Le sociologue Michel Kokoreff revient sur la controverse suscitée par l’ouvrage d’Hugues Lagrange, Le déni des cultures. Il invite à ne pas occulter le fond du débat, et analyse en détail les thèses du livre avant de les soumettre à la discussion.
Dossier / La culture de la pauvreté
À propos de : H. Lagrange, Le déni des cultures, Seuil.
Le sociologue Michel Kokoreff revient sur la controverse suscitée par l’ouvrage d’Hugues Lagrange, Le déni des cultures. Il invite à ne pas occulter le fond du débat, et analyse en détail les thèses du livre avant de les soumettre à la discussion.
Dès sa publication, le dernier ouvrage du sociologue Hugues Lagrange a suscité une vive polémique. Sans esquiver le débat de fond, on peut être frappé à la lecture de ce livre dense, fondé sur une enquête robuste, par le décalage entre les critiques qui lui ont été adressées d’emblée et les résultats de recherche et perspective qu’il expose. Car de quoi s’agit-il exactement ? Il s’agit d’aborder les difficultés sociales qui se concentrent dans les quartiers pauvres des banlieues françaises, en plaçant au centre de l’analyse les différences culturelles entre les différents groupes de migrants dans une société elle-même de plus en plus fragmentée. Selon Lagrange, les modèles explicatifs et interprétatifs proposés par les sociologues, aussi bien que les politiques mises en œuvre pour lutter contre l’exclusion, ont consisté à contourner ces différences culturelles. La situation a totalement changé aujourd’hui, comme le suggère la teneur des débats publics et politiques. Il ne suffit plus de mettre l’accent sur les conditions économiques et sociales ; il s’agit d’insister tantôt sur la désorganisation des familles et l’altération des solidarités, tantôt sur le repli sur soi des familles de migrants et leurs enfants. Pourtant, ces différentes sont réductrices et contradictoires. Elles peinent à prendre en compte toutes les dimensions culturelles en jeu, c’est-à-dire non seulement les différences de valeurs, de modes de vie, de socialisation mais aussi les courants migratoires et la dynamique des formes familiales, la conception de la séparation entre les générations et entre les sexes ; et cela, sans isoler ni minorer le rôle complémentaire des dimensions structurelles,
Au fond, ce que montre l’auteur, c’est la manière dont tout un ensemble de phénomènes sociaux se sont fortement territorialisés et ethnicisés, depuis les années 1980, dans la France des banlieues. Pour en convaincre, ce livre mobilise une enquête quantitative qui s’est déroulée à partir de 1999 jusqu’en 2006 sur trois sites : le territoire de Aval-Seine autour de Mantes-en-Yvelines et Mantes-la-Jolie, le XVIIIe arrondissement de Paris et Saint-Herblain dans la banlieue nantaise. L’enquête a porté sur cinq cohortes d’élèves suivies depuis la sixième au sein de collèges publics (soit 4 339 jeunes qui ont été pris en compte). Rompant avec les monographies dont on connaît les apories, cette enquête multi-sites est complétée par l’observation de 150 microquartiers à l’échelle des IRIS (groupements de 2000 habitants) situés en Ile-de-France, qui permet des comparaisons temporelles et de tracer un portrait des inconduites adolescentes dans un ensemble de villes comportant des grands ensembles urbains.
Qu’on ne s’y trompe pas néanmoins : il ne s’agit pas d’en rester à un échelle locale mais de montrer comment la mondialisation participe des bouleversements de nos sociétés dans la redéfinition des rapports sociaux et des identités collectives. Les inégalités économiques et sociales entre pays riches et pays pauvres se sont accrues, reconfigurant les logiques migratoires. Les tensions, au Nord, entre les classes populaires autochtones et les migrants du Sud se sont durcies, la dégradation des positions des premières étant symbolisée par la concentration spatiale des seconds, considérés comme boucs émissaires. Il en a résulté des logiques de fermeture illustrée par la montée de l’extrême droite, la xénophobie et le racisme, mais aussi les explosions urbaines et l’abstention électorale. C’est ainsi que le « backlash politique » est au cœur des deux premiers chapitres du livre qui mettent en évidence l’involution morale qui a suivi à partir des années 1990 la phase d’aspiration à la liberté inaugurée lors des années 1960 dans les pays occidentaux En ce sens, tout l’intérêt du livre – ou son pari – est de resituer le contexte dans lequel nos sociétés postnationales et multiculturelles se « mondialisent », à l’instar des quartiers de banlieues. Car les doubles messages d’intégration et d’hostilité que ces sociétés adressent aux migrants et à leurs enfants contribuent à produire les fractures qu’elles dénoncent par ailleurs.
Essayons de résumer l’argument du livre. Les familles sahéliennes et leurs descendants sont confrontés, par le contexte d’émigration/immigration, à l’étiolement des systèmes normatifs et des rôles familiaux en vigueur dans les sociétés africaines. La confrontation avec les attentes normatives des pays « d’accueil » suscite une « double crispation » : celle des migrants, que Lagrange propose de nommer « néo-traditionnalisme », et celle des autochtones, qui consiste à accuser de tous les maux les migrants du Sud. En cela, on pourrait qualifier sa démarche d’anthropologie statistique globalisée, inspirée des travaux méconnus de François Bon. Bien conscient des formes d’essentialisation qu’impliquent bien des discours, elle consiste aussi à prendre ses distances avec les thèses du constructivisme radical développées par des auteurs comme Fredrik Barth ou Benedict Anderson, en s’inspirant de l’histoire des migrations, de l’anthropologie des dynamiques familiales et de la sociologie urbaine. Son originalité est de croiser les apports de ces courants avec un traitement de données de première main et une approche comparative des phénomènes observés dans les sociétés européennes et nord-américaines.
Que la situation sociale se soit dégradée pour les immigrés et leurs enfants habitants les quartiers est un fait. Les données sur le taux de chômage et la part des actifs et des inactifs occupés au sein des quartiers classés ZUS et hors ZUS le montrent entre 1990, 1999 et 2006. Le taux de chômage des 15-30 ans est passé, entre 1990 et 1999, de 22,2% à 34,6 %, avant de revenir à 32,1% en 2006, alors que celui des étrangers a suivi la même pente, avec des taux respectivement de 17,4 %, 29,4% et 30,1%. Selon les chiffres de L’Observatoire national des zones urbaines sensibles publiés récemment, 43 % des jeunes hommes et 37 % des jeunes femmes étaient au chômage fin 2009.
Cette « amplification sélective du chômage » est liée à un double processus de ségrégation. La ségrégation sociale a précédé généralement la ségrégation ethnoculturelle : les cadres et professions intermédiaires y ont cédé la place, dès la fin des années 1970, à des ouvriers européens avant que ces cités HLM ne deviennent des pôles de regroupement des immigrés d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne et des Turcs, comme on l’observe en particulier dans les Yvelines. L’absence de cadres en ZUS est remarquable dès les années 1980 et se prolonge jusqu’en 2006. Ainsi des quartiers comme le Val Fourré, plus grande ZUP de France, « forment une société sans élite locale » (p. 116). La ségrégation ethnique s’accentue, même si les données disponibles ne sont pas toujours très satisfaisantes pour en rendre compte. En 1990, huit villes comptaient plus de 30 % d’immigrés non européens, en 1999, elles étaient 24 sur un total de 420 communes ou quartiers de Paris. Ces cités vont « s’africaniser ». En 1985, 85 % des familles portent des patronymes français ; en 2006, c’est le cas de plus de 25 % d’entre elles. En 1982, il y avait 6 % de familles africaines et 9 % de familles européennes non françaises ; en 2000, elles étaient respectivement de 26 % et 11 %. Etudiant la composition ethnique de chaque IRIS de Mantes-La-Jolie, Lagrange met en relief la diminution des familles autochtones dans les ZUS et leur concentration hors ZUS. Deux villes coexistent ainsi : à côté d’une ville dépourvue d’immigrés se forme une « ville africaine » à l’autre extrémité de la commune.
De même que le chômage est « sélectif », les départs sont « socialement sélectifs » et augmentent la ségrégation ethnique. Sur la base les 50 IRIS du Val de Seine, il apparaît que les soldes migratoires négatifs concernent ceux où la part des « immigrés » est la plus importante. Un phénomène analogue est observé dans la banlieue de Nantes où le seuil de déclenchement des départs se situe autour de 10 % de familles d’origine africaine, alors que ce seuil est environ de 20 % en grande couronne parisienne. Dans le XVIIIe arrondissement de Paris, Lagrange constate que « la nouvelle géographie sociale des employés d’origine africaine suit les reflux de la population ouvrière autochtones » (p. 123). Dans les IRIS où la cohabitation ethnoculturelle est forte, comme dans les quartiers proches de la Petite ceinture ou à Paris intramuros, le mode de distanciation passe par le contournement de la carte scolaire et le choix de scolariser les enfants en collège au sein d’établissements privés. La ségrégation scolaire y est forte, et plus encore dans des quartiers modestes comme celui de La Goutte d’or.
Lagrange se propose de rapprocher les géographies sociales de l’échec scolaire et ce qu’il appelle des « inconduites » de la concentration des familles « africaines ». Bien conscient que ce lien « porte accusation », il juge nécessaire d’établir ce fait, afin de mieux orienter des politiques d’inclusion. Contrairement à d’autres travaux qui ont particulièrement mis en relief les pratiques discriminatoires et l’écart des conduites entre autochtones et « minorités visibles » [1], il met au jour les comportements qui distinguent les jeunes Sahéliens des autres adolescents « noirs », les jeunes turcs des « maghrébins ». Il établit un lien entre ségrégation ethnique et désocialisation mesurée par l’échec scolaire précoce, l’absentéisme et les inconduites. Il en ressort que le taux de réussite aux épreuves de sixième et au brevet est inversement proportionnel aux taux d’implication dans la délinquance. Cette corrélation vaudrait en particulier pour la part des familles issues des familles africaines. Elle se retrouverait sur les autres terrains étudiés, dans la banlieue de Nantes et dans la Vallée de la Seine.
Les inconduites et des difficultés scolaires dépendent de trois facteurs. Elles varient tout d’abord selon le type de configuration familiale. De nombreuses études réalisées aux États-Unis et en Europe de l’Ouest montrent que les familles polygames et monoparentales représentent « une « différence sensible de risque » (135). Mais les effets conditionnels de la monoparentalité sur la réussite scolaire ont été moins documentés de ce côté-ci de l’Atlantique. Selon Lagrange, ce type de configuration familiale serait plus faible pour les groupes culturels les plus ségrégés – Maghrébins, Noirs du Sahel et Turcs – vivant en ZUS (15, 7 % contre 22,5 % hors ZUS). La corrélation entre le pourcentage de délits selon l’origine culturelle est plus forte pour les familles monoparentales maghrébines (près de 27%) que pour les familles sahéliennes (21%) ; par contre, la corrélation est plus significative pour les familles non monoparentales sahélienne (16%) que maghrébines (9%). Ces inconduites dépendent ensuite fortement du milieu professionnel des parents. Plus les pères des adolescents sont durablement au chômage et plus le niveau des inconduites est élevé et le taux de réussite aux épreuves du brevet du collège est bas, et inversement, avec sur ce dernier point un écart de plus de 30 points par rapport aux enfants de cadres et professions intermédiaires. Enfin, les taux de réussite en sixième et au brevet des collèges diminuent lorsque l’on considère l’origine culturelle des familles : élevés pour les familles françaises depuis plusieurs générations, ils diminuent de façon croissante pour les familles maghrébines, turques et sahéliennes. À l’inverse, les taux d’adolescents verbalisés pour infraction sont quatre fois plus élevés pour les enfants de familles sahéliennes que pour ceux de familles françaises. Il en résulte donc que les effets de l’origine sociale et de l’origine culturelle se combinent plutôt qu’ils ne se substituent.
C’est en mobilisant la sociologie des migrations et surtout l’anthropologie des formes familiales que Lagrange cherche une explication à ces différents phénomènes. Si les formes familiales des migrants et descendants de migrants européens sont semblables à celles qui dominent en France, il n’en va pas de même dans les migrations d’origine maghrébine, qui sont de type patrilinéaire Néanmoins les études réalisées montrent l’importance des changements intervenus en l’espace de trois décennies (diminution des origines rurales, renforcement des couples hors mariages, chute des mariages préférentiels, baisse des taux de fécondité, croissance de l’intermariage). Par ailleurs, si les vagues de migrants survenues après la Seconde Guerre mondiale étaient peu scolarisées, les générations qui ont immigré après 1975 l’étaient bien davantage. La perte d’usage de la langue d’origine de leurs parents des secondes générations parmi les Algériens nés en France, la part plus importante des origines urbaines des migrants Marocains venant de milieu urbain, l’augmentation du divorce, tendent à montrer que la « machine à intégrer » a continué de fonctionner, contrairement aux idées reçues, traduisant, vague après vague, une dé-traditionnalisation. Par contre, les migrations venues d’Afrique noire traduisent un mouvement inverse. L’hétérogénéité est de règle. Faute d’en prendre conscience, on ne voit pas le changement historique qui s’est produit des migrants des pays du Golfe de Guinée (Togo, Bénin, Togo, etc.) vers les migrants venus du Sahel. En effet, alors que les premiers sont de tradition linéaire matrilinéaire ou bilinéaire, disposent d’un niveau scolaire élevé et constituent des groupes chrétiens ou animistes, les seconds, qui constituent aujourd’hui 40 % des immigrés et descendants d’immigrés d’Afrique noire, s’inscrivent dans un modèle patrilinéaire, le nombre d’enfants est plus élevé (entre six à dix, contre quatre et six), ils sont majoritairement musulmans, et plus faiblement alphabétisés.
Inscrites dans des systèmes de filiation patrilinéaire, les familles sahéliennes se caractérisent par des systèmes de rôles qui se distinguent des normes de la famille bilinéaire, restreinte et plus égalitaire entre les sexes. En effet, explique Lagrange, les systèmes patrilinéaires exercent un fort contrôle des femmes, même si l’on observe des contrastes dans les familles peules et soninkés, d’une part, et les familles wolofs ou manjaks, moins sévères et plus souples, de l’autre. Cette domination sociale et symbolique va de pair avec un écart d’âge de important (de plus de douze ans dans l’enquête dans le Val de Seine) et un taux de familles polygames issus du fleuve Sénégal qui n’est pas inférieur à ce qu’il est en Afrique. De plus, là où l’on observe une convergence des taux de fécondité, il reste élevé dans toute la zone du Sahel, sans avoir connu d’inflexion depuis 1975. Il apparaît donc que la situation d’exil renforce les éléments de la tradition, et en particulier l’asymétrie des sexes. Le taux de fécondité et la taille des fratries sont susceptibles de nourrir des tensions entre les enfants et les institutions, à commencer par l’école, et plus tard avec la police et la justice.
Dire cela, c’est proposer une interprétation différente de ce qu’Oscar Lewis a appelé la « culture de la pauvreté ». Certes, la dépendance des résidents des quartiers pauvres à l’aide sociale est forte et semble s’être accrue dans les années 1990. Lagrange décèle une forte corrélation entre les zones urbaines où le revenu des familles est constitué pour 50 % des transferts sociaux et celles ayant une forte population « africaine ». Mais cette corrélation est nuancée par les résultats inattendus émanant d’une étude sur les dossiers de prises en charge de parents en difficultés par l’Aide sociale à l’enfance dans le Val de Seine. Il en ressort sans surprise que les taux de prise en charge sont quatre à cinq plus élevés dans les quartiers pauvres que dans les centres villes ou petites communes sans ZUS. Mais qui sont les familles prises en charge ? Les taux de prise en charge de familles d’origine africaine sont en moyenne de 16°/oo, alors que leur proportion est forte et que leurs enfants, on l’a vu, sont plus souvent en difficulté scolaire et plus souvent impliqués comme auteurs de délits. En revanche, ils atteignent 73°/oo pour les familles « franco-françaises », qui sont affectées par des déstructurations liées à l’alcool, à des troubles psychiatriques ou à des violences conjugales. « Les problèmes de socialisation que rencontrent ces familles larges issues de l’immigration sahélienne, comme la plupart des familles magrébines, ne sont pas principalement ceux qui motivent l’action ordinaire de l’ASE » (p. 183) Ces problèmes seraient motivés par d’autres facteurs que les déficits affectifs ou la séparation des parents. Pour Lagrange, il résiderait plutôt dans un « excès d’autoritarisme » dont la compréhension passe par la distinction entre autorité de compétence et autorité statutaire.
L’autorité statutaire se traduit par la prééminence accordée aux hommes et leur prérogative quant à la séparation précoce des sexes, alors que les femmes n’ont aucun pouvoir sur les garçons. Il en résulte des tensions qui délégitiment l’autorité statutaire des aînés. « La radicalisation de l’infériorisation des femmes divise les parents et met les fils au-dessus des mères. » (p. 190). En contexte d’immigration, les relations entre les sexes et les générations s’étiolent, faute des soutiens que représentent leurs pairs et leurs parents. Les pères sont privés du cercle des hommes qui soutiennent la réussite éducative. Les mères, privées de leurs frères et pères, n’ont aucune autorité sur leur fils et sont dévalorisées par leurs filles. Quant aux classes d’âge et aux capacités de régulation des aînés sur les cadets, elles n’effritent de plus en plus. « De ce fait, la crise doit autant à l’altération des systèmes normatifs qu’à l’écart avec les normes occidentales » (p. 192). Par comparaison, les dynamiques familiales observées au sein de la population d’origine maghrébine sont plus différenciées. La tendance à la surprotection des mères et la différenciation des modèles d’éducation entre filles et garçons à l’avantage de ces derniers favoriseraient les déviances chez les garçons. Pourtant la propension à la délinquance apparaît relativement en baisse parmi les enfants des familles d’origine maghrébine. L’affaiblissement du modèle patriarcal, une meilleure réussite scolaire et une plus grande familiarité des codes de la société française, leur installation dans des zones de plus grande mixité sociale, expliqueraient, parmi d’autres facteurs, leur rapprochement des comportements des classes moyennes européennes et l’émergence d’une élite sociale.
Les différences de conduites entre les jeunes selon leur origine culturelle est-elle aussi nette ? Ce n’est pas sûr. La ségrégation des genres en donne un aperçu : elle semble partagée par les uns et les autres avec les jeunes d’origine turque, comme le suggère l’entretien avec Illayda, qui ouvre le chapitre VII et illustre les normes sexuées régissant l’accès différencié aux espaces publics. À partir d’une reconstitution des réseaux de sociabilité d’un échantillon de jeunes collégiens en fin de cycle dans le Mantois, il ressort que leur taille est identique, qu’ils habitent une cité ou pas. Par contre, la mixité des groupes de garçons est plus faible pour les garçons en ZUS et ZEP (voir tableau p. 205). Elle varie du simple au double si on compare la sociabilité des jeunes d’origine maghrébine et turque hors ZUS et ZEP, l’écart est nettement moindre en ce qui concerne les jeunes originaires d’Afrique noire ; il reste significatif pour les jeunes d’origine européenne. En ce qui concerne les filles, si les réseaux sont moins mixtes en ZUS que hors ZUS, les écarts sont moins marqués que pour les garçons, sauf peut-être pour les jeunes filles originaire d’Afrique noire. On peut y voir un effet des lieux privilégiés de sociabilité qui sont moins, pour elles, la cité que le collège. Reste que si restriction de la liberté dans l’espace public il y a, elle se trouve compensée par l’importance des fratries et l’extension horizontale des familles. Ces espaces protégés du regard des garçons et des hommes offrent une grande liberté.
D’autres indices attestent le caractère moins électif, moins individualisé, de la sociabilité des adolescents vivant en ZUS, comme l’ancienneté du réseau. Lagrange constate aussi la forte implication des aînés dans des délits visant à protéger un membre de la fratrie ou de la famille. Cette « sur-implication » se traduit par l’écart qui réside dans la part des auteurs de délits parmi les adolescents de 16 ans des familles d’origine sahélienne selon la taille de la fratrie et la place occupée : si, quelle que soit la taille de la fratrie, l’aîné est toujours plus impliqué dans la délinquance, dans le cas des fratries de deux frères ou moins, ils le sont beaucoup moins (7%) que dans celui comptant de 3 à 7 frères et sœurs (12%) et plus encore dans les fratries de plus de 7 frères (28%). Sur ce point, le lecteur pourra regretter de ne pas disposer d’un tableau équivalent sur les différentes origines culturelles, et notamment maghrébines et turques. Cette absence affaiblit la démonstration d’ensemble.
On est là au cœur de l’interprétation anthropologique des inconduites que propose l’auteur. « Là encore, on observe que les fonctionnements dans les familles pauvres issues des immigrations africaines ne sont pas « déliés », « individualistes » mais très collectifs. Ce n’est pas un affaiblissement des normes qui pose problème mais plutôt leur puissance excessive dans le contexte migratoire » (p. 214). Mais la sociabilité des cités est à tort décrite comme une forme de communautarisme. Les logiques de fermeture existent bien mais elles participent d’une « crispation mutuelle des descendants de migrants et des segments larges des sociétés d’« accueil » » (p. 215). Les constructions identitaires qui émanent de l’hostilité de ces dernières et trouvent dans l’islam un pôle de ressources qui distinguent les jeunes de leurs parents ne sont pas homogènes. Lagrange constate, plutôt qu’une « culture jeune unifiée », une « pluralité d’identités ». Il évoque à cet égard la tension entre groupes minoritaires (jeunes d’origine sahélienne et turque) et groupes majoritaires (maghrébins), mais aussi la « pluralité d’identités noires ».
Ainsi, ce dont souffrent les individus dans le contexte des quartiers pauvres et immigrés, ce n’est pas tant, comme on le pense d’ordinaire, un manque de « lien social » qu’un trop de liens. La crise des institutions ne serait pas tant, dans ce sens, le fait d’un surcroît d’autonomie des individus désaffiliés ou « déliés » que d’une sur-affiliation territoriale résultant de l’emprise des relations de voisinage, des groupes de pairs, familles et communautés. On pourrait l’imputer à un affaiblissement de l’autonomie, manière de dire que, dans les quartiers, il est compliqué d’être un individu à part entière. Le développement consacré à l’évolution, depuis les années 1950, d’une « délinquance de prospérité » à une « délinquance d’immobilité » (p. 249-255) en donne une illustration. Marquée par une prévalence des violences enregistrées dans les zones pauvres et des prédations dans les zones riches, cette délinquance d’immobilité est allée de pair avec les transformations des grands ensembles et cités anonymes en véritables espaces d’interconnaissance et de contrôle informel. D’où la montée des conduites délinquantes et autres incivilités. Le revers de cette sociabilité fortement enracinée, ce sont les embrouilles, ce type de lien social original où la violence active la solidarité, et où l’insulte constitue une dette. Lagrange conteste aussi le lien entre ruptures salariales et altérations conjugales qui, dans le cas des familles sahéliennes, n’est pas avérée. Tous ces éléments l’amènent à critiquer la notion de désaffiliation développée par Robert Castel [2], et par là, l’usage qu’ont pu en faire les cercles gouvernementaux de gauche, tout aussi bien que les thèses de Marcel Gauchet ou Alain Finkielkraut sur la crise des institutions imputée au surcroît d’autonomie des individus.
L’intérêt du livre est de ne pas s’arrêter au diagnostic mais d’en tirer toutes les conséquences du point de vue des modes d’intervention publique. Ainsi, l’analyse des géographies de l’échec scolaire, de la délinquance et de la concentration des familles subsahariennes permettrait d’élaborer des « réponses inclusives » (p. 126). Une plus grande attention accordée aux dimensions locales de la délinquance et aux caractéristiques de leurs auteurs permettrait de s’attaquer aux sources des problèmes par des actions de prévention spécialisée mieux ciblées (p. 132). Repérer l’effet précoce de l’origine culturelle permettrait dès la sixième de « mettre tout le monde sur la même ligne de départ et de neutraliser ces effets lors des arrivées au brevet des collèges » (p. 150) dans le cadre d’une politique d’égalité des chances (157).
En quoi et comment favoriser la réussite scolaire et sociale des adolescents des quartiers sensibles et, parmi eux, les enfants les plus en difficultés, ceux des migrations africaines ? « C’est une question que les pouvoirs publics n’aborde que de façon oblique puisque les groupes culturels n’existent pas pour eux » (p. 275). S’inspirant des travaux menés aux États-Unis selon lesquels il existe un « effet quartier » sur ces phénomènes, l’enquête de Lagrange montre clairement que la réussite au brevet des collèges varie considérablement parmi les enfants de milieux populaires selon la proportion de cadres dans l’IRIS de référence. Il en va de même de la part d’auteurs de délits qui s’élève à mesure que les catégories supérieures sont faiblement représentées. De sorte que la question devient la suivante : comment renforcer l’attractivité de ces quartiers ?
Parmi les différents scénarios envisageables, l’auteur propose de favoriser une mixité sociale sans diversité culturelle. On assiste à l’émergence d’une nouvelle classe montante issue de l’immigration qui choisit de quitter les cités pour aller s’installer non loin dans des zones moins dégradées et dotées d’écoles ayant meilleure réputation et de meilleurs résultats. Il faudrait donc pouvoir capter cette « élite sociale », voire favoriser sa promotion interne. Pour cela, deux leviers sont possibles : l’emploi et l’offre institutionnelle. Les emplois aidés à destination des femmes peu scolarisées ont des effets bénéfiques sur les résultats scolaires. Cette politique de soutien à l’activité féminine est déjà forte parmi les femmes sahéliennes, là où l’on observe un retrait des femmes maghrébines, et alors que l’emploi est en baisse dans les quartiers de référence. On peut y voir la volonté d’une orientation vers le monde à travers l’implication professionnelle, non pas une « affirmation d’autonomie de type néoféministe », mais « la trace d’une volonté d’améliorer les perspectives de réussite de leur famille » (p. 302). Afin de faciliter ce type d’attitude, Lagrange préconise des mesures d’emporwement consistant à accroître les capacités de réalisation des femmes. Encore faut-il outrepasser les dilemmes de l’autonomie vulnérable, apporter un soutien matériel sans briser la dynamique familiale.
Il ne suffit pas de juger des mesures en fonction de leur orientation sans prendre en compte leur mise en œuvre et les effets qu’elles produisent réellement sur les bénéficiaires. Le bilan des politiques d’intégration tant sociale et culturelle que politique mises en œuvre depuis les années 1990 a montré leurs limites. Parler d’« inclusion », c’est considérer que l’intégration peut se faire sans nier les différences culturelles, la participation économique sans désaveu des loyautés communautaires, par hybridation. Le maître mot est celui de reconnaissance. Il s’agit de procéder à des changements dans les modes de représentation afin d’accueillir dans notre système des cultures différentes et les minorités visibles. Lutter contre les discriminations indirectes ne suffit pas. L’excès de distinction des communautés interroge, en particulier en Grande-Bretagne. Ce pays est allé très loin dans le séparatisme ethnique. « Entre le déni des minorités culturelles qui caractérise les discours laïques classiques et les cours arbitrales qui appliquent les dispositions de la charia, il existe d’autres voies » (p. 327).
Si le lecteur est souvent convaincu par le propos soutenu par des données robustes, qu’il s’agisse de statistiques et de leur mise en forme en tableaux et graphiques, certains points emportent moins la conviction et paraissent plus discutables. Ainsi, le lecteur pourra un peu regretter la faible mobilisation de données qualitatives recueillies lors de l’enquête – hormis dans les chapitres III et VIII. Il me semble en particulier qu’une description fine de l’ambiance qui règne au sein du Val Fourré aurait été bienvenue. Elle aurait pu convaincre un peu plus de la manière dont une véritable fracture non pas seulement socio-urbaine mais ethnique et raciale qui travaille les sociétés locales. Déjà loin de Paris (60 km), ce grand ensemble de 20 000 habitants, typique de l’urbanisme de masse des années 1960, s’est « africanisé » à l’abri des regards. La faible présence des « Blancs » dans les espaces collectifs contraste avec la forte visibilité des « non-Blancs », comme on peut l’observer ailleurs. De même, le recours à des entretiens aurait permis de comprendre de l’intérieur la manière dont les migrants et les femmes en particulier vivent leur situation sociale, donnent sens à leur parcours, mobilisent diverses ressources, qu’elles soient celles des centres sociaux, du voisinage ou de la communauté.
Un point important est le constat d’une différence de participation entre les jeunes selon leur origine culturelle aux émeutes de 2005. Souvent répétée, une telle affirmation n’est pas réellement démontrée dans le livre. Elle repose sur le constat selon lequel l’indice de probabilité des émeutes en fonction des quartiers comporte 10 % ou plus de ménages de plus de 6 personnes. Ces familles étant plus souvent « subsahariennes » que « maghrébines », il en résulterait un différentiel de participation. Or ce raisonnement est davantage construit sur une inférence que sur des preuves. Par ailleurs, ni les études réalisées sur la population judiciarisée, ni des constats établis à partir de monographies à Saint-Denis, Aulnay-sous-Bois ou Villiers-sur-Marne, ni non plus des descriptions rapportées par la presse, ne viennent à ma connaissance le valider. On ne voit pas en quoi ces sources confirmeraient le poids relativement plus important des « Noirs ».
Alors évidemment, il y a les émeutes de Villiers-le-Bel. Cet épisode a marqué le franchissement d’un seuil par l’utilisation d’armes à feu contre la police. Lors du procès devant la cour d’assises de Pontoise, en juin 2010, cinq jeunes adultes accusés d’être les meneurs et d’avoir tiré sur des policiers ont été condamnés à de lourdes peines. Tous étaient d’origine malienne, et leurs familles s’étaient fortement mobilisées à cette occasion [3]. De fait, Villiers-le-Bel fait partie de ces villes qui se sont fortement ghettoïsées. C’est particulièrement le cas de la ZAC à proximité de laquelle se sont déroulés les événements de 2007. Lors de l’enquête de terrain réalisée un an plus tard, j’ai été frappé par les effets de ce « basculement démographique ». Lors de mes observations ethnographiques réalisées dans les Hauts-de-Seine depuis les années 1990, la plupart des jeunes rencontrés dans la rue et différents lieux publics étaient d’origine maghrébine. Arrivées plus récemment, les familles subsahariennes avaient des enfants en bas âge qui, en grandissant, sont devenus plus visibles, sans se démarquer radicalement de ces derniers. À Villiers-le-Bel, la part des adolescents et jeunes adultes d’origine subsaharienne est importante. Ainsi, par exemple, lors d’une réunion de préparation de la première commémoration des « événements », en novembre 2008, la quasi totalité des participants étaient des jeunes « Noirs », et le leader n’était autre qu’Ali Soumaré, future tête de liste du PS aux élections régionales de 2009 [4]. Par contre, fait significatif, me semble-t-il, les acteurs de proximité et une partie des chefs de services étaient d’origine maghrébine, ayant entre trente et quarante ans. Quant au conseil municipal de la ville, il était essentiellement composé de « Blancs ». C’est dire qu’il existe bien une ségrégation ethnoculturelle qui se traduit par une immobilité territoriale des uns et une plus grande mobilité sociale des autres en lien avec le différentiel de réussite scolaire. S’il paraît hasardeux d’affirmer que ces constats valent pour les trois quartiers de Villiers-le-Bel classés ZUS, il le serait tout autant d’affirmer que les émeutiers étaient davantage « Noirs » que « Maghrébins ». D’autres épisodes émeutiers ont montré que diverses catégories étaient côte à côte, dans les « mêmes galères » et les « mêmes délires », pour parler le langage des quartiers. Je pense aux émeutes de l’est, à Vitry-le-François, Woopi près de Metz, Saint-Dizier, mais aussi à Saint Etienne, et dans la région parisienne, à Bagnolet, ou encore à Grenoble. Par ailleurs, la réactivation depuis 2005 de réseaux d’associations et de militants des quartiers et la constitution de listes pluriculturelles lors des dernières élections municipales et régionales constituent des mobilisations collectives qui vont dans le même sens. Même si l’on peut toujours discuter de leurs capacités à renouveler l’offre politique locale et à contrecarrer les effets de la crise de la représentation politique dans sa diversité culturelle, on est loin de la ritournelle de la « dépolitisation » reprise par bien des observateurs du monde des quartiers dont l’auteur semble emboîter le pas dans le passage sur l’« aliénation politique » (p. 314-317).
Une chose est de mesurer la variation des inconduites adolescentes selon l’origine culturelle, de constater qu’il existe des différences significatives au sein des familles, entre maris et femmes, garçons et filles, dans le rapport au corps et à la sexualité que les uns et les autres entretiennent. Une autre de prendre en compte leur socialisation commune ayant une forte dimension territoriale. « On a grandi ensemble », telle est la formule essentielle souvent entendue. Dans bien des quartiers, la mixité culturelle est de règle : les jeunes ont été socialisés entre cités et collèges ; les garçons ont été exposés de façon précoce aux contrôles d’identité souvent rugueux des fonctionnaires de police ; avec leurs sœurs, ils ont fréquenté le centre social ou le club de prévention du coin ; ils ont connu la prison et ont déjà plusieurs condamnations. La tolérance zéro, ils la vivent au quotidien, le racisme aussi qui leur confère une identité négative mais commune. Leur vision du monde social a pris indéniablement une « coloration ethnique », qui n’existait pas à ce degré parmi les « jeunes de la galère » de François Dubet et les bandes de « blousons noirs » de Jean Monod. Leur vision du monde social et des relations sociales est construite autour des catégories de rebeus (Arabes) de renois (Noirs) et de cefs (Français). Ces différenciations ne recoupent pas tout à fait la logique nous/eux, les uns et les autres se considèrent comme des « frères » et des « cousins », se définissent comme Musulmans autant que comme Français, parlent et s’habillent de la même manière, ont des goûts musicaux similaires, etc. La question est donc de savoir si les différences culturelles sont plus marquantes que ce double processus de racialisation (par le haut) et d’ethnicisation (par le bas) sur une base territoriale.
Un autre point qui mériterait discussion concerne la délinquance. Lagrange préfère au terme d’« incivilité » – qu’il a contribué à forger, il y a une quinzaine d’années – celui d’« inconduites ». Or celui-ci n’est pas réellement défini, par compréhension ni par extension. Que faut-il entendre exactement par là, et où commence et où finissent les inconduites ? Seraient-elles davantage d’ordre scolaire (fort absentéisme, décrochage) que proprement délictueuses (vols simples, violences) ? Faute de savoir exactement ce que recouvrent les chiffres, il est difficile de répondre. De quels délits parle-t-on ? C’est à peine précisé dans le corps du texte et les annexes. Ils mesurent, à travers les PV enregistrés, cet entre-deux spécifique entre les sorties police et les entrées justice. On pourra y voir une construction institutionnelle, mais la corrélation avec les données scolaires laisse penser soit que c’est aussi le cas de celles-ci, soit qu’elle présente une certaine consistance. Mais la difficulté tient aussi à la rareté des données policières à l’échelle communale et infra-communale. Si elles sont disponibles en ce qui concerne l’école, elles ne sont pas accessibles aux chercheurs pour la délinquance. La police veille jalousement sur ces données, sans doute biaisées, mais qui néanmoins pourraient nous dire des choses si elles étaient accessibles. En conséquence, c’est un des thèmes qui fait le plus débat au sein de la société française et sur lequel on ne dispose pas de données fines. Cela dit, on pourrait envisager des protocoles permettant de mieux appréhender la territorialisation des délits.
Enfin, il convient peut-être de rappeler que l’enquête porte sur l’entrée en sixième, avec un suivi en troisième, soit une population âgée de 11 à 16 ans. Il ne s’agit en aucun cas d’une population représentative de la délinquance des mineurs, car celle-ci devient réellement significative entre seize et dix-huit ans. Pourtant là aussi, il faudrait aller y voir de plus près. Car bien des témoignages de travailleurs sociaux de terrain témoignent du fait que les « petits » s’engagent tôt dans la délinquance, en tout cas dès les années collèges. On pourrait alors faire l’hypothèse que c’est un phénomène plus récent que les situations observées, au début des années 2000, par Hugues Lagrange et Suzanne Cagliéro, qui mériterait examen.
Ces remarques critiques nous ramènent à la polémique suscitée dès la publication de cet ouvrage dans les médias. Sans doute le contexte politique n’y est pas pour rien. Depuis la création d’un ministère de l’identité nationale et le débat lancé par le gouvernement sur cette question, jusqu’à la campagne menée durant l’été contre les Roms, en passant par la loi sur la Burka et les déclarations d’une « guerre nationale contre les trafiquants des cités », la xénophobie a atteint une nouvelle fois le sommet de l’État ; avec en arrière-plan, de basses considérations électorales consistant à serrer les rangs de la majorité et à ramener dans son giron les électeurs séduits par les thèses du Front National. Dans ce contexte, la réception d’un ouvrage scientifique mettant en avant les origines culturelles pour interpréter un certain nombre d’inconduites ne pouvait que déranger.
Mais par-delà les effets de cette actualité brûlante, on sait aussi les passions que suscite toute mise en cause de notre fameux modèle républicain d’intégration : basé sur l’universalisme abstrait, il consiste à invisibiliser les discriminations qu’engendrent les pratiques institutionnelles effectives. Avec la politique de la ville, on a vu apparaître des politiques publiques comme celles des ZEP, à mi-chemin entre égalité républicaine et équité différentialiste ne visant pas une population distincte mais un territoire. De même, le dispositif des « grands frères » ou la stratégie des partis politiques d’attirer une élite maghrébine, ont contribué à construire un intermédiaire communautaire tout en déniant les identités ethniques. Il semble bien néanmoins que l’on soit sorti de ces ambivalences, suite notamment au débat hystérique sur le voile et aux divers débats sur l’islam. On a vu en effet apparaître une forme de néo-républicanisme ou d’intégrisme républicain allant tout à fait dans le sens du processus d’involution morale décrit dans le livre ; et ce, alors que, paradoxalement, l’effectivité des discriminations culturelles a été démontrée par les enquêtes de l’INSEE et de l’INED. D’où un fort sentiment d’injustice de la part des habitants des quartiers pauvres dont ont aussi témoigné de manière spectaculaire les émeutes de 2005 et leurs suites.
Sur ces thèmes, la littérature académique a été abondante depuis au moins la fin des années 1990, en France. Sans parler de la sociologie du racisme (M. Wieviorka, P. Taguieff), de nombreuses recherches ont été consacrées aux logiques discriminatoires, en particulier au travail (Ph. Bataille, V. de Rudder), dans le logement social (P. Simon, T. Kirzbaum), à l’école (G. Fitousis, M. Oberti), en matière de santé publique (D. Fassin, A. Lovell) au sein de la police et la justice (D. Duprez, F. Jobard), dans les rapports sociaux de sexe (N. Guénif-Souilemas, E. Macé), à propos du militantisme au sein des quartiers populaires (A. Boubeker et A. Hajjat) et de la question de la diversité (P. Weil) sans parler des enquêtes sur les ghettos urbains (D. Lapeyronnie, M. Boucher). L’ouvrage collectif dirigé par Didier Fassin et Eric Fassin [5] a proposé une problématisation d’ensemble sur les processus d’ethnicisation et de racialisation. De son côté, l’historien Pap N’Diaye a proposé une vaste synthèse sur La condition noire (Paris, Folio, 2008). Or, étrangement, ces références ne sont quasi pas citées par Hugues Lagrange. Il pourra toujours objecter que le racisme et les discriminations ne sont pas son objet. Certes. Mais peut-on dissocier le regard porté sur une population donnée, son caractère socialement construit, de sa définition sociologique ?
Il y a là un vrai problème théorique. Lagrange fait référence à la notion de culture, de groupe culturel, d’origine culturelle. Rejetant les théories de l’ethnicité. Il oppose à une logique du ghetto, une logique d’espaces ségrégés ou de quartier de relégation ethnique. À une argumentation teintée de « culturalisme » destinée à rendre compte des comportements des individus dans ces espaces [6], une relecture de la notion de « sous-culture ». « Les sous-cultures, écrit-il, sont dépendantes à la fois de la culture dominante et de la culture d’origine, des systèmes de valeurs, d’aspirations et de réalisations issus du pays d’origine et du pays d’accueil. (…) Nous avons affaire, dans les groupes migrants ségrégés, à des formes adaptatives transitoires qui résultent de la confrontation de ressources héritées avec le système d’opportunités présent dans la société d’immigration » (237-239). Dans ce sens, une sous-culture est un « rapport social ». Cette définition n’est sans doute pas si éloignée que cela de la conception dynamique qu’un auteur comme Fredrik Barth a développée de l’identité ethnique et des analyses de la construction et de la transformation sociales des distinctions entre « nous » et les « autres » [7]. En même temps, elle s’en distingue en ne prenant pas seulement pour objet les processus de désignation et d’attribution identitaires mais un certain nombre de « traits culturels » altérés par le contexte d’immigration.
C’est précisément sur ce point qu’a porté une partie du débat suscité par le livre. Rapporter la misère sociale à l’origine culturelle serait céder au « culturalisme » [8]. Mettre l’accent sur les différences culturelles serait imputer les problèmes à ceux qui les subissent le plus. Dénoncer le déni des cultures, ce serait contribuer au déni des discriminations. Or Lagrange se garde bien de ce type de ce type de raccourci. Il inverse l’imputation de causalité en soulignant que les problèmes de socialisation des familles sahéliennes résultent au moins autant, sinon plus de la crispation de la société d’accueil que des comportements des migrants ; que ceux-ci ne sont pas fixés par la culture d’origine, essentialisés, mais qu’ils peuvent évoluer en jouant sur les bons leviers. Certes, tenir les deux bouts de la chaîne n’est pas simple. Le livre n’est pas dénué d’ambivalence lorsqu’il amène à considérer les positions des migrants du Sahel et de leurs enfants comme le produit d’un héritage culturel et le produit d’un double processus de ségrégation sociale et ethnique, plutôt que comme l’expression d’un rapport de domination produit et reproduit par les institutions et le racisme. Néanmoins, il conduit à prendre en compte des réalités sociales dont les « élites » semblent aujourd’hui totalement déconnectées en France. En un mot, il contribue à faire la sociologie de la société telle qu’elle est et non pas telle que nous voudrions qu’elle soit.
Le problème pour Lagrange, c’est le clivage culturel qui sépare un groupe partiellement endogame des autres groupes migrants et de leurs descendants, ainsi que du reste de la société. Comment réduire ces écarts culturellement marquants ? Lutter contre les discriminations indirectes ne suffit pas – encore moins de procéder à l’institutionnalisation des « communautés ». Ce qui est en jeu, c’est une politique volontariste de réduction des inégalités sociales et d’inclusion ethnoculturelle passant, tant par des incitations fiscales pour les collectivités et les entreprises que par des allocations indirectes pour les jeunes et les femmes notamment. Voilà de quoi dépasser les positions dures de la droite et les atermoiements de la gauche. C’est peut-être « politiquement incorrect » mais essentiel pour l’avenir de nos quartiers et de nos sociétés. On n’a pas fini d’en parler dans la perspective des prochaines élections présidentielles.
Solène Lardoux, « Objections d’une démographe », La Vie des idées, 11 janvier 2011.
par , le 11 janvier 2011
Michel Kokoreff, « Quartiers et différences culturelles », La Vie des idées , 11 janvier 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Quartiers-et-differences
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[1] Voir par exemple, Fabien Jobard et René Lévy, Police et minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris, Open Society Institute, New York Justice, 2009.
[2] Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995. On notera que l’auteur a abandonné depuis cette notion qui se présentait comme une critique de la catégorie d’exclusion.
[3] Je me permets de renvoyer à mon article, « Villiers-le-Bel : ethnographie d’un procès politique », Esprit, août-septembre 2010.
[4] Ali Soumaré vient de publier Casier politique, Paris, Max Milo, 2010.
[5] Didier Fassin et Eric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société. Paris, La Découverte, 2007.
[6] La référence aux derniers travaux du sociologue nord-américain William Julius Wilson (More than Just Race. Being Black and Poor in the Inner City, W.W Norton and Compagny, 2009) mériterait un long débat, notamment sur le lien entre structure et culture.
[7] Cf. Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995.
[8] Voir par exemple, la tribune de Didier Fassin et Eric Fassin, « Misère du culturalisme. Cessons d’imputer les problèmes aux étrangers », Le Monde, 30 septembre 2010.