Dans son dernier ouvrage, le sociologue américain Howard Becker revient sur les principes de sa méthode, et de ses relations avec les présupposés du sens commun. Il répond notamment à ceux qui l’accusent de relativisme moral.
Dans son dernier ouvrage, le sociologue américain Howard Becker revient sur les principes de sa méthode, et de ses relations avec les présupposés du sens commun. Il répond notamment à ceux qui l’accusent de relativisme moral.
Le nouveau livre du sociologue états-unien Howard Becker, intitulé What about Mozart ? What about Murder ? Reasoning From Cases, prend pour point de départ deux « questions assassines » qui lui ont été adressées au cours de sa longue carrière. Becker les considère comme modèles des arguments que lui ont opposés des collègues irrités de voir un jugement comme la déviance pris comme thème de recherche. L’auteur souligne que ce genre de questions, « Et le meurtre alors ? », s’appuie sur une opinion commune supposée évidente, mais que le locuteur se dispense d’élaborer. Si l’on explicitait ce sens commun, la question deviendrait : « Seriez-vous d’accord pour dire, comme tout le monde le sait, que le meurtre est bien quelque chose d’horrible ? Dans ce cas, la déviance n’est pas une construction relative et votre travail est sans intérêt. »
Becker répond, inlassablement, que la déviance comme le génie, est une notion qui varie selon les points de vue, les époques et les cultures et qu’il est donc difficile sinon impossible de l’accepter comme valeur morale absolue et à plus forte raison, de l’adopter comme critère scientifique.
Cette réponse ne fait qu’appliquer les principes de la théorie de l’étiquetage que Becker n’a cessé de développer depuis la publication d’Outsiders en 1963 (1985 en France). Cette démarche invite à remettre en cause les qualifications automatiques de déviance tenues pour évidentes par le sens commun. Elle consiste à détacher l’étiquette de la personne ainsi désignée pour attirer l’attention sur les activités et les mécanismes qui mènent à ce jugement. Ainsi, les fumeurs de marijuana ne sont pas déviants par nature, mais simplement parce que cette étiquette, élaborée par des « entrepreneurs de morale » leur a été appliquée avec succès. Cinquante ans après la parution d’Outsiders, la dépénalisation de la consommation, puis de la vente de cannabis dans quelques États des Etats-Unis illustre pour le grand public combien le jugement de déviance était effectivement construit.
Ce livre est donc la réponse de Becker à ceux qui l’accusent de relativisme improductif, notamment aux tenants de la science des corrélations statistiques et des grandes théories sociales (« social scientific theory of everything » (p. 7)) qui occupent une place prépondérante en sociologie. Il expose en sept chapitres entre l’introduction et la conclusion, des méthodes pour aider les chercheurs à raisonner à partir d’études de cas et aboutir à des résultats scientifiques. Cet ouvrage est ainsi une suite à ses précédents opus méthodologiques comme Les ficelles du métier (2003), Écrire les sciences sociales (2004) et Comment parler de la société (2009). Nous présenterons d’abord ses principales méthodes avant de lever une ambiguïté sur la nature des savoirs chez Becker.
La première méthode est l’approche comparative de cas similaires (chap. 2). Plutôt que d’utiliser les comparaisons pour renforcer des théories de plus en plus généralisables, comme le font les études sur les niveaux de développement dans différents pays, Becker utilise la comparaison pour élargir l’éventail des variables à l’œuvre dans des classes d’activités relativement similaires. Il cherche à complexifier les explications tandis que les approches comparatistes tendent à les simplifier.
Une fois que de nouvelles variables sont identifiées, il reste à comparer les cas similaires. Il cite ainsi la recherche que son mentor Everett Hughes (1943) a menée sur les phénomènes de mixité ethno-raciale provoqués par l’industrialisation dans les pays occidentaux et dans leurs colonies. En prenant comme variable principale la distribution ethnique selon les échelons de la hiérarchie industrielle, il a montré que la mobilité sociale était quasiment absente dans l’industrie coloniale. Cette ségrégation a produit un poste appelé le « straw boss », un homme de paille externe aux groupes dirigeants et dirigés, utilisé par la direction comme intermédiaire pour communiquer avec les ouvriers. Cette figure conceptuelle a été ensuite utilisée par Hughes pour discuter différents modes de contrôle de la mobilité sociale dans la société américaine.
Selon Becker, trois difficultés rythment la recherche comparative : comment choisir les bons cas à comparer, comment choisir les bonnes variables et enfin, comment identifier les types sociaux qui ouvrent la comparaison à encore d’autres cas ? L’auteur expose ses solutions dans les chapitres suivants.
Une technique (chap. 4 et 5) consiste à considérer un problème particulier comme le résultat de dynamiques sociales contenues dans une « boîte noire » au fonctionnement particulièrement opaque. Si les études statistiques indiquent des variables corrélées à des résultats spécifiques, comme la relation entre l’appartenance raciale et l’usage de drogues psychotropes, elles ne donnent aucune explication. La boîte reste fermée aux études quantitatives.
Une première technique pour ouvrir la boîte consiste à examiner les raisons pour lesquelles une corrélation établie ne fonctionne pas ou plus. C’est un cas que de nombreux analystes préfèrent ignorer, mais que Becker, à la suite de Lazarsfeld, prend au contraire comme une opportunité. Comment se fait-il, par exemple, que l’addiction aux opiacés se soit d’abord développée chez les femmes blanches de classe moyenne et d’âge moyen avant de se déplacer chez les jeunes hommes noirs des quartiers pauvres ? Becker prend appui sur le travail de Dudouet (2009) pour expliquer que la loi a changé au début du XXe siècle afin de protéger le monopole sur l’opium des États-Unis, de l’Angleterre et de la France. Elle a rendu le commerce des opiacés illégal et restreint le marché au domaine contrôlé de la médecine. De nombreuses femmes qui consommaient des drogues en vente libre sur les conseils de leur amies ou médecins pour alléger les effets de la ménopause étaient devenues dépendantes. Mais du jour au lendemain, elles ont dû se sevrer. Prohibé, le marché s’est déplacé dans les quartiers moins surveillés par la police. Les jeunes noirs américains ont été enrôlés d’abord comme travailleurs puis comme consommateurs. Cette analyse fait dire à Becker qu’une variable déterminante de la consommation de drogue est l’accessibilité, plutôt que l’appartenance raciale.
Mais ce n’est pas la seule. Pour en identifier d’autres, Becker propose d’ajouter de nouveaux cas comparables. Il illustre cette technique en commentant un de ses articles sur les effets des drogues (Becker 1967a). La première comparaison, entre les usages du cannabis et du LSD, lui fait dire que les savoirs partagés des usagers ont un impact déterminant sur les effets secondaires. Lorsque l’information issue des expériences individuelles circule, elle constitue une « culture de la drogue » qui aide les usagers à contrôler les effets indésirables. Puis Becker compare la distribution de l’information au cas des médicaments obtenus par ordonnance, et enfin au cas des drogues administrées sans le consentement des patients ou victimes. Ces cas lui font ajouter la variable du pouvoir sur l’effet des drogues, notamment sur le choix du dosage. Celui-ci répond en effet à des logiques différentes suivant qu’elles sont contrôlées par des objectifs économiques ou prophylactiques, voire guerriers.
Une autre boîte noire chère à Howard Becker est celle qui produit la valeur de l’art. Comment sait-on si une œuvre est remarquable ? Quel prix vaut-elle réellement ? Ici l’auteur s’appuie sur un problème spécifique au monde de l’art identifié par Raymonde Moulin (1967) : il est presque impossible de distinguer la valeur économique de la valeur esthétique. Pourtant, la valeur économique est censée n’être qu’une conséquence de la valeur esthétique et pas l’inverse. Cela crée un problème personnel pour les critiques et collectionneurs, qui peuvent être accusés de faire monter artificiellement les prix de pièces médiocres.
La stratégie généralement utilisée par les acteurs des mondes de l’art selon Moulin est de produire de la rareté. Becker ajoute à la boîte noire l’idée que les informations dont les acteurs du monde de l’art disposent sur les artefacts et sur les gens qui les produisent et les commercialisent sont déterminantes pour l’établissement de la valeur de l’art. Ceux qui en savent plus que les autres peuvent avancer un jugement et tenter de lancer un artiste en persuadant les autres acteurs du monde de l’art qu’ils ont vu juste et qu’il faut les suivre sous peine de passer à côté du marché.
Cette présentation repose sur l’idée qu’il n’y a pas de logique propre à ce qui définit l’esthétique, autre que le goût personnel de quelques critiques et les dynamiques du marché. Si cela est vrai, alors tout le travail du monde de l’art consiste à le prémunir contre la révélation qu’il n’y a pas de qualité esthétique en soi. Le monde de l’art contemporain fonctionnerait grâce à une forme de fiction collective bien rodée et certainement cynique, ou alors empreinte d’illusion. Cette dénonciation, selon Becker, est issue d’une élite dépossédée de son monopole d’évaluation. L’analyse de la production de la valeur artistique permet alors d’identifier les perdants et les gagnants de l’évolution d’un marché aux règles spécifiques.
Curieusement, Becker ne discute pas les critères qui permettent aux acteurs du monde de l’art de déterminer les raisons pour lesquelles ils réalisent et apprécient une œuvre en dehors de sa valeur purement stratégique ou financière. En s’intéressant uniquement aux opérations d’étiquetage, il s’éloigne des pratiques et de l’expérience collective qu’il avait introduites dans Les Mondes de l’art (Becker 1988). Le monde se rapproche alors d’un champ artistique traversé de luttes de définitions (Bourdieu 1991) où les gagnants sont ceux dont le regard sur les œuvres (et leur environnement) est mieux informé que les autres. Dans ce cas, les « cultures artistiques » locales, à l’inverse de la culture de la drogue dont les effets sont avérés, ne semblent pas peser bien lourd face aux machinations du marché. Comment expliquer la différence entre les statuts accordés aux savoirs dans les mondes de la drogue et de l’art ?
Dans tous les exemples convoqués dans le livre, Becker ne fait pas de différence fondamentale entre le savoir quotidien des usagers et les savoirs experts des chercheurs. Il définit le savoir comme « ce que les gens pensent devoir prendre au sérieux et adopter comme guide pour l’action. » Il appelle de même « recherche » la production du savoir et la définit comme « l’accumulation d’idées confrontées plus ou moins systématiquement à l’expérience du monde empirique » (p. 72). Cette similitude entre le savoir du chercheur scientifique et celui de tout un chacun lui permet de tirer nombre de ses exemples de sa vie personnelle, ainsi que des cultures profanes qu’il a étudiées, comme les savoirs des usagers de drogues. De la même manière, le savoir, ou plutôt sa production et sa distribution est une des variables récurrentes de toutes les boîtes noires qu’il se propose d’ouvrir. Un des résultats de ces enquêtes tend d’ailleurs à confirmer l’intérêt d’une continuité entre les savoirs profanes et les savoirs professionnels : les mondes sociaux, comme celui des drogues récréatives ou celui des médicaments, fonctionnent de façon d’autant plus avantageuse pour les usagers (ou les subalternes) que les savoirs sont partagés du haut au bas de l’échelle et inversement.
Pourtant, le livre de Becker est traversé par une tension intéressante : les bonnes recherches ne peuvent pas adopter les catégories du sens commun sous peine de ne faire que confirmer les jugements qu’il faudrait précisément analyser. En conséquence, sa recherche rencontre souvent l’opposition de ceux pour qui les définitions sont évidentes (et qui ont en général tout intérêt à les conserver intactes). C’est un dilemme, conclut-il, qui n’a pas de solution facile. Comment valoriser les savoirs profanes tout en se défiant du sens commun ?
Pour sortir de cette impasse, pourquoi ne pas cesser d’opposer savoirs communs et scientifiques ? Ne faudrait-il pas plutôt se pencher sur la validité des savoirs, laquelle n’est pas dépendante du statut profane ou expert de la personne qui les détient ? Becker suggère d’ailleurs sans le développer que la différence entre un savoir scientifique et un savoir non scientifique repose essentiellement sur un étayage empirique lié à un travail d’enquête. Il est reconnu par les pairs et les collègues selon un critère de logique argumentative. Idéalement, une bonne recherche, écrit Becker, présente des résultats que des contradicteurs logiques (scientifiques dans le bon sens) ne peuvent contester dans l’état actuel de leurs connaissances.
Cette piste esquissée par Becker pourrait être prolongée en prenant appui sur la théorie de l’enquête de John Dewey (1993). Deux aspects de sa conception semblent ici plus particulièrement pertinents. En premier lieu, Dewey ne réserve pas la conduite d’enquêtes aux milieux académiques. Elle est plus généralement le processus par lequel les individus élaborent des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent, soient-ils artistes, ouvriers ou professeurs. En deuxième lieu, la validité des savoirs constitués par une enquête est avérée lorsque celle-ci est menée à son terme. Les solutions qu’elle produit revêtent alors une forme qui peut être qualifiée de logique. Il devient ainsi possible d’identifier des savoirs valides, qu’ils soient profanes ou scientifiques, et de résoudre l’ambigüité présente dans le livre.
Cette approche apporte l’arrière-plan de théorie cognitive, faute duquel les derniers chapitres de Becker risquent d’être lus comme des provocations gratuites dépourvues de profondeur épistémologique. Elle rend par exemple compréhensible le passage dans lequel il expose comment des histoires fictives, mais logiques, peuvent être utiles au raisonnement scientifique, tandis que les questions assassines de ses collègues, qui s’appuient sur des cas imaginaires, mais incomplets, pèchent par leur absence de logique (chap. 6). Elle aide aussi à comprendre pourquoi un projet de recherche peut s’arrêter à n’importe quel point du processus d’enquête, pourvu que ses résultats soient à la mesure des investissements consentis pour les obtenir (Chap. 7).
Raisonner à partir de cas, comme l’annonce le sous-titre, peut ainsi s’entendre de deux manières. Des chercheurs le liront plutôt comme une façon de justifier la démarche qui consiste à illustrer à l’aide d’exemples des théories construites en rupture du sens commun. D’autres s’en saisiront comme une manière d’interroger la validité des théories qu’ils produisent, à la lumière des savoirs profanes et des expériences sensibles qu’ils recueillent au fil de leurs enquêtes. Par l’attention qu’elle porte à la continuité entre sens commun et théorie scientifique, cette seconde manière de procéder nous semble plus propice pour ouvrir les échanges entre le monde académique, la société civile et les administrations.
par , le 30 septembre 2015
Becker, Howard S. 1967a. “History, Culture and Subjective Experience : An Exploration of the Social Bases of Drug-Induced Experiences.” Journal of Health and Social Behavior, 163–76.
Becker, Howard S. 1967b. “Whose Side Are We On ?” Social Problems 14 (3) : 239–47. doi:10.2307/799147.
Becker, Howard S. 1985. Outsiders : Études de Sociologie de La Déviance. Editions Métailié.
Becker, Howard S. 1988. Les Mondes de L’art. Translated by Jane Bouniort. Paris : Flammarion.
Bourdieu, Pierre. 1991. “Le Champ Littéraire.” Actes de La Recherche En Sciences Sociales 89 (1) : 3–46. doi:10.3406/arss.1991.2986.
Cressey, Donald R. 1953. Other People’s Money ; a Study of the Social Psychology of Embezzlement. New York : Free Press.
Dewey, John. 1993. Logique. La Théorie de L’enquête. Paris : Puf.
Dudouet, François-Xavier. 2009. Le Grand Deal de L’opium : Histoire Du Marché Légal Des Drogues. Éditions Syllepse.
Freidson, Eliot. 1960. “Client Control and Medical Practice.” American Journal of Sociology, 374–82.
Geertz, C. 2002. Savoir Local, Savoir Global : Les Lieux Du Savoir. Traduit par D. Paulme. Presses universitaires de France Paris.
Hughes, Everett Cherrington. 1943. “French Canada in Transition.”
Moulin, Raymonde. 1967. Le Marché de La Peinture En France. Éditions de Minuit.
Stéphane Tonnelat, « Sens commun et savoir scientifique », La Vie des idées , 30 septembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Sens-commun-et-savoir-scientifique
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