialement dépendantes de l’Église.
Jeux et contournements du pouvoir local
Au XVIIIe siècle, nous sommes loin de la toute-puissance épiscopale mais également royale sur les maîtres. Côme Simien démontre que l’inflation réglementaire épiscopale alors à l’égard de l’école signifie non pas une main mise forte des évêques, mais davantage une capacité des autorités locales à échapper aux tutelles royale et épiscopale, voire à les contourner pour choisir leur maître et attribuer les missions qui lui sont assignées. En 1789, les villages ont donc une longue habitude de contournement des prétentions scolaires des autorités extérieures. En effet, le maître, lorsqu’il est embauché par la commune, se retrouve en situation de domesticité et de dépendance à l’égard de celle-ci : « c’est bien en serviteur que les envisagent les localités et c’est en fonction de ce statut qu’elle bâtisse leurs rapports à eux » (p. 124). Par les revenus complémentaires consentis par les localités, notamment ceux en nature versés par les villageois, le maître se rattache à l’univers de la domesticité. Devant accomplir de nombreuses tâches qui ne relèvent pas toutes de l’enseignement, il sert l’ensemble de la communauté, et pas seulement les élèves qu’il encadre.
Entre l’été 1789 et le printemps 1791, les autorités extra-villageoises (royale et épiscopale) qui exerçaient auparavant une tutelle sur les petites écoles disparaissent. Ainsi, de tous les anciens acteurs des petites écoles, ne restent que les communautés villageoises. La Constituante fonde alors un régime local communaliste qui reconnaît aux municipalités un champ de fonction propre et exclusif. Contrairement aux collèges et écoles de charité des villes touchés par les vicissitudes de la période, rien n’a vraiment changé pour les écoles villageoises dans le choix des maîtres et les fonctions de l’école, à condition toutefois de tenir compte du contexte nouveau qui voit tout changer dans l’administration des affaires locales : suppression théorique de l’assemblée générale des habitants, dont la tenue systématique permet toutefois le recrutement de l’enseignant du village et la définition de ses obligations contractuelles. Le village continue à prendre en charge financièrement l’école rurale.
Les pages consacrées aux lois éducatives votées durant la Révolution et le Consulat, notamment la loi Bouquier (1793), puis Lakanal (1794) et Daunou (1795), donnent une relecture stimulante des conclusions négatives écrites jusque-là à leur sujet. La loi Bouquier a permis en effet de densifier le réseau des écoles publiques existantes alors, et montre la capacité des communes rurales à s’emparer des décrets de l’administration centrale pour les adapter à leurs pratiques collectives traditionnelles, telle la nomination collective de l’enseignant et l’élaboration d’un règlement propre à l’école du village.
Quant aux lois Lakanal et Daunou qui consacrent le caractère centralisateur qui retire théoriquement aux communes toute compétence scolaire et consacrent l’existence d’un système scolaire dual public-privé, l’auteur explique comment l’échec rural de l’école publique de la République permet la réussite des écoles privées dans ces territoires. Cette situation n’est donc pas le reflet d’un conservatisme politique et religieux mais indique davantage pourquoi de nombreux maîtres publics se sont tournés vers l’enseignement privé pour des raisons alimentaires (chapitre 8). Le pouvoir local, par de multiples résistances, remet donc en cause le centralisme scolaire, voire y échappe par les écoles privées rurales qui se rapprochent d’une institution publique communale.
Des pratiques de classe révélatrices de la hiérarchie sociale du village
L’auteur expose de manière passionnante comment la communauté par l’entremise de l’école ambitionne de prendre en charge la formation sociale de ses propres enfants durant l’ensemble de la période. Ne respectant pas la séparation des sexes dans les classes, ce qui contrarie les autorités épiscopales, les maîtres accueillent des enfants d’âges variés avec pour ambition de les préparer à la communion ou la confirmation. Exploitant de manière nouvelle des sources iconographiques et littéraires connues grâce aux recherches d’Emmanuelle Chapron [2] et d’Anne-Marie Chartier [3], l’historien explique que les classes accueillent fréquemment plus de 40 enfants, voire parfois une centaine, et que les pratiques pédagogiques employées par les maîtres sont plus complexes que le face-à-face de la méthode individuelle présentée comme incarnation de la façon de faire classe dans les territoires ruraux jusqu’en 1833.
En effet, la scolarisation se différencie socialement : la plupart des enfants pauvres va à l’école gratuitement au moins au stade initial des apprentissages que sont catéchisme et lecture grâce à la solidarité et à la charité paroissiales. Ensuite, les droits d’écolage versés au maître varient selon la durée et le type d’apprentissage reçu : lire puis écrire et enfin compter. Les pages consacrées à l’apprentissage de la lecture pour tous les écoliers pointent l’importance de l’oralité. Le jeune enfant commence à apprendre par cœur et à réciter en groupe des prières ou des chants religieux déjà familiers avant d’apprendre à les lire, sans les comprendre nécessairement. La compréhension de ces textes et l’apprentissage de savoirs diversifiés, laïcisés et pratiques, sont réservés ensuite à une petite minorité composée des enfants des notables et ne sont donc plus des pratiques communautaires. Le maître individualise alors ses pratiques quand les effectifs se réduisent. Les apprentissages reçus reflètent donc les hiérarchies sociales communautaires que les élèves intériorisent au sein de l’école. Les innovations pédagogiques de la fin du XVIIIe siècle, étudiées par Marguerite Figeac [4] pour les villes de cette époque, sont donc rares dans le monde rural. Le maître se doit avant tout de s’inscrire dans le moule des traditions communautaires.
Ces pratiques demeurent en s’hybridant lors de la Révolution. Comme auparavant, le maître d’école doit garder ses idées politiques pour lui si elles divergent de celles éprouvées par la majorité du village. Il doit continuer à « faire vivre l’unanimisme villageois » (p. 277). Les méthodes d’apprentissage de la lecture perdurent en s’adaptant : aux anciens ABCdaires se succèdent les manuels républicains, et la mémorisation de la Déclaration des droits de l’homme remplace celle du Pater noster. Durant ces années, il doit faire éprouver aux élèves la passion de la République par la pédagogie : chants patriotiques, petits clubs politiques, bataillons scolaires (chapitre 9). Cependant, ces expériences confortent davantage dans leur choix politiques des communes acquises à la Révolution et permettent aux enfants d’édiles locaux de se distinguer dans le patriotisme scolaire.
Cette stabilité s’observe aussi dans le personnel enseignant, les acteurs locaux que sont les maîtres se sont adaptés aux contextes politiques : ainsi les écoles particulières rurales ont majoritairement été faites par les régents des petites écoles de l’Ancien Régime. Ainsi, même si l’on peut regretter de ne pas en savoir davantage sur l’éducation des filles, faute d’archives existantes, ou que certains passages sont parfois très détaillés, cet ouvrage est une contribution importante pour la personne qui désire comprendre l’importance du pouvoir municipal dans les politiques éducatives mais aussi le rôle du maître tout comme les pratiques pédagogiques dans un contexte caractérisé par des bouleversements politiques nationaux importants.
Côme Simien, Le maître d’école du village au temps des Lumières et de la Révolution, Paris, CTHS, 2023, 490 p., 32 €.
Patricia Legris, « L’instituteur autour de la Révolution »,
La Vie des idées
, 13 décembre 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Simien-maitre-ecole-village-temps-Lumieres-Revolution
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[1] Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.
[2] Emmanuelle Chapron, Livres d’école et littérature de jeunesse en France au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2021.
[3] Anne-Marie Chartier, L’école et l’écriture obligatoire, Paris, Retz, 2022.
[4] Marguerite Figeac-Monthus, Les enfants de l’Émile ? L’effervescence éducative de la France au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, Berne, Peter Lang, 2015.