L’art grec, on le sait aujourd’hui, était multicolore et bariolé : mais le mythe de sa blancheur remonte à l’Antiquité elle-même. P. Jockey retrace l’histoire, haute en couleurs, de ce mythe et de ses implications esthétiques, morales et idéologiques.
« Tu es vraie, pure, parfaite ; ton marbre n’a point de taches [1] ». Ernest Renan adresse en 1876 cette Prière sur l’Acropole à une Grèce toujours idéale, symbolisée par l’immaculée blancheur de ses temples. Ignorant les témoignages des archéologues et voyageurs autant que les outrages des temps et des hommes subis par le Parthénon, ce propos « mystique » (p. 218) dé-historicise le monument antique afin de mieux l’annexer au patrimoine culturel occidental — celui d’une France, d’une Angleterre, ou d’une Allemagne qui se cherchent alors des origines rêvées dans la grande Athènes de Périclès.
Cependant, ce culte d’une Grèce « pure » ne fut nullement inventé à l’époque moderne ainsi que le démontre avec force le dernier ouvrage de Philippe Jockey, qui, tout en faisant la part belle à ces fantasmes de blancheur véhiculés par l’idéologie néoclassique et ses déclinaisons plus tardives, propose de remonter jusqu’à l’antiquité Gréco-romaine pour comprendre les origines de ce déni de la couleur pourtant si essentielle à la culture hellénique : Philippe Jockey explique notamment la valeur religieuse, politique et anthropologique de la combinaison harmonieuse des couleurs (poikilia harmonia) en Grèce antique (p. 17). À l’heure où de grandes expositions [2] et plusieurs études importantes [3], dont certains travaux de Jockey lui-même [4], tentent de révéler au grand public que la poikilia (en grec bigarrure ou bariolage) était au cœur des arts et de la cité en Grèce antique, Le Mythe de la Grèce blanche se présente comme un parcours, tant géographique que chronologique, à travers des « lieux de mémoire blanche » (p. 189), autant de jalons à l’édification de ce mythe d’une Grèce sans tache, débarrassée de toutes les souillures de l’altérité.
L’impérialisme du blanc
Si l’ouvrage s’ouvre sur une exploration des multiples facettes de la culture polychrome grecque, c’est pour mieux souligner l’ironie et le contresens de ses décolorations ultérieures : par exemple, ce blanc que les Grecs associaient à l’inachèvement des statues ou encore la beauté des femmes plus que des guerriers est, dès l’époque romaine, paradoxalement érigé en couleur dominante, symbole de la virtus impériale. Jockey illustre cette articulation entre pouvoir et blancheur sur le plan à la fois esthétique, éthique et politique. À l’appui de sa démonstration, toujours très informée, il décrypte la réception biaisée de certaines œuvres-clés (dont le Laocoon, l’Apollon du Belvédère, le vase de Portland ou le Diadumène) ainsi que les nombreux textes fondateurs de cette idéologie du blanc absolu, de Pline à Winckelmann.
Toutes ces citations révèlent en outre au lecteur que le mythe de la Grèce blanche est avant tout affaire de parole, d’une parole certes « dépolitisée » (Barthes, cité p.13) mais néanmoins chargée idéologiquement et qui ne cessera de se radicaliser au contact de l’Autre, comme en 1492, lorsque l’Occident découvre les couleurs « primitives » du Nouveau Monde.
Cette parole se substitue donc à la matière pigmentaire, au bariolage barbare qui ne cadre pas avec les idéaux antiques dont l’Occident s’est érigé en garant. Et pourtant l’entreprise de blanchiment initiée à Rome et poursuivie activement à partir du Haut Moyen âge et surtout du Quattrocento emploie de nombreuses techniques de décoloration pour arriver à ses fins. Jockey consacre de belles pages à ces copies marmoréennes impeccables qui furent longtemps préférées aux modèles grecs [5] car leur reproduction — qu’il s’agisse de moulages en plâtre, de croquis ou plus tard de photographies en noir et blanc — dépossédait fort opportunément l’original de son aura polychrome.
L’auteur analyse ainsi les multiples formes artistiques dans lesquelles cet idéal de blancheur antique s’est « incarné » (mais sans l’incarnat) au cours des siècles, tout en invitant son lecteur à se plonger dans des textes souvent oubliés comme ceux de Cyriaque d’Ancône ou de Maxime Collignon, ou au contraire bien connus mais revisités utilement sous l’angle de cette « leucomanie » occidentale, tel le Voyage en Grèce (1811) de Chateaubriand.
Résistances chromatiques
Toutefois l’ouvrage se fait aussi l’écho de ces persistances polychromes qui jalonnent l’histoire de la réception de la culture antique, en montrant que la couleur affleure toujours dès lors qu’on tente de l’effacer trop vigoureusement. Ces résistances sont celles d’une Grèce autre, débordant les frontières du « miracle » athénien célébré par Renan — à l’image de la statue de Diane trouvée à Pompéi en 1760 et dont les diverses teintes embarrassèrent Wincklemann.
Mais c’est surtout au XIXe siècle que la confrontation entre chromophiles et chromophobes fut la plus vive. Durant cette période charnière, le mythe de la Grèce blanche fut mis à rude épreuve en raison de la multiplication des témoignages archéologiques attestant le goût des Hellènes pour les couleurs chatoyantes, qu’il s’agisse des décorations multicolores des frontons des temples ou encore des Tanagras, statuettes polychromes découvertes en Béotie dans les années 1870. L’archéologue franco-allemand J.I. Hittorff [6] fut l’un de ces ardents défenseurs de la couleur qui déstabilisa les rêves de blancheur de ses contemporains dans un contexte colonial où le clivage idéologique entre l’homme blanc occidental et les Autres — qu’ils soient jaunes ou noirs pour reprendre les catégories raciales de Gobineau — tendait à s’exacerber. Ces tensions se cristallisèrent dans ce que Jockey appelle fort judicieusement le « paradoxe du Parthénon » (p. 175), qui devint alors l’objet de réappropriations conflictuelles, tant par les tenants de la blancheur que par ceux de la polychromie.
Ni les archéologues, ni les anthropologues de la fin du XIXe siècle ne purent cependant convaincre les conservateurs les plus chromophobes, et les fantasmes de blancheur perdurèrent au siècle suivant, avec une radicalisation évidente dans l’entre-deux guerres qui vit s’imposer de nouveaux avatars de cette dictature du blanc, à travers les écrits de Charles Maurras ou les films de Leni Riefenstahl, en hommage aux nouveaux « héros » aryens.
Désirs de blancheur ?
Bien que tout à fait opératoire dans l’ensemble, ce système binaire opposant l’incolore au bigarré pourrait cependant être nuancé, dès lors qu’on l’applique à des objets plus ambigus, notamment littéraires. C’est le cas par exemple de Théophile Gautier que Jockey érige curieusement en héritier de la mystique blanche et conservatrice de Renan. Ses Émaux et Camées, publiés en 1852, ne sauraient pourtant être lus uniquement sous l’angle manichéen de l’opposition blancheur idéale / polychromie orientale barbare. Jockey reconnaît d’ailleurs que chez cet auteur le marbre tend souvent à revenir à la vie, à teinter de « tons roses » son « implacable blancheur » (p. 224), rejouant ainsi le mythe de Pygmalion qui connut dans la seconde moitié du XIXe siècle une fortune sans précédent, en poésie comme en peinture. On retrouve ces fantasmes d’ « incarnation » dans « Arria Marcella » (1852), où le désir d’Octavien vient animer l’empreinte marmoréenne d’un sein, sur fond de décor polychrome pompéien. De même, le pied oriental et dionysiaque de la momie dans l’une de ses nouvelles égyptiennes n’est-il pas confondu avec « un fragment d’une Vénus antique [7] » ? Ses « belles teintes fauves et rousses » ainsi que les odeurs de myrrhe qui en accompagnent la danse n’évoquent-elles pas ces agalma, « écrins polychromes » (p. 19) dont les Grecs faisaient l’offrande aux dieux ? Il suffit également de relire Mademoiselle de Maupin (1835) pour comprendre ce que cet « amour rétrospectif [8] » du marbre pouvait avoir de troublant, à l’image de l’hermaphrodite endormi du Louvre qui inspira plusieurs des écrits de Gautier [9].
La blancheur, y compris celle du plus pur marbre de Paros, loin d’être toujours « dominante, » a donc pu parfois se révéler le support de fantasmes secrets et subversifs. Jockey y fait en partie allusion lorsqu’il analyse l’homoérotisme refoulé d’un Montherlant admirant la peau « diaphane comme le Paros » d’un boxeur olympien (p. 262). Mais au XIXe siècle, d’autres écrivains beaucoup moins conservateurs, comme Walter Pater ou Oscar Wilde, s’étaient déjà essayés à un dévoiement plus osé encore de cette blancheur trop apollinienne [10], dévoiement dont ils avaient trouvé les origines... chez Winckelmann ! De plus Wilde était un grand amateur des photographies homoérotiques (pourtant en noir et blanc) de Wilhelm von Gloeden et de son cousin Wilhelm von Plüschow représentant des jeunes éphèbes siciliens basanés dans des poses d’après l’antique. L’imaginaire sculptural et la décoloration photographique n’enlèvent rien ici aux pouvoirs du désir...
Ces quelques remarques ne sauraient cependant remettre en question l’originalité du propos de Philippe Jockey qui dans ce livre nous offre une périégèse passionnante à travers plusieurs siècles d’hellénomanie occidentale monochrome.
Recensé : Philippe Jockey, Le mythe de la Grèce blanche, Histoire d’un rêve occidental, Paris : Belin, 2013. 208 p, 19 €.
– Conférence de Sophie Basch sur la Prière sur l’Acropole au Colloque Renan
Pour citer cet article :
Charlotte Ribeyrol, « Quand l’art grec perdit ses couleurs »,
La Vie des idées
, 25 septembre 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Quand-l-art-grec-perdit-ses-couleurs
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[1] Ernest Renan, Prière sur l’Acropole,La Revue des Deux Mondes, décembre 1876, p. 486.
[2] Le Louvre a consacré en 2011 une grande exposition aux découvertes archéologiques en Macédoine. Voir Au royaume d’Alexandre le Grand — La Macédoine antique, Paris, Somogy / Éditions du musée du Louvre, 2011.
[3] Sophie Descamps (dir.), Peinture et couleur dans le monde grec antique, Paris, Musée du Louvre, 2007 ; Adeline Grand-Clément, La Fabrique des couleurs. Histoire du paysage sensible des Grecs anciens (viiie - début du ve siècle avant notre ère), Paris, De Boccard, 2011. Voir également http://arts.ens-lyon.fr/peintureancienne/index.htm
[4] Philippe Jockey, « Praxitèle et Nicias, le débat sur la polychromie de la statuaire antique », in Jean-Luc Martinez et Alain Pasquier (dir.), Praxitèle, Paris, Musée du Louvre Éditions, 2007, p. 62-81.
[5] Dans son Histoire de l’art dans l’Antiquité (1764), Winckelmann reconnaît lui-même que « nous examinons les copies avec bien plus d’attention que nous ne le ferions si nous avions la jouissance des originaux ». Traduction de Dominique Tassel, Paris, Le Livre de Poche, 2005, p. 611.
[6] Sur Hittorff et la polychromie voir également Adeline Grand-Clément, « Hittorff, Raoul-Rochette et Ingres : à chacun sa peinture grecque », in Sandrine Alexandre, Charlotte Ribeyrol, Nora Philippe (dir.), Inventer la peinture grecque antique, Lyon, ENS Editions, p. 149-162.
[7] Théophile Gautier, « Le pied de la momie »,in Jean Gaudon (ed.), La Morte amoureuse, Avatar et autres récits fantastiques, Paris, Gallimard, 1981, p. 136.
[8] Théophile Gautier, « Arria Marcella », ibid., p. 177.
[9] Cette sculpture, évoquée dans Mademoiselle de Maupin, est également le sujet du poème « Contralto » dans Émaux et Camées.
[10] Il serait d’ailleurs intéressant de relire la Naissance de la Tragédie (1872) de Nietzsche sous l’angle de cette opposition blanc/couleur.