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Recension Société

Quelle émancipation pour les prostituées ?

À propos de : Lilian Mathieu, La fin du tapin : sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution, F. Bourin


par Clyde Plumauzille , le 28 janvier 2015


Les débats autour de la prostitution ont mis en évidence l’importance du mouvement abolitionniste en France. Lilian Mathieu montre comment ce groupe d’intérêt en est venu à détenir le monopole de la lutte contre la prostitution, parfois au détriment de l’émancipation des prostituées elles-mêmes.

Recensé : Lilian Mathieu, La fin du tapin : sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution, Paris, F. Bourin, 2014, 280 p., 20 €.

La vivacité des débats actuels sur l’union des personnes du même sexe, la gestation pour autrui et la prostitution soulignent à quel point les questions sexuelles sont devenues des questions politiques par excellence. Au cœur de cette actualité, le renforcement de la lutte contre le « système prostitutionnel », appréhendé comme une violence sexuelle intolérable, témoigne de la conversion du champ politique français à la cause abolitionniste ayant pour objectif la disparition de la prostitution et l’émancipation économique et sexuelle des prostituées. C’est de ce nouveau discours hégémonique, fruit d’une importante remobilisation du mouvement abolitionniste dans les années 2000, que s’empare le sociologue Lilian Mathieu. Prolongement d’un parcours de recherche de plus d’une vingtaine d’années consacré à la prostitution et à son encadrement politique et social, son ouvrage La Fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution propose une sociohistoire de l’abolitionnisme soucieuse de restituer, sur le terrain scientifique, les ambivalences de son injonction à l’émancipation.

Un parcours engagé

Sociologue, Lilian Mathieu a multiplié les angles d’analyse sur l’univers prostitutionnel [1]. Enquêtes ethnographiques « au ras du trottoir », sociologie des mobilisations de prostituées et analyses des politiques de prostitution en France ont ainsi constitué autant de portes d’entrée pour envisager la complexité et la plasticité de cet objet que la dénomination morale de « prostitution » ne saurait restituer. Chercheur mobilisé sur un terrain sensible et clivé, il explicite dès l’introduction sa position à l’égard de la prostitution comme sociologue et comme citoyen. Confronté par ses investigations empiriques à l’hétérogénéité constitutive de la réalité prostitutionnelle, traversée par des formes de domination et de violence multiples, mais aussi par des stratégies de survie et des puissances d’agir, Lilian Mathieu revendique une abolition non pas de la prostitution, mais de son régime de droit criminalisant et stigmatisant. Ce dernier empêche les personnes prostituées de bénéficier d’une sécurité d’existence leur permettant d’effectuer le plus librement possible le choix de poursuivre ou non leur activité : là réside peut-être la véritable émancipation – tant économique que sexuelle – d’un « groupe de destin » précarisé. C’est d’ailleurs cette position qu’il défend à l’occasion de son audition par la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur le projet de loi de pénalisation des clients défendu par les partisans de l’abolition le 8 janvier 2014, soit quelques semaines avant la parution de La Fin du tapin.

Le dévoilement de ce point de vue situé et engagé dans un contexte politique polémique exige dès lors selon Lilian Mathieu « un effort supplémentaire d’objectivation » (p. 16) : il ne s’agit pas ici de dénoncer l’abolitionnisme mais de mettre à l’épreuve de la critique scientifique ses logiques, ses dynamiques et ses effets sur l’espace de la prostitution. L’outillage méthodologique combiné de la sociologie des mobilisations et de la sociologie des problèmes sociaux issue de la tradition de Chicago permet alors de se saisir du débat sur la prostitution et de sa labellisation comme « problème social » par des entrepreneurs de morale. Refusant de caractériser a priori le sens, réactionnaire ou progressiste, du combat abolitionniste, Lilian Mathieu interroge ce dernier à l’aune de la notion de « croisade morale ». Si elles participent selon lui de l’espace des mouvements sociaux, les croisades morales se distinguent néanmoins de ces derniers en ce que leurs mobilisations ne visent pas seulement à promouvoir certaines valeurs et normes, mais également à diffuser et imposer celles-ci à l’ensemble de la population. L’essentialisation de la définition du « problème de la prostitution » dans le discours des entrepreneurs de la cause abolitionniste illustre bien cette logique missionnaire : énoncée comme atteinte à la dignité humaine intrinsèquement et absolument intolérable, la prostitution ne peut être qu’abolie. Par une collecte extensive de la documentation abolitionniste sur plus d’un siècle, la réalisation d’entretiens auprès de ses représentants et d’observations de ses actions publiques, le chercheur déploie une sociohistoire de l’abolitionnisme, traquant les évolutions, les dynamiques et les recompositions de cette cause devenue consensuelle.

La naissance d’un discours hégémonique sur la prostitution

Les deux premiers chapitres proposent une histoire de l’abolitionnisme français, de ses origines anglo-saxonnes composites à son unification et son institutionnalisation sur la scène hexagonale contemporaine. Cette contextualisation historique permet d’une part d’appréhender les logiques constitutives de l’abolitionnisme – qui évoluent de l’abolition de la réglementation de la prostitution à l’abolition de la prostitution –, et, d’autre part, de sonder l’émergence d’une cause tiraillée « entre un puritanisme moralisateur d’inspiration religieuse et un projet émancipateur critique de la domination masculine, de la pauvreté et du pouvoir étatique » (p. 29). Établissant la diversité des horizons militants et des associations qui ont façonné l’abolitionnisme, Lilian Mathieu permet d’apprécier l’assemblage déroutant des courants politiques et sociaux composites autour de cette cause. En France, l’abolitionnisme historique, porté par le secteur associatif du catholicisme social, triomphe au lendemain de la seconde guerre mondiale avec la promulgation de la loi dite « Marthe Richard » qui abroge partiellement la réglementation policière de la prostitution et ferme les maisons closes et la ratification en 1960, de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. La prostitution est alors envisagée comme le produit de la désaffiliation d’individus fragiles exigeant l’intervention des travailleurs sociaux.

La politisation des questions sexuelles dans le courant des années 1990 et l’émergence d’un espace militant concurrent promouvant la sécurité et l’autodétermination des travailleuses du sexe ont cependant obligé la cause abolitionniste à faire évoluer son discours. Certains mouvements féministes et altermondialistes lui offrent une formulation alternative de la prostitution comme violence sexiste et capitaliste et de nouveaux débouchés sur la scène politique à la faveur de la promotion du « modèle suédois » de pénalisation des clients. Par un travail « d’hybridations réciproques » (p. 122), ces différents mouvements fabriquent un montage argumentatif audible et acceptable dans l’espace public qui explique l’avènement du discours abolitionniste comme discours hégémonique sur la prostitution en France.

Attentif au répertoire d’arguments, Lilian Mathieu analyse les règles du discours abolitionniste, à la fois « porteur d’information et d’indignation » (p. 124). La sélectivité des études et des données, l’usage émotionnel de chiffres le plus souvent invérifiables et l’intertextualité entre auteurs abolitionnistes contribuent à l’imposition d’une vision unilatérale et saisissante de la prostitution qui ne relève pas de la connaissance objective, mais de l’appel à l’engagement. Cet appel s’est historiquement formulé autour de la catégorie de victime de la traite, soit le commerce des personnes en vue de leur exploitation sexuelle. Sa puissance mobilisatrice est attestée par le succès et l’adhésion que suscitent les campagnes abolitionnistes contre la supposée traite des prostituées depuis la fin du XIXe siècle. Si les enquêtes tant historiques que sociologiques se sont efforcées de souligner le caractère largement fantasmatique de cette « traite des blanches » [2], ce schème demeure un levier puissant de la cause abolitionniste, notamment à la faveur du développement de la prostitution des migrantes à partir de la fin des années 1990. La « figure idéale » de la victime de la traite [3], jeune fille crédule et vulnérable qui, abusée par des fausses promesses, se trouve contrainte à se prostituer pour le compte d’un proxénète, permet de faire de la prostitution un état victimaire. Homogénéisant et infantilisant, ce dernier est « la condition de la prétention abolitionniste à parler en leur lieu et place » (p. 160). La mobilisation du registre victimaire soutient une conception essentialiste de la prostitution comme violence intrinsèque à laquelle se juxtapose une conception psychiatrique de la prostitution comme traumatisme. Cette production victimaire de la prostitution favorise en outre la diabolisation du proxénète et du client, figures masculines immorales et prédatrices. Ces derniers deviennent au tournant du XXIe siècle les responsables d’un système « prostitueur » reposant unilatéralement sur l’aliénation sexuelle et capitaliste du corps des femmes. Par cette mise en récit tragique, typique des stratégies rhétoriques des mouvements sociaux, les abolitionnistes se sont dotés d’une cause qui parle à tous.

Pourtant, l’abolitionnisme semble bien plus constituer depuis la mi-temps du XXe siècle un groupe d’intérêt reconnu par le jeu politique institutionnel comme l’interprète légitime de la cause prostitutionnelle et recueillant à ce titre des soutiens au sein d’un spectre politique large. Il serait donc utile, à l’avenir, de mettre en perspective l’abolitionnisme contemporain avec les dynamiques de la démocratie protestataire mises en lumière par l’auteur dans un ouvrage antérieur [4], pour apprécier la spécificité de sa capacité de mobilisation et des carrières militantes qui le composent.

La conversion du champ politique

Dans les années 1990, l’émergence d’un mouvement des travailleurs du sexe, soutenu par les associations de santé communautaire issues de l’espace de lutte contre le sida, vient cependant contester le monopole abolitionniste de la représentation des intérêts des prostituées et proposer une politique sexuelle radicalement opposée. Face au tournant répressif de 2002 qui voit la promulgation d’un délit de racolage passif dans le cadre de la loi de sécurité intérieure (LSI), ce dernier revendique la reconnaissance du travail sexuel et, par là même, celle de la parole des prostituées et de leur capacité à se représenter et à s’organiser. Si les abolitionnistes évitent toute confrontation directe, ils s’emploient néanmoins à un travail de disqualification systématique de ce challenger défini comme minoritaire et aliéné au marché prostitutionnel. Transposition tardive des sex wars américaines, l’antagonisme entre ces deux mouvements relève d’une compétition dissymétrique pour l’imposition d’une définition de l’agir des prostituées – nécessairement aliéné ou possiblement libre – prescrivant une réponse politique univoque – l’abolition ou la reconnaissance de la prostitution comme travail sexuel. L’échec actuel du contre-mouvement des travailleurs du sexe à être appréhendé comme un mouvement social légitime sur la scène politique ainsi qu’une véritable « lutte de putes » [5], témoigne du succès de la conception victimaire que le mouvement abolitionniste promeut de la prostituée.

Le succès de l’abolitionnisme se comprend d’abord par les transformations du monde prostitutionnel. L’irruption sur les trottoirs des grandes villes françaises à la fin des années 1990 de prostituées étrangères, très visibles et réputées victimes de réseaux mafieux, permet le ralliement du champ politique aux arguments abolitionnistes, nouvelle caution morale d’une politique sécuritaire de lutte contre l’immigration irrégulière et d’assainissement des espaces publics. Cette appropriation politique ambiguë explique que, sous l’effet du dispositif de la loi de sécurité intérieure, les prostituées étrangères, a priori victimes de la traite, deviennent surtout coupables de racolage et expulsées à ce titre. La reconversion des politiques de répression de la prostituée au client promue par les abolitionnistes ne modifie guère la donne. Le « modèle suédois » de pénalisation de la demande prostitutionnelle érigé en véritable panacée, permet de promouvoir la figure victimaire de la prostituée tout en conservant la gestion publique de la prostitution dans un cadre pénal. Adoubée par le parti socialiste, la pénalisation des clients deviendra en 2012 la mesure phare et consensuelle du nouveau ministère des Droits des femmes qui, souhaitant « voir la prostitution disparaître », fait de l’État et sa police le pouvoir de tutelle de l’émancipation des prostituées. Exemple saisissant du processus plus général de redéfinition des questions sociales en problèmes de sécurité, la pénalisation de la demande prostitutionnelle rencontre les enjeux d’une politique plus globale de réduction de la visibilité des prostituées, que ce soit en réprimant leurs interactions avec leurs clients dans l’espace public comme en Suède ou en France ou en les incitant à exercer dans des zones réservées comme en Hollande ou en Allemagne. Dès lors, la distinction entre prohibitionnisme, réglementarisme et abolitionnisme pour penser la question prostitutionnelle n’a plus de véritable pertinence, et la France se place au diapason des répressions européennes.

Jalons de réflexion pour une politique sexuelle démocratique

La sociohistoire de l’abolitionnisme proposée par Lilian Mathieu est celle d’une captation de la question prostitutionnelle et de son énonciation sur la scène publique. Ce faisant, l’abolitionnisme s’affirme comme un mouvement de dominants à rebours des mouvements de lutte sociale des « sans-voix » de la démocratie protestataire : son rejet du mouvement des travailleurs du sexe et de ses revendications à l’auto-détermination en est l’illustration. Sur le plan scientifique, La Fin du tapin offre une contribution importante à ce qu’Éric Fassin nomme la politique d’« exception sexuelle » qui organise les cadres de la réflexion sur la sexualité en France. À l’instar de l’exception culturelle, la sexualité doit être, selon le phrasé abolitionniste, soustraite de la logique du marché. Sociologues, anthropologues et historiens s’efforcent pourtant de démontrer depuis plusieurs décennies la nécessité de penser par-delà la prostitution l’imbrication récurrente entre rapport économique et relations affectives qui parcourt les dynamiques sociales. Sur le plan historique, l’irrésistible ascension de la cause abolitionniste finement chroniquée et contextualisée rend compte de nouvelles dynamiques politico-sexuelles de nos sociétés occidentales contemporaines et des effets contrastés de la rhétorique de l’émancipation sexuelle et de l’égalité entre les sexes sur la situation des prostituées. Citoyennes diminuées, victimes souvent coupables aux yeux des autorités, leurs discours et leurs pratiques demeurent stigmatisés. Sur le plan politique enfin, l’ouvrage de Lilian Mathieu soulève l’un des enjeux clés d’une politique sexuelle véritablement démocratique, à savoir l’émancipation des prostituées, la direction à prendre et les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir.

par Clyde Plumauzille, le 28 janvier 2015

Aller plus loin

 Tribune collective, « Danger de la clandestinité », Le Monde, 28 novembre 2013.
 Christophe Broqua et Catherine Deschamps (dir.), L’échange économico-sexuel, Paris, Ed. EHESS, 2014, 420 p.
 Philippe Combessie et Sybilla Mayer (dir.), « Sexualités négociées », Ethnologie française, vol. 43, 2013/3, 192 p.
 Éric Fassin, « “L’éthique est un luxe” : sept réponses », Sautez Dans Les Flaques, 2014.
 Lilian Mathieu, « Lettre aux membres du conseil scientifique d’Attac », Contretemps, 2008.
 Lilian Mathieu (dir.), « Prostitution : L’appropriation sécuritaire d’une cause victimaire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 198, 2013/3, 128 p.
 Morgane Merteuil, « Le travail sexuel contre le travail », Période, 2014.
 Joan W. Scott, « Émancipation et égalité : une généalogie critique », Contretemps, 2014.

Pour citer cet article :

Clyde Plumauzille, « Quelle émancipation pour les prostituées ? », La Vie des idées , 28 janvier 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Quelle-emancipation-pour-les-prostituees

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Notes

[1Lilian Mathieu, Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001  ; Lilian Mathieu, La prévention sur le trottoir : bus de nuit, Paris, Textuel, 2001  ; Lilian Mathieu, La condition prostituée, Paris, Textuel, 2007.

[2Alain Corbin, Les filles de noce  : misère sexuelle et prostitution (XIXe siècle), Paris, Flammarion, 1978  ; Jean-Michel Chaumont, Le mythe de la traite des blanches : enquête sur la fabrication d’un fléau, Paris, Ed. La Découverte, 2009.

[3Milena Jakšić, «  Devenir victime de la traite  », Actes de la recherche en sciences sociales, 2013, vol. 198, no 3, p. 37‑48.

[4Lilian Mathieu, La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politiques en France aujourd’hui, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.

[5Thierry Schaffauser, Les luttes des putes, Paris, La Fabrique éditions, 2014.

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