Faut-il voir avec Descartes dans la douleur un avertissement salutaire, mais sans portée cognitive, ou avec Leibniz une “expression” représentative de notre corps ? R. Andrault explore les débats post-cartésiens à l’âge classique.
À propos de : Raphaële Andrault, Le Fer ou le Feu. Penser la douleur après Descartes, Classiques Garnier
Faut-il voir avec Descartes dans la douleur un avertissement salutaire, mais sans portée cognitive, ou avec Leibniz une “expression” représentative de notre corps ? R. Andrault explore les débats post-cartésiens à l’âge classique.
Que se passerait-il si quelqu’un mettait sa main dans un feu sans en ressentir aucune douleur ? Dans le premier livre de la Recherche de la vérité (1674), consacré aux erreurs des sens, le philosophe cartésien Nicolas Malebranche (1638-1715) s’attache à imaginer comment se comporterait un individu doué d’une capacité pareille. Si son âme (car pour un cartésien, c’est bien l’âme qui sent et non le corps)
n’apercevait que ce qui se passe dans sa main, quand elle se brûle, si elle n’y voyait que le mouvement et la séparation de quelques fibres, elle ne s’en mettrait guère en peine : et même elle pourrait quelquefois par fantaisie et par caprice, y prendre quelque satisfaction, comme ces fantasques qui se divertissent à tout rompre dans leurs emportements et dans leurs débauches [1].
Autrement dit, en l’absence de la douleur, cette personne non seulement ne prendrait pas garde de retirer sa main qu’elle voit brûler mais, au contraire, s’appliquerait à découvrir avec intérêt ce qu’il y a sous sa peau – comme si elle était placée devant une radiographie avant l’heure – et de quelle manière un corps, le feu, agit sur un autre, le sien, jusqu’à sa complète destruction : d’ailleurs, qui n’a jamais contemplé ainsi avec curiosité le spectacle d’une bûche ou d’un papier brûlant dans le foyer d’une cheminée [2] ?
Dans l’ouvrage, qui fera date, qu’elle consacre à la réflexion philosophique sur le phénomène de la douleur dans la France de l’âge classique (1630-1715 environ) [3], Raphaële Andrault fait de ce passage de la Recherche de la vérité, qu’elle nomme « fiction de la main transparente » (analysée p. 52-61 et p. 339-340), un cas typique du traitement cartésien de la sensation de douleur ; un traitement dont la caractéristique principale consiste à mettre en avant le fait que la douleur physique vive, que ce soit une blessure, une coupure, une piqûre ou justement une brûlure, ne nous apprend rien sur la nature des corps extérieurs, mais est avant tout utile, voire nécessaire, à la préservation de notre corps : sans la douleur, en effet, on ne se mettrait tout simplement pas en peine de conserver celui-ci (p. 58).
Les philosophes qui adhèrent à cette conception de la douleur – Malebranche au premier chef, mais aussi, entre autres, Johannes Clauberg (1622-1665), Louis de la Forge (1632-1666), Antoine Arnauld (1612-1694) ou encore François Lamy (1636-1711) – se situent explicitement dans le sillage de l’analyse de la sensation et du rapport entre l’esprit et le corps qu’a menée René Descartes (1596-1650). D’une part, pour l’auteur des Méditations métaphysiques (1641), la sensation (douleur, plaisir, faim, soif, etc.) ne ressemble pas à ce qui la cause (la sensation douloureuse, qui est un état mental, ne ressemble pas, par exemple, à la forme triangulaire de la flèche qui l’a causée), car l’âme et le corps sont deux substances distinctes [4] ; d’autre part, dans la perspective cartésienne, l’âme n’est pas logée dans son corps « comme un pilote en son navire » (sur la fortune de cette expression fameuse, voir p. 31-51), mais est au contraire étroitement unie à lui, car « si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau […] [5]. » Erreur salvatrice au passage (dirions-nous aussi une ruse de Dieu, ou de la Nature ?) que celle provoquée par la douleur aigüe, car, comme l’écrit R. Andrault, « en me faisant croire que “moi”, qui suis une âme, je suis mon pied ou ma main blessée, [la douleur] me porte à en prendre soin, et c’est une bonne chose. » (p. 49).
Mais quelle est cette douleur qui joue un rôle argumentatif majeur chez les cartésiens ? L’un des grands intérêts du livre de R. Andrault est de mettre l’accent sur le processus de fabrication de ce phénomène de la douleur (voir p. 95-105 pour cette idée de « fabrique des phénomènes », reprise à Gaston Bachelard). Ainsi les cartésiens prennent comme paradigme de la douleur ce que l’auteure appelle les « douleurs exogènes aiguës », c’est-à-dire des douleurs physiques vives, discontinues et causées par un objet extérieur : la brûlure causée par un feu, la plaie par une épée, une flèche ou la piqure par une épingle, entre autres. À chaque fois un corps extérieur vient diviser les chairs, déchirer des tissus et les fibres, et c’est une telle déchirure – l’auteure parle de « solution de continuité » (p. 105-112) – qui cause l’état mental de douleur. Comme le fait remarquer R. Andrault, chez Descartes et les cartésiens, les blessures par arme blanche sont une cause de douleur qui reviennent fréquemment, notamment parce qu’elles « exhibent la causalité mécanique à l’origine de nos sensations » (p. 100).
On comprend bien en effet pourquoi c’est cette douleur exogène aigüe – dont tout le monde a pu faire l’expérience dans sa vie – qui est choisie comme le phénomène archétypique de la douleur : dans ces cas de figure, tout le monde est d’accord pour dire qu’il n’y a strictement aucune ressemblance entre la douleur ressentie et la cause physique de la douleur. Construit ainsi, le phénomène de la douleur sert bien de philosophème, c’est-à-dire comme répertoire d’arguments dans lequel tout cartésien pourra puiser à son gré (p. 154 et 201). Prenons le fameux cas de la douleur fantôme des amputés, souvent à cause d’une blessure de guerre, qui sert à plaider en faveur à la fois du dualisme esprit-corps et de la centralisation cérébrale de la douleur. Évoquant le cas d’une jeune fille à qui on a dû couper la moitié du bras et qui « ne laissait pas cependant d’avoir diverses douleurs qu’elle pensait être dans sa main qu’elle n’avait plus », Descartes en conclut, de façon péremptoire : « Et cela montre évidemment que la douleur de la main n’est pas sentie par l’âme en tant qu’elle est dans la main, mais en tant qu’elle est dans le cerveau [6] » (p. 61-76). Rien n’est évident dans cette conclusion, n’en déplaise à Descartes, ce qui n’empêche pourtant pas Malebranche de reprendre le même argumentaire en le radicalisant, la réalité de la douleur servant cette fois à déréaliser notre corps. Comme R. Andrault l’écrit, « l’expérience de la douleur fantôme conduit Malebranche à affirmer que nos sensations nous présentent un “corps imaginaire” » (p. 79), comme le montre cette expérience de pensée qui demande un certain exercice d’imagination :
Et si, comme il arrive quelquefois, on supposait [que ceux qui ont perdu un bras] perdissent entièrement le souvenir de ce qu’ils ont été, et qu’il ne leur restât point d’autres sens, que celui par lequel ils sentent de la douleur dans leur bras imaginaire ; certainement ils ne pourraient pas se persuader qu’ils n’ont point un bras dans lequel ils sentent de si cruelles douleurs [7].
On pourrait également mentionner le rapprochement entre douleur et qualités sensibles qui vise à prouver que ni l’une ni les autres ne se trouvent dans les corps : on ne dirait pas que la douleur est dans l’épée qui me blesse, alors pourquoi dit-on spontanément que le feu est chaud ? Si la douleur n’est pas dans l’épée, la chaleur n’y est pas non plus. Le lecteur n’est donc pas en manque de preuves pour s’assurer que, loin d’avoir occulté ou minimisé le phénomène de la douleur avant sa sérieuse prise en compte au siècle des Lumières, le cartésianisme, ainsi que l’âge classique plus généralement, l’ont bien mis au cœur de leur réflexion, comme « exemple typique » (p. 17), pour penser, notamment, les rapports entre l’esprit et le corps. Ce sont « plusieurs poncifs de l’histoire des idées et des sensibilités » (p. 344) qui se trouvent ainsi infirmés.
Cependant, le paradigme cartésien de la douleur met de côté ce que l’on appellerait aujourd’hui les « douleurs chroniques », par forcément vives, mais récurrentes, gênantes, dont migraines, maux de dos, de ventre, etc., que l’on peut difficilement envisager comme des ruptures ou des déchirures, autrement dit comme des « solutions de continuité ». Or, ces douleurs chroniques ne fonctionnent pas comme des avertissements, des signaux, qui nous mobilisent et nous incitent à protéger notre corps d’un danger. En outre, elles ne sont pas nécessairement causées par des corps extérieurs (p. 215-227). Dans ces conditions, l’absence de ressemblance entre ces douleurs chroniques et leurs causes n’est pas si facile à soutenir. C’est pourquoi ces douleurs ni exogènes ni aigües seront plutôt privilégiées par un adversaire du cartésianisme au sujet de la douleur, à savoir Leibniz (1646-1716), selon qui, au contraire, nos douleurs doivent représenter d’une manière ou d’une autre leurs causes. Comme Leibniz l’écrit :
Il ne faut point s’imaginer que ces idées comme de la couleur ou de la douleur soient arbitraires et sans rapport ou connexion naturelle avec leurs causes : ce n’est pas l’usage de Dieu d’agir avec si peu d’ordre et de raison. Je dirais plutôt qu’il y a une manière de ressemblance, non pas entière et pour ainsi dire in terminis, mais expressive, ou de rapport d’ordre, comme une ellipse et même une parabole ou hyperbole ressemblent en quelque façon au cercle dont elles sont la projection sur le plan [8] […].
Leibniz ne partage pas l’approche « fonctionnaliste » de la douleur propre aux cartésiens, selon laquelle « expliquer la douleur consiste à dire à quoi elle sert ou est supposée servir, à énoncer la fonction de cet événement mental » (p. 199). Chez lui, « la douleur ne brille pas par sa valeur adaptative pour la survie et conservation du corps » (p. 206), ce qui est cohérent avec la méfiance foncière du philosophe à l’égard de la tendance, empreinte d’anthropomorphisme, que nous avons à « assigner à certains états de fait une fonction indexée sur nos intérêts immédiats » (p. 204). À d’autres égards, l’opposition est sans doute moins frappante. Vis-à-vis de la nette séparation cartésienne entre la douleur physique (une sensation) et la tristesse (une passion), Leibniz n’a pas proposé d’articulation précise de ces deux dimensions, comme le signale R. Andrault (voir p. 208) ; leur distinction ne semble être pertinente, dans le cadre du système leibnizien, qu’à propos des animaux (et des êtres humains agissant instinctivement) : ceux-ci sentiraient de façon consciente la douleur mais, n’ayant pas de capacité de réflexion, ne seraient aucunement exposés au chagrin (p. 247).
La sentience, définie comme « un type de conscience en vertu de laquelle les animaux auraient des expériences subjectives agréables ou désagréables » (p. 235), n’est que l’un des enjeux du débat actuel auxquels l’ouvrage fait référence, tout en demeurant très rigoureux sur le plan de la reconstruction historique. Rappelons, à ce titre, la lecture conjointe que l’auteure fait des arguments sur le plaisir et la douleur que Pierre Bayle (1647-1706) oppose à Arnauld, d’une part, et de l’article « Painfulness is not a quale » (2005) d’Austen Clark [9], d’autre part. Si pour Bayle la spécificité de la douleur coïncide avec son caractère pénible et que ce dernier n’a qu’un lien contingent avec l’état du corps correspondant (une blessure, par exemple), la philosophie de l’esprit se penche aujourd’hui sur les raisons d’opérer une dissociation entre la déplaisance qui caractérise la douleur et tout contenu sensoriel (voir p. 331-337) [10].
Au fil des pages, le thème de la douleur à l’âge classique s’avère donc extrêmement riche du point de vue conceptuel et tout à fait fécond en raison de ses implications philosophiques. Cela est d’autant plus remarquable que l’étude de R. Andrault se veut par principe resserrée et prend explicitement ses distances avec les histoires sur la longue durée. Nul doute que Le Fer ou le feu constitue une preuve convaincante des multiples vertus qu’« une histoire dans l’épaisseur » (p. 22) est susceptible de receler.
par & , le 19 septembre
Angela Ferraro & Mikaël Grenier, « Histoire de la douleur à l’âge classique », La Vie des idées , 19 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Raphaele-Andrault-Le-Fer-ou-le-Feu
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[1] Nicolas Malebranche, Recherche de la vérité, I, X, §5, Œuvres Complètes de Malebranche, sous la direction d’André Robinet, Paris, Vrin, 1958-1987, I., p. 127-128.
[2] On peut faire le rapprochement avec la thèse malebranchienne selon laquelle, si l’on connaissait clairement notre âme, alors on arrêterait de regarder notre corps comme une partie de nous-mêmes, au péril de notre vie, puisque l’on ne pourrait plus rien faire d’autre que de la contempler (Méditations chrétiennes et métaphysiques, 1683, X, 18-24, Œuvres Complètes de Malebranche, op. cit., X, p. 104-105). L’obscurité du sentiment de douleur, comme l’obscurité de l’âme à elle-même, servent donc toutes les deux une finalité vitale : l’opacité est utile et la clarté dangereuse, parfois.
[3] Pour une histoire de la douleur sur la plus longue durée, voir l’ouvrage de référence de Roselyne Rey, Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, 2011, qui consacre un chapitre à l’âge classique. Concernant la méthode employée par R. Andrault dans cet ouvrage, qui privilégie une histoire « dans l’épaisseur » de la douleur au XVIIe siècle, d’autres précisions sont fournies par cette conférence en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=tMr3jHDk58I.
[4] Comme l’écrit Descartes : « Le seul mouvement dont une épée coupe quelque partie de notre peau nous fait sentir de la douleur, sans nous faire savoir pour cela quel est le mouvement ou la figure de cette épée. » (Les principes de la philosophie, IV, art. 197, AT IX, p. 316.)
[5] René Descartes, Méditations métaphysiques, 1647, trad. Duc de Luynes, AT IX, p. 64 (orig. latin, 1641 : AT VII, p. 81).
[6] René Descartes, Les principes de la philosophie, IV, art. 196, AT IX, p. 315.
[7] Nicolas Malebranche, VIe Éclaircissement à la Recherche de la vérité (1678), Œuvres Complètes de Malebranche, op. cit., III, p. 56.
[8] Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, II, viii « Autres considérations sur les idées simples », Paris, GF, 1990, p. 102-103.
[9] Austen Clark, « Painfulness is not a quale », dans Aydede Murat (éd.), Pain : New Essays on its Nature and the Methodology of its Study, Cambridge (MA), MIT Press, 2005, p. 177-197.
[10] Pour des ouvertures supplémentaires à la réflexion contemporaine, un webdocumentaire sur « Le médecin face à la douleur, XVIe-XVIIIe siècles », que R. Andrault a réalisé avec Ariane Bayle, est également disponible : https://www.ens-lyon.fr/evenement/recherche/webdoc-le-medecin-face-la-douleur-16e-18e-siecles.