Recensé : Larry M. Bartels, Unequal Democracy : The Political Economy of the New Gilded Age (Princeton University Press, 2008). 328 p., $30.
On nous l’a conté maintes et maintes fois : Lyndon Johnson a sacrifié le soutien de la classe ouvrière à la question des droits civiques et a précipité le parti démocrate dans une dégringolade qui est à l’origine de ses échecs réguliers aux élections présidentielles postérieures à 1968. Cet effondrement de la coalition des réformateurs progressistes du New Deal, la coalition des ouvriers blancs et des ouvriers noirs, fut aggravé par les médias de droite et par une conspiration de think tanks qui fit glisser le terrain de la politique américaine vers des impératifs culturels conservateurs et qui a conduit à la mainmise des Républicains sur le Congrès en 1994. Le nouveau Contract with America [1] coupa aux Démocrates tout l’oxygène qu’avait pu leur gagner leur premier président post État-providence à avoir été réélu. En bref, la majorité républicaine émergente [2] a anéanti la longue coalition du New Deal : pendant quarante ans, elle a déplacé le débat politique et public de l’économie à la culture et a laissé les Démocrates au milieu des ruines avec une seule question : « Que se passe-t-il donc au Kansas ? » [3]
Cette histoire a été racontée avec de multiples variations et elle est devenue un peu comme un mythe fondateur de toute pensée concernant la manière de reconstruire le parti démocrate. La majorité démocratique émergente, a-t-on avancé [4], devra combattre les Républicains en édifiant une nouvelle coalition, en utilisant leurs propres think tanks, par une mobilisation des électeurs et accepter que la classe ouvrière blanche a suivi la voie de Joe le Plombier [5]. L’ouvrage éblouissant de Larry Bartels suggère que, si les grandes lignes de cette histoire peuvent avoir une certaine vérité, la réalité politique et socio-économique de la domination républicaine a été fondamentalement mal comprise. En outre, Bartels révèle que cette mauvaise compréhension a contribué à augmenter considérablement aux États-Unis une inégalité économique et une absence de responsabilité politique sans précédents depuis 1929.
La politique républicaine et l’augmentation des inégalités
Le livre de Bartels renvoie à l’un des ouvrages les plus importants de la science politique américaine lorsqu’il pose, une nouvelle fois, la question fondamentale de Robert Dahl : dans un système politique où presque tout adulte peut voter, mais où la connaissance, la richesse, la position sociale, l’accès aux offices et les autres ressources sont réparties inégalement, qui gouverne réellement ? [6] Quoi qu’il en soit, Bartels ne peut reprendre l’optimisme de Dahl d’une Nouvelle Période Dorée (New Gilded Age) [7]. Quarante et quelques années plus tard, Bartels avance que les inégalités socio-économiques se sont tellement creusées aux États-Unis, et ce a fortiori du fait des présidents républicains, que l’égalité politique est devenue une chimère. Pour le montrer, Bartels commence par confirmer l’analyse de Piketty et Saez [8] et d’autres sur l’inégalité de revenus aux États-Unis, en montrant que la majeure partie de la richesse générée aux États-Unis depuis les années 1970 est allée dans les poches d’un pourcentage de plus en plus restreint de riches Américains. Il nous apprend la nouvelle scandaleuse que sur les vingt-cinq dernières années, par exemple, si le revenu réel des familles du vingtième centile n’a augmenté que de 0,4 % et le revenu des familles du soixantième centile a augmenté de moins de 1% par an, le revenu réel des foyers fiscaux du dernier centile a presque triplé et celui des 0,01% des foyers fiscaux les plus riches a été multiplié par cinq.
Ici, Bartels confirme en grande partie des informations surprenantes trop peu connues ; mais là où il est véritablement novateur, c’est dans sa réponse à la question des causes. Cette question comprend deux parties : premièrement, si ces inégalités économiques massives sont produites par des politiques, quelles politiques macro-économiques ont été menées par les présidents républicains pour produire une telle augmentation des inégalités ? Deuxièmement, si elle a été le résultat de la politique des présidents républicains, comment un parti qui a constamment soutenu une fraction aussi infinitésimale de la population a-t-il réussi à rester au pouvoir ? S’il passe très peu de temps sur la première question, c’est sur la deuxième qu’il expose une argumentation systématiquement iconoclaste sur l’importance du leadership politique présidentiel, les modifications des comportements électoraux et l’impact d’une « conspiration républicaine » afin de montrer que la politique en général et les mesures politiques particulières ont été les facteurs déterminants du développement des inégalités économiques pendant les quatre-vingt dernières années. En bref, Bartels révèle que l’inégalité économique n’est pas simplement un problème lié au marché ou à l’évacuation des préoccupations sociales dans une partie de la population américaine qui s’est trouvé un nouveau foyer dans le conservatisme culturel. L’inégalité économique est un problème politique et il a été clairement lié aux politiques présidentielles. En s’appuyant sur l’œuvre de Douglas Hibbs [9], par exemple, Bartels montre que les présidents républicains ont systématiquement été à l’origine des augmentations de l’inégalité économique.
La question-clé pour Bartels est alors de savoir comment les Républicains ont réussi à être si constamment élus en dépit du petit nombre des bénéficiaires de leurs politiques. C’est ici que Bartels nous donne certains de ses aperçus les plus originaux sur la domination républicaine de la politique américaine dans les Etats-Unis post État-providence. Bartels commence par révéler que les Américains ont été étonnamment myopes dans leur appréciation des résultats économiques obtenus au cours des mandats présidentiels. Il montre qu’une amélioration de l’économie dans les six à neuf mois avant l’élection a constamment engendré une sorte d’amnésie électorale, suffisant généralement à confirmer la réélection du candidat en place ou de son parti. Bartels ne prend pas position sur la question de savoir si cela a été largement déterminé par la chance ou par une conspiration, mais il révèle bien que les Républicains, surtout depuis le fameux échec de Nixon en 1960, ont été avantagés par une forte croissance économique dans la dernière année de leurs mandats. Cet argument a été manifestement confirmé par le contre-exemple du succès d’Obama en 2008.
Où donc est passée la classe ouvrière ?
Mais, au-delà de ces corrélations, Bartels expose l’un de ses arguments les plus originaux lorsqu’il suggère que les échecs du parti démocrate ne sont pas venus du fait qu’il a abandonné totalement la classe ouvrière blanche au parti républicain en conséquence du glissement des questions sociales aux questions culturelles. L’argument général selon lequel les États-Unis sont devenus de plus en plus conservateurs du point de vue culturel au détriment des questions sociales est, selon lui, erroné. Selon Bartels, les politologues et les journalistes comme Thomas Frank ou David Brooks, qui ont contribué à enraciner ces arguments, ont fait l’erreur essentielle de définir la classe ouvrière par l’absence d’une instruction universitaire. Bartels fait l’observation très simple, mais stupéfiante d’évidence et de conviction, que les niveaux de l’instruction universitaire ont peu à voir avec les réalités économiques d’une classe ouvrière et il argumente en conséquence en se fondant sur une interprétation des faits économiques basée sur le salaire. Il montre ainsi que, si l’on détermine la classe ouvrière sur la base des foyers gagnant moins de 35000$ par an (en 2004), elle n’a aucunement quitté le parti démocrate. Il montre également que ces mêmes catégories de la population n’ont pas commencé à voter en se déterminant par rapport aux questions culturelles, mais ont constamment soutenu les candidats démocrates sur les questions économiques et sociales.
Cette définition de la classe ouvrière a été un objet de débat constant entre politologues, et l’affirmation de Bartels a également des faiblesses, surtout si l’on envisage, par exemple, qu’un tel critère exclut le travailleur indépendant moyen qui gagne plus de 35000$ [10]. Cependant, il permet bien de se faire une image plus complexe du paysage électoral que celle établie simplement en se fondant sur les niveaux d’instruction. Ces débats sur la définition de la classe ouvrière posent également la question plus fondamentale suivante : comment Bartels explique-t-il alors que les candidats démocrates ont perdu aussi systématiquement les élections présidentielles ? Ici encore, il donne l’argument d’une simplicité trompeuse et cependant convaincant selon lequel la coalition du New Deal qui avait soutenu les Démocrates depuis Roosevelt jusqu’à Johnson était fondée sur un monopole contre-nature sur le vote sudiste. Très simplement, depuis les droits civiques, les Démocrates ont été de plus en plus mis sur un pied d’égalité avec les Républicains dans le Sud.
Le divorce entre Washington et l’opinion publique
En deux chapitres à la fin de l’ouvrage, Bartels reprend l’un des deux arguments les plus généralement acceptés sur les fondements de la domination républicaine et spécialement sur le contrôle républicain du Congrès depuis 1994. Alors que l’on croyait généralement que des think tanks conservateurs comme la Heritage Foundation et le développement de médias conservateurs étaient largement responsables des comportements électoraux paradoxaux de beaucoup d’Américains que la politique fiscale républicaine ne favorise pas, Bartels démontre que sur deux questions-clés, les droits de succession et le salaire minimum, l’influence des think tanks et des gourous des médias conservateurs sur l’opinion publique n’a pas eu d’impact parce que les décideurs politiques ont systématiquement ignoré l’opinion publique. Il démontre l’existence d’un rejet obstiné des droits de succession avant même qu’ils soient qualifiés de manière accablante d’« impôt sur la mort ». Si réduire les droits de succession ne fait qu’alléger la charge fiscale de moins de 1 ou 2% des Américains les plus riches, il reste que la plus grande partie de la nation les rejette, et une bonne partie de Démocrates bien informés sont même prêts à accepter son abolition. En dépit de cette prévention très généralement répandue contre cet impôt, qui a, Bartels le montre, une longue histoire car elle a même résisté à l’impact économique profond de la dépression des années 1930, Washington a systématiquement refusé de l’abroger. D’un autre côté, il montre dans un chapitre ultérieur que, si l’augmentation du salaire minimum a été constamment soutenue par les électeurs des deux grands partis politiques, la valeur réelle du salaire minimum a été constamment érodée par le refus de Washington d’intervenir sur cette question. La conclusion d’ensemble de ces chapitres, ainsi qu’un chapitre éclairant sur les baisses d’impôts faites par George W. Bush, confirme les craintes généralement répandues que les présidents et les législateurs de la capitale fédérale sont coupés de l’opinion publique sur des questions-clés de politique économique, mais elle suggère également (est-ce rassurant ?) que l’influence des débats radiophoniques conservateurs et des nouvelles chaînes de télévision a été limitée — car, sur ces deux questions fondamentales, l’opinion publique est restée immuable à la fois pendant l’édification de l’État-providence et pendant son démantèlement, et la politique gouvernementale est restée néanmoins, et de manière frappante, sans réaction.
La conclusion de Bartels à la question « Qui gouverne ? » est, sans surprise, pessimiste. Quarante années de domination républicaine de la politique présidentielle américaine ont augmenté considérablement l’inégalité économique, éloigné les politiciens de Washington de l’opinion, et elles ont engendré un mépris renouvelé et flagrant à l’égard des opinions des Américains pauvres et de la classe ouvrière. Cependant, le livre de Bartels donne une leçon plus fondamentale, qui en elle-même est moins pessimiste : la politique importe effectivement. L’impact des partis et de la politique présidentielle sur l’inégalité économique suggère que les élections sont encore, au début du XXIe siècle, l’un des outils les plus puissants dont nous disposions. Sans aucun doute, la toute dernière élection américaine donnera aux États-Unis l’occasion de mettre à l’épreuve ce point qui éclaire le livre de Bartels.