Une série inédite de conférences expose le point de vue du philosophe pragmatiste Richard Rorty sur la religion, la vérité et l’éthique, centrées sur l’absence de responsabilité des humains envers quelque autorité non humaine (telle que Dieu, la Réalité ou des obligations universelles).
L’œuvre de Richard Rorty (1931-2007) s’efforce de rendre ses lettres de noblesse à un courant philosophique naissant au États-Unis au début du XIXe siècle et qui avait fini par être absorbé par la philosophie analytique : le pragmatisme. À une époque où la philosophie était déchirée par rivalité entre la philosophie analytique et la philosophie continentale, cette remise à neuf était pensée par Rorty comme une troisième voie [1]. En 1996, Rorty donna à l’Université de Gérone un cycle de dix conférences intitulé « L’anti-autoritarisme en épistémologie et en éthique ». Si plusieurs d’entre elles furent reprises de façon éparse dans divers recueils d’articles [2], l’ensemble ne fut publié intégralement sous sa forme originale qu’en catalan et en espagnol en 1998 et en 2000. La publication présente offre ainsi pour la première fois la possibilité d’apprécier en langue anglaise ce cycle qu’Eduardo Mendieta qualifie, dans sa postface, « d’explication la plus synthétique et la plus détaillée » [3] (p. 194) de la philosophie de Rorty. Prises séparément, ces conférences peuvent être considérées comme un panorama thématique exposant successivement le point de vue de Rorty sur la religion, la vérité et l’éthique. Remises ici à leur place, ces différentes thématiques se précisent comme des moments différents d’une même réflexion centrée sur la notion d’anti-autoritarisme – c’est-à-dire sur le refus de reconnaître que les humains puissent avoir des responsabilités envers quelque chose de non humain (comme Dieu, la Réalité ou des obligations universelles).
Une religion sans péché
Pour Rorty, le pragmatisme est d’abord une philosophie qui s’approprie et généralise la démarche que les philosophes des Lumières avaient mise au point pour critiquer la religion. Dans la conception traditionnelle de la religion, une action ne peut être reconnue comme morale que si elle respecte la volonté de Dieu. Dans ce cas, c’est parce que nous cherchons à respecter Dieu que nous en venons à reconnaître certaines pratiques alimentaires spécifiques comme interdites alors qu’elles semblent ne faire de mal à personne (p. 2). Les philosophes des Lumières répondent à cela que nous n’avons pas besoin de Dieu pour avoir de règles morales. Nous pouvons tout à fait, par exemple, reconnaître que tuer son prochain doit être interdit sans que l’on ait à faire appel à quelque prescription canonique pour justifier cette proposition. Il suffit que nous nous mettions d’accord sur le fait que le meurtre doit être considéré comme un acte interdit. L’apport de la philosophie des Lumières est ainsi d’avoir montré qu’en matière de morale le consensus peut remplacer la loi divine. Ce que retiennent les pragmatistes de cette proposition, c’est qu’il y a quelque chose de libérateur dans ce passage. Pour Rorty, le problème des croyances religieuses traditionnelles est qu’elles sont « décourageantes » (p. 3) : elles nous amènent à considérer que, parce que les règles morales ne dépendent pas de nous, nous n’avons pas à chercher si l’on peut les améliorer de façon à rendre la vie humaine plus heureuse et plus riche. Passer à une conception anti-autoritariste de la morale, c’est alors se donner le droit (et le devoir) de changer la tradition pour améliorer la société.
Il serait cependant précipité de considérer que cette critique de la religion va de pair avec la défense d’un athéisme radical disqualifiant définitivement toute possibilité de tirer quelque chose de bon de la lecture des textes sacrés. En fait, la seule chose qu’exige la démarche anti-autoritariste, c’est qu’on ne traite pas ces textes comme une source de règles morales inaltérables. À partir de Dewey, Rorty esquisse la possibilité d’une religion déthéologisée qui renonce à l’idée de péché (c’est-à-dire au devoir de s’humilier devant Dieu) pour se concentrer sur l’idée d’amour (c’est-à-dire au devoir de coopérer avec les autres pour l’intérêt général). Ce que nous pouvons alors encore attendre de la religion, c’est qu’elle favorise en nous l’aspiration à une vie commune, marquée par la confiance et la solidarité.
Une épistémologie sans Réalité
Étendue au domaine de l’épistémologie, cette démarche débouche sur une critique de la définition classique de la vérité comme correspondance entre une proposition et la « Réalité ». Écrivant « Réalité » avec un grand « R », Rorty suggère une analogie : la Réalité est à l’épistémologie ce que Dieu est à la religion – une autorité inconditionnelle et non humaine que l’on doit respecter. La définition classique de la vérité nous invite à distinguer ce qui relève de la vérité de ce qui relève de la justification. Dire des vérités sur la pluie ou sur les ours, c’est en parler d’une tout autre façon de ce que nous en disons pour justifier ce que nous faisons pour nous abriter ou pour éviter les ours (p. 2). Dire la vérité, c’est dire ce que les choses sont en elles-mêmes, dans la Réalité, indépendamment de la façon dont nous y répondons en pratique. L’extension pragmatiste de la démarche anti-autoritariste à l’épistémologie amène à dire que nous n’avons pas besoin de Réalité pour parler de vérité. Cette affirmation pourra surprendre. Nous n’avons pourtant aucun mal à reconnaître que la proposition « 2 + 2 = 4 » est vraie sans avoir à considérer que c’est son adéquation à une supposée Réalité mathématique qui la justifie. Pour cela, il nous suffit de reconnaître que cette proposition n’entre pas en contradiction avec les autres propositions mathématiques que nous acceptons. Plutôt que la correspondance c’est, une fois de plus, une forme de consensus qui nous amène à accepter une proposition comme vraie – un consensus ne s’appuyant pas sur autre chose que la recherche d’une cohérence généralisée entre les propositions que nous utilisons. La démarche pragmatiste (que Rorty attribue aussi à Michel Foucault, Jacques Derrida, Jügen Habermas ou Bruno Latour) consiste à étendre cette définition cohérentiste de la vérité à toutes les propositions dont nous faisons usage – y compris celles relevant du domaine des sciences naturelles.
Pour Rorty, prétendre qu’une proposition est vraie, c’est adopter la posture d’un avocat qui fait valoir la cohérence de sa thèse par rapport au faisceau de preuves dont il dispose. Ce que nous reconnaissons comme vrai ne l’est jamais de façon inconditionnelle, mais toujours relativement aux éléments que nous prenons en compte. À tout moment, de nouvelles pièces peuvent être ajoutées au dossier et nous contraindre à réviser nos jugements. Cette façon de voir les choses n’implique pas nécessairement que nous ayons à abandonner l’ambition d’élaborer des propositions universellement valides – quoiqu’une telle ambition n’ait rien de nécessaire pour qu’une communauté soit habilitée à traiter les propositions qu’elle utilise comme vraies (pour cela, la cohérence relative des propositions qu’elle accepte suffit). Pour Rorty, la recherche d’universalité est le trait distinctif de certaines sociétés admettant que ces membres agissent par curiosité, c’est-à-dire en ayant la volonté d’élargir et d’enrichir autant que possible leur répertoire de proposition en y intégrant continuellement de nouvelles données (p. 71). Pour les pragmatistes, l’universalité n’est jamais quelque chose que l’on détient absolument, c’est une idée directrice permettant de justifier la démarche consistant à vouloir transformer la tradition de façon à rendre nos jugements toujours plus inclusifs.
Une éthique sans obligation universelle
Étendue au domaine de l’éthique, la démarche anti-autoritariste débouche sur une critique de la conception kantienne de la morale comme un ensemble de règles rationnelles inconditionnelles. Si, en épistémologie, la conception traditionnelle de la vérité nous amenait à opposer la vérité et la justification, en éthique, la conception kantienne de la morale nous amène à opposer la moralité (comme ensemble de règles de conduite inconditionnelles) et la prudence (c’est-à-dire, les attitudes que nous adoptons pour nous ajuster notre comportement à certaines configurations spécifiques de notre environnement). Pour Rorty, le problème de la morale universelle est qu’elle entretient le mythe d’un moi non relationnel qui n’a qu’à chercher en lui-même des règles inconditionnelles de conduite – un « moi psychopathe froid, intéressé et calculateur » (p. 131) qui n’a pas besoin de se préoccuper des autres pour savoir ce qu’il doit faire. Si, en épistémologie, Rorty proposait de rabattre la vérité sur la justification, il propose, en éthique, de rabattre la moralité sur la prudence : notre devoir consiste à accorder nos actions de telles manières à ce que celles-ci n’entrent pas en contradiction avec les actions de ceux que nous reconnaissons comme nos semblables.
Pas plus qu’en épistémologie, cette conception cohérentiste du devoir n’interdit que nous nous engagions dans la quête de devoirs universels en nous efforçant d’être toujours plus inclusif dans la façon dont nous définissons le champ de ceux que nous reconnaissons comme nos semblables. Cette recherche d’inclusivité éthique nous entraîne sur le terrain de la question de l’éducation. Pour Rorty, la fonction de l’éducation est de socialiser de jeunes générations de façon à éviter qu’elles développent un « moi psychopathe » et à les amener à se montrer capables de reconnaître comme des semblables la part d’humanité la plus large possible. Pour Rorty, le développement de cette reconnaissance inclusive n’est pas quelque chose que l’on pourrait s’obtenir par l’argumentation : ce n’est pas avec des arguments que nous pourrons rendre plus inclusifs les antisémites, les racistes ou les homophobes. Ici, la raison ne suffit pas. Pour devenir plus inclusif, il faut être mis dans une situation amenant à reconnaître – on pourrait même dire à sentir – que telle ou telle catégorie de personne est semblable à nous. Le dispositif pédagogique que Rorty favorise pour mettre les étudiants dans de telles situations consiste à leur faire lire des récits écrits à la première personne – comme Le journal d’Anne Frank, Black Boy ou Le mystère du lac [4] – des récits leur permettant d’être témoins de ce que vivent les juifs, les noirs ou les homosexuels et de sympathiser avec eux (p. 79).
Étayant son argumentation de considérations historiques, Rorty suggère que le pragmatisme s’appuie sur la dimension humaniste de la philosophie des Lumières pour justifier une conception hégélienne de la philosophie comme pratique réflexive émancipatrice. Avec les premiers philosophes pragmatistes – avec James, Pierce et surtout Dewey – ce projet d’émancipation humaniste prend la forme d’une philosophie intégralement dévouée à la concrétisation d’une politique démocratique. Le présent ouvrage nous offre un exemple lumineux de la forme que peut prendre de nos jours ce type de philosophie – celle d’une philosophie qui nous invite à renoncer aux idées de péché, de Réalité et d’obligation universelle pour attirer notre attention sur celles de confiance, de solidarité et d’inclusivité.
Richard Rorty, Pragmatism as Anti-Authoritarianism, Belknap Press, 2021, 272 p., 25 €.
Benoît Peuch, « À bas l’autorité ! »,
La Vie des idées
, 21 octobre 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Rorty-Pragmatism-Anti-Authoritarianism
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[1] Cf. Richard Rorty, La philosophie et le miroir de la nature, Le Seuil, 2017.
[2] Les conférences 2 (« Pragmatism as Romantic Polytheism ») et 8 (« Justice as a Larger Loyalty ») ont été publiées dans le volume 4 des Philosophical Papers de Rorty (Cambridge University Press, 2007). Les conférences 3 et 4 (« Universality and Truth ») ont été publiées en un seul chapitre dans Rorty and His Critics (ed. R. Brandom, Blackwell, 2000). La conférence 7 (« Ethics without Principles ») a été publiée dans Philosophy and Social Hope (Penguin, 1999) – et en français dans L’espoir au lieu de savoir (Albin Michel, 1995). Les conférences 9 (« Robert Brandom on Social Practices and Representation ») et 10 (« The Very Idea of Human Answerability to the World : John McDowell’s Version of Empiricism ») ont été publiées dans le volume 3 des Philosophical Papers (Cambrige University Press, 1998). Les conférences 1, 5, 6 sont inédites.
[4] Le journal d’Anne Frank, Le livre de poche, 2017 ; Richard Wright, Black Boy, Gallimard, 1974 ; Robert McCammon, Le mystère du lac [A Boy’s Life], Le livre de poche, 2019. Ces ouvrages sont cités par Rorty.