Recensé : Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques, coll. Forbidden Beach, 2010. 13 x 19 cm. 288 p., 18 €
En couverture, un jeune homme sur une plage peu fréquentée tente, au milieu d’affaires en chantier, d’enfiler une combinaison en vue de quelque activité nautique. Juste à côté, le titre du livre : Nos dispositifs poétiques. Le contraste est assez criant. Quel pourrait bien être le lien entre d’une part ce qu’on considère habituellement comme formellement élaboré et porteur d’aspirations supérieures et d’autre part les rangements et arrangements d’un garçon affairé ? Ou plutôt : qu’est-ce qui pourrait en somme interdire le rapprochement entre le poétique et la pratique ordinaire ? En posant visuellement la relation problématique entre ces deux termes, Christophe Hanna parcourt ici justement une plage théorique généralement interdite à toute exploration – forbidden beach, titre de la collection chez Questions théoriques.
Tentons de comprendre le titre : « Nos Dispositifs poétiques ». Ce « nous » relève semble-t-il de deux niveaux de lecture. Premier niveau : Hanna semble embrasser une rhétorique du manifeste qui cherche à fédérer un groupe plus ou moins déterminé de poètes et de pratiques poétiques qui, par défaut de qualifications, requièrent une assise théorique que vient à point nommé leur fournir ce livre. La relative visibilité institutionnelle dont a joui Olivier Cadiot à la faveur de la dernière rentrée littéraire et du dernier festival d’Avignon ne doit pas occulter, par quelque contre-jour, son rôle de première importance, dans les années 1990, chez l’éditeur P.O.L. dans la promotion d’actes littéraires qui subvertissaient l’idée traditionnelle de poésie [1].
Deuxième niveau : ce « nous » renvoie directement au style de pensée pragmatiste, qui affectionne, plutôt que de s’agripper à une Vérité transcendante, de s’immerger au sein de collectifs traversés par des formes de solidarité, sans se prévaloir de quelque surplomb théologique. C’est le « nous » ordinaire, vous, moi, lui, qui refuse d’installer le philosophe sur un promontoire d’extra-lucidité ou d’affubler le poète du statut du mage échevelé ou du voyant enchanteur. Se laissent entendre dans ce « nous » le parti pris de l’ethos pongien, la prise de congé par un Denis Roche d’une certaine idée de la poésie (« la poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas », disait ce dernier), ainsi qu’une influence tout aussi prégnante de Richard Rorty. Ce « nous » annonce de manière programmatique que cette poésie n’a pas à se loger dans quelque lieu retranché d’exil, de marge ou de seuil. Au contraire, le poète se dépouille du costume romantique un peu poseur, et œuvre sobrement dans ses performances et ses lectures au ras de nos usages ordinaires.
Loin d’être exclusives, ces deux acceptions du « nous » se complètent pour montrer un groupe de poètes qui ne sont en rien retirés de l’espace public. Bien au contraire. Pourtant, selon Hanna, les conditions ne sont pas tout à fait réunies pour que nous nous en rendions compte.
Un album de famille ufologique
L’ufologie, au statut scientifique incertain, désigne un corps de discours et de pratiques d’analyses des OVNI, des expériences et des témoignages qui s’y rapportent. Le livre s’ouvre sur une considération de ce type : il y a aujourd’hui, dans le champ littéraire français, des objets, des pratiques, des auteurs qui ne sont pas visibles, faute d’une théorie qui en garantirait l’identification et l’intelligibilité. Il existe des OVNI littéraires, des objets verbaux non identifiés – terme qui dit par lui-même son insuffisance et la paresse de ceux qui l’utilisent. Pour compenser ce défaut d’identification, il importe de se doter d’outils propres à les rendre lisibles. Non qu’ils soient par principe ou par essence illisibles. Simplement, ils mettent à l’épreuve nos standards de lecture, au point de provoquer une forme de perplexité et de mépris à propos de l’utilité de ces objets. Hanna donne ainsi l’exemple de son ami Raymond M. qui en route pour un concert de Pogorelich se braque à l’écoute de Keyboard Studies#2 de Terry Riley et statue de manière péremptoire sur sa vanité. La situation ici particulière de voyageurs bercés autant par certaines attentes esthétiques que par le roulis automobile, vient perturber l’assignation de tout usage esthétique à cette pièce de piano. Cet exemple voudrait détricoter l’esthétique kantienne : un jugement esthétique ne cherche pas à assigner forme, sens et finalité (sans fin) à un objet, mais au contraire vise à l’inscrire dans un réseau d’usages esthétiques, que le kantisme et ses succédanés ont tenté de masquer. Les OVNI littéraires n’en seraient donc plus, à une condition : reconnaître que le jugement esthétique ne relève pas du tout d’une mise entre parenthèse de l’usage de l’objet d’art, mais au contraire que ce dernier fonctionne en connexion étroite avec des usages politiques (entendons par là simplement : qui organisent notre vie sociale).
Une théorie littéraire est irréductible pour Christophe Hanna à un ensemble de cadres de compréhension plaqués a posteriori sur certains objets dits littéraires. Par son interventionnisme, la théorie poétique est un acte qui enclenche en son aval une reconnaissance au sens politique (la théorie littéraire permet une intégration de certains objets aux institutions de l’art et au-delà) comme au sens cognitif (cette théorie installe des catégories susceptibles d’accroître la lisibilité des textes devenus identifiables et déclenche un « lire-comme » [2]). Élaborer une théorie ad hoc de ce type suppose toutefois de crever quelques poches de résistance qui endormaient jusque-là notre imagination littéraire et théorique.
Débloquer la pensée de la littérature
Il s’avère que la théorie littéraire, telle qu’elle se trouve mobilisée par les plus hautes sphères de l’institution universitaire jusqu’aux auteurs eux-mêmes en passant par le journalisme littéraire, repose sur un certain nombre de concepts qui ralentissent de manière conservatrice l’émergence de la nouveauté en entretenant compulsivement le retour du même. Christophe Hanna s’attache à désosser avec une méticulosité chirurgicale nos concepts littéraires pour cerner les blocages qu’ils sont susceptibles d’entretenir. Dans sa démonstration, trois moments de cette acuité critique peuvent retenir notre attention.
Hypocrisie littéraire
D’abord, on pourrait dire que le champ littéraire, comprenant autant les théoriciens et les chercheurs que les acteurs mêmes, se caractérise par une certaine hypocrisie. La conception courante de la poésie et de l’art en général comme une activité autonome, autosuffisante et désintéressée, nécessitant d’établir une distance esthétique entre œuvre et récepteur où s’intercale l’opération de contemplation, est confrontée à une tâche qu’elle a fort bien remplie depuis le romantisme : masquer son intrication avec les réseaux d’intérêt économique et politique. Comme le dit fort bien Hanna, l’idéologie séparatiste de l’art ne vit pas dans des univers séparés : engagée dans des institutions qui la mettent en scène, elle est au contraire portée par une finalité politique – la poésie comme critique de la vie, comme sauvegarde d’un territoire régi par ses propres lois. Terry Eagleton le rappelait il y a longtemps maintenant, toute littérature ou toute théorie littéraire est politique, y compris et surtout celles qui refusent de le montrer [3]. Comme si le travail de cette littérature était de garantir sa visibilité en rendant invisible ce qui la rend visible. En suspendant ce qui l’arrime à une logique intéressée, la poésie s’affiche comme une pratique sui generis, allant de soi et d’un seul tenant. Il s’agit bien plus qu’une simple critique sociologique d’une illusio artistique, qui pour se distinguer élabore un champ littéraire relativement autonome (« les règles de l’art »). Ce n’est pas que de cela qu’il s’agit : si les sociologues de l’art n’ont bien sûr pas tort de dégager les intérêts qui structurent l’activité artistique, si l’artiste est un acteur comme les autres, qui ne bénéficie d’aucun statut d’exception, Christophe Hanna étend sa critique à une façon non de concevoir la poésie, mais de faire de la poésie, à une incapacité à penser et à mener une action littéraire. La littérature se trouverait congénitalement affectée par un déni complet de ses effets sociaux. Elle obèrerait la pensée de l’articulation entre le poétique et l’ordinaire, et de l’action du premier sur le second.
L’action littéraire
Le deuxième point de blocage réside en effet dans la pauvreté conceptuelle, qui entoure la question des relations entre texte et contexte. La situation théorique actuelle est la suivante : faute d’une formation adéquate, ce ne sont pas, ou vraiment rarement, les littéraires, lectores spécialistes du texte et non de ses environs, qui fournissent les moyens de penser l’inscription contextuelle de l’art, ce sont les philosophes (les philosophies procédurales de l’art par exemple, comme celles de Danto, Dickie, Matravers…), les historiens de la lecture et du livre (dans la lignée de Roger Chartier et de l’histoire culturelle du livre), les sociologues et anthropologues de l’art (Descola, Gell…). Si on reconnaît les mérites renouvelés de l’analyse du discours littéraire (Dominique Mainguenau, Ruth Amossy) et de la sociocritique qui cherche à comprendre comment une œuvre ingère et recycle les représentations sociales, au mieux on dispose de quelques approches qui montrent les déterminismes contextuels du texte, soit d’un point de vue de la production, soit d’un point de vue de la réception. Il est plus rare encore que l’on consente à penser l’effet de l’art sur la vie, du texte sur le contexte. Et pour peu qu’on s’y attelle, les métaphores qui servent à le caractériser, comme la contagion, l’hypnose, la magie, etc., largement incontrôlées et prises pour argent comptant, ont cet autre tort, à juste titre relevé par Hanna, d’opérer une excessive logicisation du texte (réduit à des propositions à l’effet mystérieux, non loin de quelque « abracadabra »). Sans se réclamer d’un positionnement sociologique, historien ou philosophique, il faut tout de même se donner les moyens de penser en termes poéticiens l’action directe des œuvres.
Historicisme et conservatisme
Le troisième facteur de blocage est que la poétique, loin de se réduire à un ensemble d’outils descriptifs permettant de nous repérer dans le paysage littéraire, charrie un historicisme essentialiste inapte à penser la nouveauté. Elle institue des critères de définition formalisés et fondés sur un corpus d’œuvres, au prisme duquel elle va assimiler les littératures émergentes, de sorte qu’elles « ne sont capables que de reconnaître ce qu’elles ont prédéfini » (p. 37). Aux antipodes de l’interventionnisme d’Hanna, la poétique cache derrière ses prétentions descriptives, et ce sans l’assumer, une canonisation ou une exclusion prescriptive de la littérature qu’elle est censée étudier. Manque patent d’imagination, incapacité à la prospective théorique, profonde myopie sur la littérature contemporaine font que ce qui apparaît n’est qu’un remaniement de l’existant – nécessairement dégradé ou disqualifié au regard des standards de lecture qui se sont installés.
La démarche d’Hanna consiste 1. : à ne se préoccuper de nos standards canoniques de littérature que pour nous en défamiliariser ; 2. : à repartir de ces poésies qui existent et réclament ce titre de différentes manières, non pour les rabattre sur le connu, mais sans préjuger de quelque inassimilable étrangeté, pour présumer qu’elles ont une forme de cohérence à comprendre en tant que telle et qui se manifeste dans des revues (Nioques), des centres d’études (le Centre d’Études Poétiques), des festivals, des résidences…
Bien plus, pour faire comprendre ces pratiques poétiques contemporaines, Hanna élabore un type de démonstration singulier dans ce qu’on appelle la poétique. Au lieu de partir des poésies instituées et stabilisées, il procède à l’inverse et repart de situations et de gestes graphiques relativement élémentaires, dont l’objectif est d’organiser ou de critiquer ponctuellement et provisoirement le réel qui l’entoure : ainsi de collages d’une adolescente de seconde (Kamélia) sur sa table de classe, des cartes et des graphes pour rendre intelligible une situation jugée exceptionnelle (comme la carte de Lonnie Zamora, policier confronté à une expérience ufologique). Car au fond, rien ne nous autorise à tracer une ligne de démarcation absolument nette et étanche entre des inscriptions de ce type et des performances poétiques.
Poétique des dispositifs et « anthropologie des techniques communes d’écriture »
Cette cohérence ne s’appréhende pas à travers des critères fixes qui stabiliseraient une bonne fois pour toute une essence de la poésie [4]. Pour C. Hanna, il ne s’agit pas de chercher un génotype commun à toutes ces poésies ou de les canoniser dans quelque panthéon littéraire, mais d’opérer une forme de réunion dont les simples rapprochements permettraient de dégager un « air de famille » [5]. À ce titre, Nos Dispositifs poétiques est donc, si l’on veut, porté par la conscience tout à fait claire que de même qu’un album suggère d’emblée des ressemblances latérales, sans jamais exhiber un substrat commun, de même ses propositions théoriques peuvent avoir l’effet performatif de produire la poésie dont il traite, sans chercher non plus à en exhiber les ancêtres.
Dans leur juxtaposition, ces pratiques poétiques laissent émerger plusieurs traits morphologiques communs. L’air de famille que C. Hanna propose de dégager, le plus à même de conférer une certaine intelligibilité à toutes ces poésies, réside dans la notion de dispositif. Il propose d’en définir les contours : le dispositif n’est pas un mécanisme impersonnel de contrôle et de subjectivation des individus (à la Foucault en somme) ; le dispositif est pour lui davantage une construction technique plus ou moins éphémère, un assemblage d’outils que les individus destinent à mobiliser pour arranger leurs situations ou régler leurs problèmes ordinaires, qu’ils soient individuels ou collectifs.
Un dispositif est un procédé local et contextuel d’articulation de « pièces rapportés ». Aucunement foyer d’expression d’une subjectivité ou d’un langage privé, il relève d’un bricolage qui ne fonctionne que relativement à un contexte auquel il s’arrime pour le débloquer ou le faire muter. Le dispositif comme combinaison de discours hétérogènes est pensé comme un outil qui nous donne des prises plus fortes sur le réel et vecteur d’une « action directe ».
Loin de l’acception terroriste du terme, Hanna entend par « action directe » très exactement ce qu’en disait Emile Pouget, la célèbre figure du syndicalisme ouvrier [6]. Cette référence lui sert à rappeler, que tout immergés que nous sommes dans la vie collective, nous ne sommes pas voués à courber l’échine sous les coups de rapports de force, nous ne sommes pas privés de ressources, ni privés de toute autonomie. Cette action directe fonctionne donc de l’intérieur des collectifs pour les transformer ou les saboter, les miner ou les déminer localement.
Mettant en co-présence et articulant des fragments hétéroclites de discours, il a le pouvoir de mobiliser les savoirs et les croyances de son public pour les redistribuer d’une manière alternative à ce qu’impose l’ordre social. Il participe d’une mise en crise de nos représentations naturalisées, il génère des conflits et/ou des agrégats d’images et de discours (cf. encadré : Trois exemples de dispositifs poétiques). Le dispositif cultive une « inquiétude sémantique » à l’égard des schèmes qui structurent notre horizon ordinaire de représentations. Il provoque des inférences entre ces éléments co-existants, qui elles-mêmes alimentent méfiance, investigation et prospection.
Trois exemples de dispositifs poétiques
Dans Heroes are Heroes are (P. O. L., 1994), Manuel Joseph pratique un collage de contre-propagande qui télescope des commentaires belliqueux de CNN autour de la première guerre en Irak, les paroles de NTM et le discours massifié de la pornographie (qui s’infiltre par exemple dans SAS). L’objectif est de produire un choc cognitif entre des discours en eux-mêmes banalisés et d’exhiber puissamment par ces sutures des ressemblances ou des convergences.
Anne-James Chaton avec ses Portraits s’empare de types sociaux (L’Artiste, Le Dentiste, L’Electricien…) qu’il reconstitue sous forme d’affiches (des carrés saturés de mots) qui accumulent tout ce que la personne dépeinte capitalise sur elle d’inscriptions : tickets de cartes bleues, étiquettes de vêtement, papiers et prospectus en tous genres sont reproduits à la suite les uns des autres dans une police aussi fidèle que possible à l’inscription originale.
Mark Lombardi, durant les années 90, archive sous formes de fiches une masse considérable de données sur les flux financiers mondiaux, les banques américaines, les mafias, les opérations de blanchiment. Il expose ces données en 2000 sous forme de « narrative structures », sortes de diagrammes temporels qui s’organisent localement autour de certains centres financiers. Ce travail de réexposition fut d’ailleurs crédité d’une certaine capacité d’information peu après le 11 septembre par le FBI qui dépêcha, au Whitney Museum où il exposait, l’un de ses agents pour comprendre les modes de financement d’une banque que présidait le beau-frère de Ben Laden.
À ce titre la poésie que nous présente Hanna n’a en rien vocation à nous réunir autour d’un noyau universel de vérité, de réalité authentique ou de bonne vieille sagesse élémentaire comme peuvent le faire les poésies d’un Yves Bonnefoy ou d’un Philippe Jaccottet. Poésies de l’immanence ou de la transcendance, ces dernières s’affirment comme des voies d’accès à une réalité plus essentielle. Au contraire, Hanna caractérise les poésies qu’ils présentent de « divisionnistes » pour dire qu’elles doivent exhiber et détricoter les liaisons banalisées de notre ordre social.
Sous la double influence du pragmatisme de Dewey et de la seconde philosophie de Wittgenstein, Hanna conçoit la poésie non comme un langage autre, privilégié ou d’exception, mais comme une pratique immanente au langage ordinaire. Le langage ne se fabrique pas depuis quelque intériorité retranchée [7]. Indissociablement adossé à nos pratiques (nos formes de vie), il constitue l’étoffe réglée de notre réel. Il n’est possible que de le recycler activement dans des formes critiques (comme le collage et plus généralement le dispositif) qui réélaborent l’espace public plus ou moins violemment de l’intérieur. Cette poésie ne vise qu’à prendre en charge les problèmes publics qui sont les nôtres pour les clarifier ou les rendre plus visibles qu’ils ne l’étaient.
Soulignons, pour finir, la triple vocation d’un livre que l’on prendra plaisir à parcourir dans tous ses sens : essai de méta-théorie qui démonte rouage après rouage les présuppositions de la théorie littéraire actuelle ; essai de prospective poétique, qui s’affiche comme un outil susceptible d’activer des pratiques poétiques jusque là rarement reconnues ; enfin, ethnographie des pratiques ordinaires d’écriture. Le livre de Christophe Hanna donne à voir de l’intérieur dans des saynètes circonstanciées cette communauté ouverte de praticiens de la poésie (on se reportera aux pages consacrées à Christophe Tarkos (p. 27-32) ou à Pierre Reimer (p. 93-95)). Cette écriture mi-descriptive mi-narrative emprunte beaucoup au compte-rendu ethnographique pour se mettre au service certes d’une entreprise de déflation de nos mythologies littéraires, mais aussi d’une exploration par l’intérieur de formes poétiques qui bousculent nos standards les plus classiques de lecture et de compréhension, mais auxquelles on se familiarise par un retour aux opérations cognitivement et pratiquement élémentaires de l’écriture.
Par cette variation incessante des points de vue et des styles de démonstration, Hanna ne préjuge à aucun moment de la pertinence, de la légitimité et de l’efficacité heuristique des catégories poétiques qui sont traditionnellement les nôtres. Mobilisant un vocable peu commun aux études littéraires dans une forme étrangère aux canons de la théorie poétique, l’approche, aussi dérangeante qu’elle puisse paraître, est pourtant inoxydable parce que sans cesse comptable et soucieuse de visser la poésie au sol commun de nos pratiques. Elle soutient à son terme que la littérature, jusque-là bien souvent déresponsabilisée politiquement et socialement [8], peut produire, si elle n’est pas hypocrite, des formes de solidarité, non au sens humanitaire et émotionnel, mais au sens d’un pragmatisme philosophique, précisément parce qu’elle braquerait la lumière sur les liaisons horizontales qui se tissent au sein de nos communautés, pour y élaborer des modes d’action futurs.