Recensé : Gilles Favarel-Garrigues, La police des mœurs économiques, de l’URSS à la Russie (1965-1995), Paris, CNRS Éditions, novembre 2007, 220 pages, 30 €.
La vie économique de l’URSS et de la Russie post-soviétique est souvent traitée selon les critères en vigueur sous d’autres latitudes. Le livre de Gilles Favarel-Garrigues évite cet écueil : à travers l’analyse de la lutte contre la criminalité économique, il a choisi de mettre l’accent sur les logiques propres à ces sociétés, et sur le lien intrinsèque entre la gestion économique et le système répressif, la première servant de courroie de transmission au second. De même façon, le choix de la période étudiée (1965-1995) contribue à estomper les frontières habituelles entre l’avant et l’après perestroïka, et souligne les continuités du régime par-delà la chute de l’URSS. L’auteur veut ainsi faire apparaître une vaste transition qui irait du milieu des années 1970 au milieu des années 1990, la perestroïka ne constituant qu’un épisode de réajustement dont les élans seront stoppés avant la chute du régime soviétique.
Reposant sur des données de première main – dossiers administratifs, statistiques relatives à la lutte contre la criminalité, lettres de citoyens, tous collectés dans les archives de la ville de Sverdlovsk (redevenue Ekaterinbourg en 1991), plus accessibles que celles de Moscou – La police des mœurs économiques met en évidence l’absence de distinction entre le crime économique et les autres comportements délinquants, et pointe ce cercle vicieux d’un régime qui continue de lier « la diminution de la criminalité au renforcement de la capacité répressive ». Mêlant économie, politique, sociologie et une vision « foucaldienne » du pouvoir, le livre intéressera tous ceux qui étudient le développement politique et économique de la Russie contemporaine. Surtout, il permet de mieux comprendre comment les deux objectifs de la perestroïka – politique et économique – se sont retrouvés dissociés, la société acceptant une forme de mieux-être en échange d’un déficit démocratique.
Une transition avortée
Au commencement étaient les définitions : morales, idéologiques, propres au système communiste. Selon Marx et Engels, rappelle Gilles Favarel-Garrigues, le « crime économique » était la manifestation d’une révolte contre la bourgeoisie, certes « grossière » et « infructueuse », mais à laquelle la dictature du prolétariat devait mettre fin. Par conséquent, la notion ne figurait pas en tant que telle dans le Code pénal soviétique adopté en 1960. Dix ans plus tard et contre toute évidence, la propagande présentait le crime économique comme un phénomène étranger au socialisme. La criminalité économique ne cessa pourtant de se propager, « l’ingéniosité humaine semblant constituer leur seule limite », selon l’expression de l’économiste Gregory Grossman. Elle fut rapidement l’objet d’études aux intitulés divers, qualifiant cette économie-là de « seconde », « parallèle », « informelle », « souterraine »… Deux visions s’affrontaient dans les études : l’une, qualifiée de « totalitaire », insistait sur le rôle des services répressifs disciplinés, marchant tous d’un même pas et selon une codification stricte ; l’autre accordait aux élites régionales le droit de moduler les sanctions sur le terrain, en fonction de leur interprétation des crimes et de leur propre intérêt.
En réalité, la criminalité économique répondait à une catégorie juridique vague qui autorisait la sanction des comportements les plus divers. La distinction entre atteintes à la propriété, criminalité violente ou criminalité politique n’était pas toujours faite, ce qui contribuait encore à l’arbitraire. Aux définitions usuelles se substituait la notion englobante « d’illégalité ». La lutte contre cette « illégalité » était prise en charge par trois institutions entre lesquelles les conflits n’étaient pas rares : la Procurature, le Ministère de l’Intérieur et le KGB. Elle vivait par ailleurs au rythme de « campagnes » étroitement liées aux impératifs politiques. Ainsi, rappelle l’auteur, Leonid Brejnev s’attaqua à l’hooliganisme en 1966, Youri Andropov à l’indiscipline au travail, tandis que Mikhaïl Gorbatchev, dès sa prise de fonction, promettait de mettre fin aux « revenus illicites ». L’arrivée d’un nouveau Secrétaire général était ponctuée d’une campagne donnant lieu à de nouvelles règles, d’autres arbitraires et contribuant à la légitimation politique.
La perestroïka vient pourtant déranger cet univers où l’acte délictueux n’est dû qu’au comportement d’individus « antisociaux » : parasites, récidivistes ou alcooliques. On parle d’abord de « privatisation spontanée » pour désigner l’ensemble des mesures d’acquisition des privilèges qui se sont succédées entre 1988 et 1991, ce qui revient à légaliser la criminalité économique antérieure. En 1987 a lieu la renaissance du secteur coopératif, favorisant l’émergence des premiers entrepreneurs ; puis, en 1989, l’adoption de la loi sur les « petites entreprises » permet de fragmenter les actifs au sein des entreprises d’État.
La privatisation de masse se déroule de 1991 à 1994 avec la distribution de vouchers à l’ensemble de la population. Elle est censée signer une double transition, à la fois économique et politique : la privatisation doit faire le lien entre la réforme et l’avènement d’une « classe moyenne », elle-même présentée comme « ferment de la démocratie » et garant de l’irréversibilité de la sortie du communisme.
Mais le processus se retourne : les nouveaux entrepreneurs, enhardis par les opportunités de la perestroïka, tentent de s’organiser pour défendre leurs intérêts ; l’assujettissement fiscal disproportionné les pousse à imaginer des solutions illégales pour s’y soustraire… et ceux chargés de les contrôler sont rapidement dépassés par leurs aptitudes « juridiques ». Les révélations de la presse, auparavant muette concernant ces délits, contribue à alimenter les doutes sur la transition. Le courrier de lecteurs déferle, témoignant d’une inquiétude grandissante que la police ne parvient pas à dissiper. « Ce grand-père qui vend des paniers faits main, on le félicite pour son travail individuel ou on le punit pour perception de revenus illicites ? », caricature le journal Krokodil. Films, émissions à sensation ou sondages nourrissent bientôt l’hostilité générale à l’égard d’un groupe qui se composerait de responsables politiques corrompus, de figures du milieu criminel et d’entrepreneurs aux pratiques douteuses. Le lien entre des personnages issus du monde du business et de la dissidence contribue aussi à la confusion : ainsi le directeur de la Bourse des matières premières et des marchandises, Konstantin Borovoï, fonde le Parti de la Liberté économique en s’associant au député réformateur et chirurgien de renom Sviatoslav Fiodorov, à la militante des Droits de l’Homme Elena Bonner, veuve d’Andreï Sakharov, ainsi qu’à la femme d’affaire Irina Khakamada.
Quand le nouveau Code pénal est voté en 1996, ses aspects les plus progressistes ont été considérablement réduits ; il se situe finalement dans la continuité du droit pénal soviétique et définit le délit économique comme un « acte socialement dangereux ». Entre-temps, un décret a été émis en 1991 qui renforce les moyens des services répressifs et accroît les prérogatives des services de l’Intérieur et de la Sécurité d’État. Il se situe dans la droite ligne du revirement de Mikhaïl Gorbatchev qui se rapproche des conservateurs, prélude au coup d’État d’août 1991.
Dès lors, le Ministère de l’Intérieur et le KGB étendent leurs champs de compétence pour lutter contre la criminalité économique. Mais ils ont à leur disposition un personnel mal rémunéré, peu informé et mal vu aux yeux d’une population qui préfère recourir massivement aux pots-de-vin plutôt que d’aller au tribunal. S’y ajoute la falsification des statistiques par des fonctionnaires : comme en témoigne un responsable d’une petite ville de l’Oural : « À défaut d’avoir la possibilité réelle de contrôler la criminalité, [les organismes en charge de la lutte contre la criminalité] se concentrent sur ce qu’ils peuvent gérer, c’est-à-dire l’enregistrement de la criminalité » [1].
Anonymes, les vouchers – titres de privatisation censés répartir équitablement les biens d’État entre tous les citoyens – sont aisés à détourner. Les listes de bénéficiaires sont parfois complétées par des gens ayant déménagé ou décédés, des « âmes mortes »… À ces dysfonctionnements se greffent les tensions grandissantes entre Moscou et les régions : des inspections justifient parfois leur action par le rétablissement de l’autorité de l’État dans telle ou telle région, alors opportunément qualifiée de « soumise aux mafias » ou à « l’affairisme » des élites locales. Le terrain est prêt, écrit l’auteur, pour cette « dictature de la loi » que le président Poutine ne cessera de développer.
Pour citer cet article :
Annie Daubenton, « Punir un crime qui n’existe pas. La lutte contre la criminalité économique en URSS et en Russie »,
La Vie des idées
, 23 juin 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Punir-un-crime-qui-n-existe-pas,369
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