Qu’est-ce que le cartésianisme ? Peut-on le réduire au trop fameux Cogito ? N’est-ce pas ignorer des pans tout aussi importants de cette doctrine multiple par son arborescence et sa descendance ? Delphine Antoine-Mahut montre comment, dès le vivant du philosophe, s’est constitué un “canon”.
Comment Eugène Lerminier (1803-1857), professeur d’histoire du droit au Collège de France, a-t-il pu écrire en 1843 dans la Revue des deux Mondes que : « Le Discours de la méthode est la préface de la philosophie moderne ; les Méditations en sont le premier chapitre » comme si cela allait de soi (cité p. 264 n. 1) ? Hegel affirmait certes déjà que Descartes était « le véritable initiateur de la pensée moderne [1] », quoi que cela puisse vouloir dire, mais tout l’intérêt de la formule de Lerminier, exhumée par Delphine Antoine-Mahut, est qu’elle montre que pour le lecteur éclairé du XIXe siècle, ce n’est pas n’importe quel Descartes qui est censé inaugurer la pensée moderne, mais bien l’auteur du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques (les deux œuvres de Descartes qui sont, aujourd’hui encore, les plus enseignées aux étudiants et étudiantes de première année en philosophie, quitte à « petit à petit oublier le reste », cf. p. 290-291). C’est en effet pour l’autrice ce Descartes-là qui est entré dans le « canon philosophique », qu’elle définit comme « une liste d’auteurs, de problèmes et de textes philosophiques qui ont été estimés dignes d’être enseignés aux jeunes générations en raison de leur exemplarité [2]. »
Or cette « canonisation [3] » ne s’est pas faite toute seule, si l’on peut dire : l’un des grands mérites du livre de D. Antoine-Mahut, notamment dans sa troisième et dernière partie, est de restituer, de façon fine et nuancée, la formation éditoriale et interprétative d’un tel canon par les historiens de la philosophie, où le Discours et les Méditations finissent par occuper quasiment toute la place. Ainsi l’ « appropriation spiritualiste du texte cartésien » (p. 281) par Victor Cousin (1792-1867) qui régna sur la philosophie institutionnelle en France au XIXe siècle, prit d’abord la forme d’une réorganisation, dans l’édition de ses Œuvres complètes (1824-1826),qui permit des effets, non pas d’invisibilisation ou d’expurgation, les termes seraient trop forts, mais de « focalisation » (p. 282) : le Descartes qui fait la gloire de la France est celui qui « partant de la conscience de l’homme, c’est-à-dire de la pensée, ne l’abandonne plus et la retrouve partout (…). Je pense, donc je suis. » (Cousin, cité p. 284). Ainsi Cousin édite le Discours de la méthode « sans les Essais scientifiques qui l’accompagnaient pourtant dans l’édition originelle » (p. 264-265). En effet, le tome I de son édition des Oeuvres complètes de Descartes, en onze tomes, comporte le Discours de la méthode, les Méditations métaphysiques, les Objections et les Réponses – « comme si le Discours constituait une introduction aux Méditations », commente D. Antoine-Mahut (p. 288) – lorsque les Essais scientifiques (la Dioptrique, les Météores et la Géométrie) sont quant à eux dissociés du Discours et renvoyés au lointain tome V (p. 285).
Mais le livre de D. Antoine-Mahut n’est pas là pour déplorer un tel effet de canonisation, comme s’il s’agissait de retrouver à tout prix un Descartes originel, authentique, le « vrai » Descartes derrière les scories de ses diverses réceptions et canonisations [4]. Bien au contraire, sa généalogie philosophique du canon cartésien (p. 347) lui permet de mettre en avant le fait qu’une telle entreprise de canonisation eut lieu dès le vivant de Descartes et fut en partie orchestrée par lui. Si Descartes a indiqué à ses traducteurs et éditeurs d’abord, puis à son lectorat, dans sa correspondance et dans des préfaces, la manière dont il faut le lire et donc ce qui peut être rattaché ou non à son nom, c’est bien parce qu’il a voulu se distinguer d’autres qui, à ses yeux, avaient mal usé, notamment avec précipitation, de sa philosophie. Plus généralement, un auteur canonisé « n’est ni tout à fait responsable, ni tout à fait innocent de ce qu’il est devenu. Il est l’un des artisans, non le seul et peut-être pas toujours le principal, de sa propre statue » (p. 8). Tout le livre de D. Antoine-Mahut illustre, par « le cas Descartes », cette remarque profonde, qui devrait guider toute étude de réception en histoire de la philosophie.
Une relecture de l’arbre de la Philosophie
Ainsi toute la Philosophie est comme un arbre dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est la Physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale (…) [5].
Cette image – « la Philosophie est comme… » – extrêmement célèbre, « canonique », de l’arbre de la Philosophie figure dans la plupart des manuels de philosophie, mais à quoi sert-elle ? Pour D. Antoine-Mahut celle-ci est principalement appelée, dans cette « lettre-préface » de 1647 à ce manuel de philosophie cartésienne que sont les Principes de philosophie, par des raisons polémiques. Descartes vise en effet, par cette image de l’arbre, à « persuader » (l’image a donc une fonction rhétorique) autant qu’à convaincre ses lecteurs que la physique, comme discipline, coupée de ses racines métaphysiques, n’est plus qu’un simple tronc mort (p. 43).
Mais pourquoi faudrait-il les en persuader ? Parce que quelqu’un, soi-disant cartésien, a « nié quelques vérités de Métaphysique sur qui toute la Physique doit être appuyée », en plus de (mal) plagier Descartes lui-même ; de sorte que ce dernier se trouve « obligé de le désavouer entièrement » et de prier ses lecteurs qu’ils ne lui attribuent jamais aucune opinion s’ils ne la trouvent expressément en ses écrits [6]. Cet homme qui n’est pas nommé, c’est Henri de Roy, dit Regius (1598-1679), médecin et professeur à l’Université d’Utrecht en Hollande, qui se revendiquait en effet de la philosophie de Descartes, jusqu’à l’enseigner à l’université.
L’image de l’arbre de la Philosophie est donc là pour officialiser une rupture, car Regius aurait, dans ses Fundamenta Physices (1646), déraciné cet arbre (p. 42) : pour lui, « il faut mener le combat à partir de la philosophie naturelle, mais aussi et surtout sans en sortir », commente D. Antoine-Mahut (p. 81). Regius, dans cette veine, fait dériver toutes les idées humaines de l’expérience, rejette les idées innées et relègue au plan de la révélation le domaine métaphysique, telles les preuves de l’existence de Dieu et de la différence substantielle entre l’âme et le corps (p. 61). Ainsi, aux yeux de Descartes, il ouvrirait dangereusement la porte au scepticisme et à l’athéisme (p. 61) en niant la capacité qu’aurait l’esprit de saisir activement les vérités métaphysiques, au moyen de la raison seule. Comme l’écrit l’autrice :
En l’absence d’une théorie de la distinction réelle de l’âme et du corps, l’âme risque de se voir reléguer au rang de simple effet particulier du fonctionnement autonome de ce corps. La connaissance de l’âme risque de n’apparaître, dans l’ordre d’exposition de l’intégralité de la philosophie en question, que dans un second temps, et les pensées humaines risquent de ne plus jouir d’aucun statut exceptionnel par rapport aux phénomènes naturels. Or, c’est exactement ce qui se produit dans les Fundamenta physices. (p. 51)
Si la polémique à laquelle Descartes a pris part de son vivant s’est effectuée en marge de ses traités de philosophie reconnus par le canon, l’autrice prend soin de dire qu’il en va de même à propos de la polémique passionnée qui a immédiatement suivi sa mort, et qui a contribué à sa canonisation. En effet, ce fut dans des préfaces, des rééditions et des biographies que deux acteurs principaux, Claude Clerselier (1614-1684) et un certain Carolus Fabricius, ont poursuivi le débat opposant Descartes à Regius, tentant de consolider l’emprise de l’un et de l’autre sur le cartésianisme (p. 83-102), à tel point que l’on peut, selon D. Antoine-Mahut, distinguer, juste après la mort de Descartes :
qu(…) non pas un, ni même deux, mais trois cartésianismes : un cartésianisme dogmatique officiel (celui de Clerselier) compatible avec la théologie, voire fondé par elle ; un cartésianisme empirique officieux (celui de Regius) mettant l’accent sur les limites de la raison naturelle et s’arrêtant au seuil de l’ontologie ; et un cartésianisme original (celui de Descartes) tenant ensemble ce que les deux autres considèrent comme contradictoire ou inaccessible. (p. 139)
S’il y a donc un « cartésianisme original », ce n’est que le nom d’un entrelacs complexe de thèses qui ne tiennent peut-être pas toutes bien ensemble, et qui conditionne, presque dialectiquement, « toutes les réceptions ultérieures de la philosophie de Descartes (p. 139). L’on voit aussi dans ces pages en quoi des types de textes et de problèmes (comme des polémiques) qui ne sont traditionnellement pas considérés comme canoniques, ni même philosophiques, sont pourtant centraux dans l’élaboration du canon philosophique (qui n’existerait pas sous la forme de quelques traités autonomes, comme on a souvent tendance à le croire) et mériteraient d’être étudiés davantage pour élargir ce canon, en pluralisant l’idée même de ce qui est philosophique [7].
Descartes et le rationalisme et l’empirisme
Encore aujourd’hui, on tend à identifier les pierres angulaires du cartésianisme avec la preuve rationnelle de l’existence de Dieu (qui permet d’affirmer l’existence du monde, d’envisager la physique et, ultimement, l’union de l’âme et du corps, ainsi que la véritable morale) et avec le dualisme des Méditations métaphysiques et du Discours de la méthode (p. 290-291). Cela contribue à faire de Descartes le parangon du rationalisme. Cependant, sa philosophie comporte aussi des vérités empiriques et propres à un registre d’expérience (comme l’union de l’âme et du corps), voire d’expérimentations [8], que Descartes faisait tenir avec les vérités de raison (comme la distinction de l’âme et du corps) qu’on lui reconnaît (p. 134). Si, à travers les siècles (mais surtout à partir du XIXe siècle, avec Victor Cousin, comme on l’a vu), la vision du cartésianisme rationaliste prônée par Descartes lui-même aurait triomphé de celle de Regius, elle n’est pas la seule version historique légitime de ce cartésianisme [9].
En ce sens l’exemple de Nicolas Malebranche (1638-1715) est particulièrement intéressant (p. 189-239). En effet, Malebranche, qui est pourtant identifié comme le cartésien par excellence par le XVIIIe siècle (p. 188), a dialogué à la fois avec Descartes et Regius (p. 193) pour « corriger le cartésianisme abstrait » (p. 195), sans toutefois adopter les conclusions de Regius. Par exemple, Malebranche critique l’idée selon laquelle la nature immatérielle de l’âme est l’évidence première permettant de fonder l’arbre de la philosophie. D’abord, le fait que la majorité des hommes ne font pas l’expérience de cette substance immatérielle (ou ne s’entendent pas pour dire ce qu’elle est) invalide selon lui la prétendue clarté que lui attribue Descartes (p. 205). Ensuite, s’il critique Descartes en affirmant qu’une telle substance spirituelle n’est pas du tout la chose la plus simple à connaître, il ne conclut pas « que les hommes ne pourront jamais l’expérimenter » (p. 204), et que les pensées d’un homme, pendant sa vie, sont matérielles : en cela, il se distingue de Regius également (p. 204) [10]. L’on voit donc, avec cet exemple, que « Malebranche (…) qui est souvent présenté comme le prototype de l’idéaliste abstrait est au moins tout autant celui qui inscrit une psychologie expérimentale au cœur du canon cartésien » (p.196) [11].
Le cas Malebranche permet à D. Antoine-Mahut de bien défendre sa thèse selon laquelle le canon cartésien reste pétri des arguments d’auteurs à tendance empiriste, bien que ces derniers (avec Regius en chef de file) aient été occultés. « Ce qui m’intéresse, écrit-elle, est de montrer que les arguments de celui qui a été oublié sont en réalité toujours présents dans le canon lui-même » (p. 18). En ce sens, s’intéresser aux diverses manières dont les auteurs cartésiens ont tenté d’agencer ou de dissocier Descartes et Regius (le rationalisme et l’empirisme) permet de mieux comprendre, et de mieux nuancer la figure de l’auteur canonique qu’est Descartes, ainsi que de pluraliser le canon philosophique au sens large, « par l’inclusion d’autres figures » [12].
En réhabilitant le potentiel empiriste de l’œuvre de Descartes, il serait donc possible d’assouplir la distinction entre les catégories canoniques et scolaires du rationalisme et de l’empirisme (sans toutefois l’effacer [13]) proprement dits et de pouvoir prodiguer un autre enseignement de l’histoire de la philosophie qui soit moins dualiste et plus ouvert, plus nuancé. Tel est un des apports, et pas des moindres, du livre de D. Antoine-Mahut, qui, puisqu’il s’arrête au milieu du XIXe siècle, appelle évidemment un travail sur les Descartes-canons du XXe, voire du XXIe siècle, si ce n’est pas trop tôt.
Delphine Antoine-Mahut, L’autorité d’un canon philosophique. Le cas Descartes, Paris, Vrin, 2021, 355 p., 13€.
Pier-Olivier Bilodeau & Angela Ferraro, « Que reste-t-il de Descartes ? »,
La Vie des idées
, 1er juin 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Que-reste-t-il-de-Descartes
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[7] L’autrice le précise dans un entretien avec les éditions Vrin, sur le site vrin.fr.
[8] Toujours dans sa « lettre-préface » Descartes affirme par exemple, qu’il donnerait « aux hommes un corps de Philosophie tout entier », s’il avait la commodité de faire toutes les expériences dont il aurait besoin pour appuyer et justifier ses raisonnements (Lettre-préface des Principes de la philosophie, op. cit., p. 78-79). Voir aussi la sixième partie du Discours de la méthode à ce sujet.
[10] Pour cette critique malebranchiste du cogito cartésien, voir le XIe Éclaircissement (1678) de la Recherche de la vérité.
[11] Steven Nadler, dans sa propre recension du livre de D. Antoine-Mahut, insiste à juste titre sur le fait que c’est le Malebranche empiriste, et non le Malebranche occasionnaliste, qui est convoqué par l’autrice dans ces pages (voir Bulletin Cartésien LII, in Archives de philosophie, 2023/2, Tome 86).