D. Miller défend une position tranchée en matière d’immigration : les États ont le droit de fermer leurs frontières, mais aussi, dans une certaine mesure, le devoir d’accueillir les réfugiés. Ses arguments cependant peinent à convaincre.
À propos de : David Miller, Strangers in Our Midst, The Political Philosophy of Immigration, Harvard University Press
D. Miller défend une position tranchée en matière d’immigration : les États ont le droit de fermer leurs frontières, mais aussi, dans une certaine mesure, le devoir d’accueillir les réfugiés. Ses arguments cependant peinent à convaincre.
Alors que la question migratoire constituait un sujet marginal dans les théories philosophiques classiques, les dernières décennies ont vu la croissance rapide d’une véritable philosophie morale et politique de l’immigration. Avec Strangers in our Midst, le philosophe britannique David Miller s’inscrit dans ce débat en pleine expansion pour défendre une position claire et tranchée : selon lui, les États ont le droit de manifester une préférence pour leurs propres citoyens, ce qui implique notamment qu’ils possèdent un droit plein et entier à limiter l’immigration si cela se conforme à leurs propres intérêts. En cela, la position de David Miller s’oppose aux théories cosmopolites défendant l’ouverture des frontières comme nécessité morale et politique [1].
Même s’il s’agit du premier livre de David Miller entièrement consacré à la philosophie de l’immigration, l’ouvrage s’inscrit dans la lignée des travaux antérieurs de l’auteur consacrés à question du nationalisme et à la différence entre justice nationale et justice globale [2]. Le livre possède toutes les qualités caractéristiques de l’œuvre de D. Miller : le philosophe britannique déploie ici encore une argumentation limpide qui s’appuie en grande partie sur des travaux empiriques tirés des différentes sciences sociales. Comme dans ses autres ouvrages, l’auteur cherche à concilier deux positions en apparence opposées. D’un côté, il veut défendre le sens commun et l’opinion populaire, argumentant en faveur du droit des États à défendre leurs propres intérêts et à fermer leurs frontières. D’un autre côté, il tente de formuler une philosophie critique, qui puisse montrer les déficiences morales des politiques actuelles. Cette perspective passe notamment, dans Strangers in Our Midst, par la défense d’une ouverture (limitée) des frontières aux réfugiés (mais pas aux migrants économiques), par une défense de l’égalité de toutes les personnes résidant légalement sur un territoire, et par une critique des effets supposément dévastateurs de la fuite des cerveaux (le « brain drain ») dans les pays d’origine. Dans les faits, cependant, Strangers in our Midst apparaît davantage comme une défense éclairée du statu quo que comme la proposition d’un changement radical de nos politiques migratoires.
Dans les premiers chapitres du livre, D. Miller défend le droit des États à fermer leurs propres frontières. L’argumentation de D. Miller se fonde sur deux principes fondamentaux : tout d’abord, sur ce qu’il nomme « cosmopolitisme faible », et ensuite, sur le droit à l’auto-détermination. Par cosmopolitisme faible, D. Miller entend notamment l’idée que
s’il n’y a pas de différences pertinentes entre des personnes, nous devons leur accorder une considération égale. (p. 23)
Si ce principe implique que tous les êtres humains méritent a priori une considération égale, il est parfaitement compatible avec une différence de traitement s’il existe des « différences pertinentes » entre des individus. Dans le contexte migratoire, le fait que nous constituions une association politique, économique, et nationale avec nos concitoyens implique pour D. Miller que nous possédons des devoirs particuliers vis-à-vis d’eux, qui ne s’étendent pas aux étrangers ni donc aux migrants potentiels. En conséquence, D. Miller défend l’idée que nous disposons de devoirs limités vis-à-vis des personnes étrangères à notre communauté politique : nous n’avons de devoirs vis-à-vis d’elles que si leur situation est critique (notamment en cas de violations des droits de l’homme), ou si les aider ne représenterait qu’un coût négligeable pour notre communauté politique.
Or, selon David Miller, l’immigration a un coût potentiellement élevé pour la communauté d’accueil, en tant qu’elle représente une menace pour le droit à l’auto-détermination politique. Par auto-détermination, D. Miller entend « le droit d’un public démocratique à disposer d’une large gamme de choix politiques dans la limite du respect des droits de l’homme » (p. 62). L’immigration menacerait l’auto-détermination de deux manières : tout d’abord, elle change la composition du peuple souverain, ce qui rendrait plus incertain la maîtrise du futur. L’argument de D. Miller est le suivant : les migrants possèdent des valeurs différentes de celles de la population d’accueil ; or, si un peuple ne sait pas quelles seront les valeurs portées par les citoyens dans le futur, il est difficile de déterminer dans quelle mesure les décisions prises dans le présent continueront à être appliquées, ce qui peut limiter la capacité d’un peuple à choisir son avenir. Deuxième argument : l’immigration menacerait l’auto-détermination du peuple d’accueil en ce que la diversité ethnique conduirait à une baisse de la confiance vis-à-vis des autres. D. Miller s’appuie ici sur des travaux économiques étudiant l’impact de la diversité sur la cohésion sociale. Or, poursuit-il, la confiance constitue la base de nombreuses politiques, notamment dans le domaine social ; le financement de mesures de solidarité présuppose que les citoyens aient confiance dans le fait que les autres membres de la société fassent leur part du travail. La diversité constituerait donc une forte menace pour la capacité à choisir un ensemble de politiques sociales [3]. La conclusion de D. Miller est donc que l’immigration représente un danger potentiel pour l’auto-détermination des peuples, ce qui justifie en retour que les États disposent d’un droit, voire presque d’un devoir, à fermer leurs frontières.
Ce droit souverain à la fermeture des frontières est cependant tempéré par le devoir qu’ont les États de protéger les droits de l’homme, y compris à l’extérieur de leurs frontières. En conséquence, D. Miller considère que les États ont le devoir d’accepter des réfugiés, tant que cet accueil ne représente pas pour eux un coût démesuré. Dans le cas des migrants économiques, par contre, le choix de les accueillir ou non demeure à l’entière discrétion de l’État.
Le choix d’accueillir des migrants économiques est donc purement à la discrétion des États. La situation change, cependant, si un État fait le choix d’accueillir des migrants. Selon D. Miller, à partir du moment où des migrants ont été légalement accueillis, des obligations de justice contraignent leur traitement possible. Du fait de l’égalité morale entre individus soumis à l’autorité d’un même État, D. Miller considère que les migrants ayant vocation à rester sur un territoire doivent disposer des mêmes droits que les citoyens nationaux. Il défend une philosophie de l’équité, qui impose des droits et devoirs à la fois au pays d’accueil et aux migrants. Il considère que les migrants sont en droit d’exiger les mêmes droits sociaux et politiques que les citoyens nés dans le pays ; en échange, l’État d’accueil peut exiger des migrants une intégration complète à la culture d’accueil, qui passerait notamment par l’apprentissage de la langue et de la culture politique du pays. David Miller consacre ainsi un certain nombre de pages à la défense des tests de citoyenneté. Ces tests, qui se sont répandus dans toute l’Europe à partir des années 2000, conditionnent l’obtention de la citoyenneté à la réussite d’un examen civique, qui vise à évaluer la connaissance de la culture, de l’histoire et des institutions politiques du pays d’accueil [4]. D. Miller conteste l’idée que de tels tests puissent être considérés comme « oppressifs », et défend leur fonction d’intégration linguistique et civique. Même si l’utilité de telles mesures peut être contestée, les conclusions politiques de ces chapitres portant sur l’intégration semblent beaucoup plus consensuelles en comparaison avec les débats plus intenses autour de la question de l’ouverture des frontières.
Une grande partie de l’intérêt de Strangers in our Midst repose dans sa défense décomplexée de la fermeture des frontières. Malgré l’intérêt d’une telle approche, on peut cependant considérer que les arguments de David Miller en faveur de frontières fermées reposent sur des bases extrêmement fragiles.
Comme nous l’avons vu, son premier argument repose sur le fait que l’auto-détermination d’un peuple implique l’existence de valeurs partagées stables au cours du temps ; or, poursuit D. Miller, l’arrivée de migrants risquerait de remettre en cause ces valeurs nationales. On peut considérer que cet argument présente deux faiblesses majeures. Tout d’abord, comme le reconnaît D. Miller lui-même, les différences générationnelles rendent illusoires l’idée que les valeurs sociales puissent perdurer à l’identique au cours du temps (il suffit de penser à la sécularisation rapide des sociétés européennes au cours du 20e siècle). L’immigration ne constitue pas la seule menace pour la stabilité des valeurs sociales en Europe. Ensuite, force est de constater que l’argument est terriblement vague. D. Miller ne dit pas exactement quelles sont les valeurs qu’il a en tête, de quelle manière elles pourraient changer, et en quoi ce changement de valeurs remettrait en cause l’auto-détermination d’un peuple. Il est difficile de voir, par exemple, en quoi une augmentation du nombre de migrants peut être susceptible de changer l’attachement des Français à la sécurité sociale, au système des retraites, à l’éducation, etc. Il est probable que D. Miller ait davantage en tête des questions politiques spécifiques (la question de l’égalité hommes/femmes, par exemple) ; mais, dans ce cas, une discussion précise de ces thèmes potentiellement conflictuels aurait été nécessaire [5]. Un appel aux « valeurs » supposément différentes des migrants semble trop général et trop vague pour constituer un argument convaincant.
Le deuxième argument en faveur de frontières fermées repose sur le fait que la diversité ethnique représenterait un coût important pour la société d’accueil, en ce qu’elle constituerait une menace pour la confiance mutuelle. Si un tel argument n’est évidemment pas en soi absurde, il demanderait à être étayé par une base empirique solide. Or, même si D. Miller cite quelques travaux à l’appui de sa thèse, il reconnaît lui-même qu’un débat existe au sein des sciences sociales à ce sujet, et que la question du lien entre immigration et confiance est loin d’être tranchée [6]. Un des arguments centraux de l’ouvrage aurait nécessité une fondation plus solide.
De manière générale, l’ouvrage de D. Miller est une contribution bienvenue aux débats sur l’immigration, et une preuve que les philosophes peuvent apporter un nouvel éclairage à des questions au centre de l’actualité politique. Mais l’ouvrage montre également que la philosophie ne peut pas se substituer aux sciences sociales pour formuler des recommandations politiques concrètes.
par , le 23 février 2017
Aurélien Allard, « Retour des remparts », La Vie des idées , 23 février 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Retour-des-remparts
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[1] Cf. par exemple Joseph Carens, The Ethics of Immigration, Oxford, Oxford University Press, 2013, et sa recension sur La vie des idées.fr.
[2] Cf. David Miller, On Nationality, Oxford, Oxford University Press, 1997, et National Responsibility and Global Justice, Oxford, Oxford University Press, 2012.
[3] Je passe sur un troisième argument pour le moins surprenant de D. Miller en faveur de frontières fermées, selon lequel la limitation de l’immigration constituerait un levier essentiel dans la lutte contre le réchauffement climatique.
[4] Pour une perspective critique sur le développement de ces tests, cf. Christian Joppke (2007) « Beyond National Models : Civic Integration Policies for Immigrants in Western Europe », West European Politics, vol. 30, n° 1, p. 1-22.
[5] Miller cite bien un exemple en passant (p. 64) : il indique qu’un groupe de migrants pourrait exiger un changement de jour de congés (probablement pour obtenir un jour de congé le vendredi dans le cas de l’Islam). Il semble difficile de voir en cela une menace sérieuse à l’auto-détermination d’un peuple.
[6] On remarquera, de plus, que tous les travaux cités par David Miller sur le lien entre diversité ethnique et confiance s’appuient sur le cas américain, et reposent donc en grande partie sur l’impact des relations entre Blancs et Noirs aux États-Unis. Toute extrapolation à un contexte migratoire, et a fortiori à la migration dans un contexte européen, semble particulièrement hasardeuse.