L’exemple d’Adam Billaut, riche entrepreneur en menuiserie du XVIIe siècle, montre comment le verbe populaire a été délégitimé, pour faire de l’« ouvrier-poète » une figure marginale. Les classements littéraires relèvent d’une opération politique.
L’exemple d’Adam Billaut, riche entrepreneur en menuiserie du XVIIe siècle, montre comment le verbe populaire a été délégitimé, pour faire de l’« ouvrier-poète » une figure marginale. Les classements littéraires relèvent d’une opération politique.
Au début du XVIIe siècle, la poésie est une activité dont la production est pensée comme un continuum, sans qu’y soient établies des différences selon l’origine sociale des discours. Elle est notamment pratiquée par des notables, médecins, avocats, officiers divers, mais aussi par de riches commerçants, entrepreneurs ou artisans enrichis, sans que le travail des uns et des autres soit rapporté à un statut social.
À l’échelle locale, toute une série d’artisans chantent en vers savants l’intelligence du geste travailleur et revendiquent l’articulation des mots et de la matière, de l’intellect et de la main. Jean Pussot, maître charpentier à Reims, François Poumerol, arquebusier, Jacques Sarode maître verrier ou François Hamoys lapidaire disent par l’écriture la fierté du métier et du travail. Ils publient notamment dans le cadre de leur ville et font de leur poésie autant d’occasions d’exprimer une forme d’esprit civique, de patriotisme local.
Que ce soit à l’occasion de fêtes des compagnies d’archers, de concours poétiques, des festivités liées à des entrées de ville, leurs mots et leur art disent la gloire de la cité et la participation de ces élites bourgeoises à la vie politique des lieux. Parmi ces poètes bourgeois et savants, bénéficiant d’une reconnaissance sociale et littéraire dès les années 1630, Adam Billaut (1602-1662), riche entrepreneur en menuiserie à Nevers, appartenant à la clientèle d’Anne de Gonzague, princesse du Nivernais.
Vient alors l’événement traumatique de la Fronde : dans les mazarinades, dans les libelles, les notables bourgeois écrivent aussi bien que les élites. Adam Billaut lui-même est auteur de mazarinades. Tous ces auteurs d’écrits politiques vont être désignés comme autant de figures populaires violentes et ignorantes. Face à cette figure politique menaçante, il devenait donc nécessaire, explique Dinah Ribard, de délégitimer le verbe populaire et de construire la fiction d’un peuple qui ne parle pas.
Il s’agit là d’une opération politique qui va être menée via l’arme de la littérature. À grand renfort de figures légitimes très connues (notamment Scarron, Georges de Scudéry, Corneille), réunies pour faire l’éloge introductif de son œuvre, Billaut va être arraché à la scène locale, publié sur la scène parisienne et construit comme « poète-ouvrier ». À la signature qu’il utilisait jusque-là se substitue l’expression du « menuisier de Nevers ».
Si sa poésie reste savante, les titres font signe vers le monde du travail manuel, Les Chevilles en 1644, puis Le Vilebrequin en 1663 : tout est fait pour que ce maître de métier, Maître Adam, ce notable, soit redéfini comme le prototype d’un modeste ouvrier. La poésie produite par le supposé pauvre ouvrier est alors définie comme exceptionnelle, surprenante, permettant de construire la règle qu’invalide cette exception : les ouvriers, les artisans, les simples notables ne parlent ni n’écrivent, et ce qu’ils disent n’est pas politique.
L’opération poétique est donc avant tout, selon Dinah Ribard, une opération politique visant à exclure ceux qui se sont autorisés à prendre part sur la scène politique de la Fronde. Dans les villes, les lieux d’expression possible de ces notables poètes tendent aussi à se fermer : les cérémonies d’entrée se font plus rares, les compagnies d’archers perdent de leur prestige, les fonctions municipales leur échappent à partir des années 1660 : les officiers y remplacent de plus en plus boutiquiers et maîtres d’atelier. L’opération poétique vient ainsi compléter une marginalisation civique et politique.
Au siècle suivant, l’entreprise de délégitimation de l’articulation du travail des mains et de la culture de l’esprit se poursuit. D’une part, la figure de Maître Adam, poète-menuisier, continue à être mise en valeur comme exception sociale (notamment par Voltaire), le caractère savant de sa poésie disparaissant complètement sous les jugements construisant sa réputation à partir d’un statut social populaire supposé, et son œuvre faisant l’objet d’une sélection pour recueils d’anthologie où ne sont conservés que les textes, parfois tronqués, les plus susceptibles d’être définis comme « populaires ».
D’autre part, le monde littéraire produit tout un jeu de construction de supercheries littéraires, d’invention d’auteurs populaires fictifs et grotesques, qui visent à discréditer tout auteur supposé plébéien : les figures d’Henri Sellier, prétendu savetier parisien, ou de Maître André, supposé perruquier, jouent ce rôle de régulation sociale d’un univers littéraire qui entend rester socialement homogène – et qui l’affirme également par le procès et la stigmatisation qu’il fait de Jean-Baptiste Rousseau, poète issu du monde de boutiquiers parisiens aisés.
La question n’est pas, pour Dinah Ribard, de savoir s’il y a des ouvriers qui écrivent, mais plutôt de voir comment le champ littéraire officiel invente au XVIe siècle, puis enrichit la figure de l’ouvrier-poète comme figure marginale et exceptionnelle. Il s’agit de voir par quels mécanismes une telle figure se crée, quels sont les intermédiaires sociaux qui y participent (figures politiques, hommes de lettres, éditeurs, censeurs, compilateurs d’anthologie) et dans quel but.
Une fois construite, cette figure a sans doute eu des effets : si « le menuisier de Nevers ne peut pas être regardé comme la cause du silence poétique des artisans du siècle des Lumières », l’autrice note que « sa présence littéraire a été un principe actif qui a contribué à ce silence » (p. 192). Son exceptionnalité construite a fonctionné comme un principe d’interdiction efficace.
Dinah Ribard montre que l’opération éditoriale qui a construit le Maître Adam en une figure nationale ne tient pas à quelque spécificité de son écriture, mais bien à un choix de circonstances fait par des entrepreneurs de culture. Que de riches artisans lettrés écrivent de la poésie sur la scène locale, comme le faisait Maître Adam, cela ne signifie pas qu’ils vont connaître le même destin éditorial.
Fin XVIIe à Saint-Etienne, la poésie de Jean Chapelon constitue un outil de la politique locale ; Arnaud Daubasse, peignier en corne à Villeneuve-sur-Lot, utilise lui aussi la littérature pour dire les événements de la vie locale ; Georges Boiron, artisan graveur, de même. Ce n’est pas du peuple qu’il est question dans ces poésies, mais de la collectivité urbaine à laquelle ils participent comme notables. Au XVIIIe siècle, ils ne seront pas rapprochés de la figure de Maître Adam, auquel ils ressemblent pourtant. Le siècle des Lumières ne consacre pas de nouvelle figure de poète-artisan, puisqu’il faut en préserver la rareté.
Il y eut pourtant, au siècle des Lumières comme au XIXe siècle, des hommes qui furent à la fois poètes, savants et artisans, et dont les mots travaillent au plus près de l’acte fabricateur, tel ce Jean-Henri-Prosper Pouget, poète joaillier tombé dans l’oubli, ou ce Jean-Antoine Peyrottes, potier à Clermont-l’Hérault au milieu du XIXe siècle. Cette poésie qui fait du travail ouvrier une expérience intellectuelle n’est pourtant pas celle qui sera désignée comme « poésie ouvrière ».
Si Dinah Ribard a retrouvé la trace de ces hommes, ils sont aujourd’hui inconnus, tant l’histoire littéraire a précisément consisté à construire leur minorité et leur nécessaire oubli. Ceux qui ont été réédités à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe le furent en étant présentés comme les représentants d’un peuple ouvrier, auquel pourtant ils n’appartenaient ni par leur statut ni par la nature de leur écriture. La catégorie d’ouvrier-poète continue en effet alors de s’inventer et de s’ancrer dans le paysage littéraire.
Les œuvres de Maître Adam sont rééditées, parfois de manière tronquée ou modifiée dans des anthologies, puis en 1806 et 1842. Elles vont désormais prendre leur place dans un important corpus de textes dits « ouvriers », publiés par des journaux ouvriers ou des anthologies saint-simoniennes : Savinien Lapointe, Agricol Perdiguier, Jean Reboul, Marie Magu, Charles Poncy, Louis Gabriel Gauny, ces auteurs sont bien connus. Connus comme poètes-ouvriers [1].
Le champ littéraire accueille ces textes, non pour leur qualité, qu’on s’accorde d’emblée à trouver médiocre, mais pour l’acte de parole qu’ils représentent, celui d’une représentation de soi et des siens, celui d’une expression qui vaut représentation politique. Au continuum poétique s’est substituée une division entre poésie savante et poésie ouvrière écrite par des ouvriers et parlant non pas de leur travail, mais de leur volonté d’émancipation politique. La diversité de leurs voix et de leur écriture est réduite à l’unité de ce geste compris comme pur instinct expressif, voix éternelle du peuple auquel ne peut être reconnue d’autre place en littérature que celle, minorée et stéréotypée, du peuple.
La patiente érudition de Dinah Ribard permet à toute une série de figures poétiques d’échapper aux classements construits par le champ littéraire pour les marginaliser. Le but n’est pas de procéder à un reclassement : une fois classé, note l’autrice, on n’est pas reclassé.
Ce qu’il s’agit de mettre en lumière, c’est le travail de la littérature comme champ : « C’est la manipulation de figures ouvrières qui ont fait croire que vivre du travail de ses mains rendait étranger à la culture de l’esprit, à la maîtrise des mots, à l’écriture. C’est une contribution de l’activité littéraire à la réorganisation de la société selon des lignes de classe » (p. 245). Précis, inventif, l’ouvrage est une passionnante et importante contribution à l’histoire des classements sociaux.
par , le 8 avril
Déborah Cohen, « Faire taire le peuple », La Vie des idées , 8 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Ribard-Menuisier-Nevers
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[1] Voir plus largement La Parole ouvrière, 1830-1851, textes rassemblés par Alain Faure et Jacques Rancière, Paris, Union générale d’éditions, 1976.