Une longue tradition historiographique locale a longtemps fait prévaloir l’idée que la modération aurait caractérisé les Orléanais pendant la Révolution. C’était faire fi de l’existence de courants fortement politisés, au-delà même de la seule période révolutionnaire.
« Le Champ de Mars, voilà le seul monument qu’a laissé la Révolution…. L’Empire a sa colonne, et il a pris encore presque à lui tout seul l’Arc de Triomphe ; la royauté a son Louvre, ses Invalides ; la féodale église de 1200 trône encore à Notre-Dame ; il n’est pas jusqu’aux Romains, qui n’aient les thermes de César. Et la Révolution a pour monument… le vide… [1] » C’est en ces termes que l’historien Jules Michelet, dans la préface de 1847 à sa non moins monumentale « Histoire de la Révolution française », évoqua la quasi-absence de legs architectural de son objet d’étude dans le paysage urbain de Paris.
Dans son dernier ouvrage, l’historien Pierre Serna fait grosso modo le même constat pour la ville d’Orléans, d’où le titre. Il évoque ainsi un « vide architectural » (p. 7) ou encore une « histoire effacée » (p. 398), tant pour la période révolutionnaire qu’impériale. Une longue tradition historiographique locale, du XIXe au XXe siècle, a même fait de la ville johannique un parangon de modérantisme, la présentant comme préservée pour une bonne part des excès du mouvement révolutionnaire. Le moment où la Convention nationale tint les rênes du pays n’aurait été qu’une « catastrophe passagère, rouge fléau » (p. 8) n’ayant guère bouleversé cette ville, comme protégée par la modération de la majorité de sa population.
Contestant cette vision, l’auteur souligne au contraire une immersion pleine et entière de la ville dans les joutes politiques, située « aux antipodes d’une modération lénifiante » (p. 18). Il s’agit de souligner le fait qu’il y eut, certes, un parti qui chercha bien souvent la modération, mais qu’il exista simultanément une « bataille politique vive entre tenants de conceptions fortement opposées, du rouge le plus vif au blanc immaculé » (p. 16). Cette étude s’inscrit donc dans une histoire politique renouvelée s’évertuant à tenir compte de la complexité des réalités. Qui plus est, elle adopte une perspective chronologique transversale, englobant à la fois la période révolutionnaire, impériale et celle de la Restauration, afin d’appréhender au mieux ces combats politiques sur un temps long. Cette monographie urbaine participe au renouvellement du genre, jouant de manière récurrente à un subtil jeu d’échelle entre le micro et le macro qui fait écho à l’approche microhistorique inaugurée à l’extrême fin des années 1970 par l’historien italien Carlo Ginzburg [2]. Orléans, « ville-monde » (p. 18) dont le port était intégré dans les réseaux de la traite négrière, est ainsi considérée par Pierre Serna comme une « cité clé pour comprendre le pays en guerre contre toute l’Europe » (p. 31).
Monument en l’honneur de Jeanne d’Arc érigé sur l’ancien pont d’Orléans en 1771 (1817)
Source : AD Loiret, 4 FI 60 a.
Un riche corpus de sources
La réflexion engagée par Pierre Serna, qui fait de cet ouvrage un « essai » (p. 34) aux dires même de l’auteur, s’appuie notamment sur un corpus de sources à la fois riche et original. Parmi pléthore d’archives, il a exploité ce que les historiens ont conceptualisé sous le terme d’ego-documents, c’est-à-dire des écrits du for privé qui sont une source importante « pour tenter cette histoire au niveau du vécu le plus modeste » (p. 31). En restituant des bribes de la vie de ces personnes, leur vision singulière des événements, ces documents offrent au chercheur un témoignage direct et subjectif d’un passé qui ne se reflète point par exemple dans les archives administratives. Victoire Dellezigne et Marie-Anne Charpentier, deux ouvrières ferventes catholiques sans pour autant verser dans la bigoterie, ont ainsi laissé un témoignage écrit de leur vécu sous forme de journaux assez volumineux, respectivement de 1788 à 1797 pour la première et de 1789 à 1804 pour la seconde. Y sont exprimées en substance des convictions antirévolutionnaires « où le religieux, et la politique, la force mystique des événements et les signes religieux se mêlent » (p. 29). Le grainetier Silvain Rousseau, composa également trois cahiers de 1767 à 1803. En retranscrivant tout ce qui se passait au cœur de la cité d’Orléans, en commentant abondamment l’actualité parisienne, il offre un regard assez méfiant sur les événements révolutionnaires. L’auteur s’est aussi et surtout appuyé sur la chronique quotidienne de l’abbé Pataud (1796-1816), un « curé politologue » (p. 266) qui abhorrait les deux extrêmes, qu’ils fussent « fanatiques chouans » ou « jacobites exagérés » (p. 268). L’ecclésiastique est présenté comme un véritable modéré acceptant le dissensus « comme fondement de la République et non la marque de sa fragilité » (p. 268).
Mémoires de l’abbé Pataud (1796-1816)
Source : AD Loiret, P 1776
D’autres fonds viennent enrichir cette réflexion, notamment sur le début de la Révolution. L’historien a ainsi compulsé aux archives départementales du Loiret 19 cartons des délibérations des sections d’Orléans, source d’autant plus précieuse qu’une telle abondance n’est pas monnaie courante. Il a ainsi pu mettre en évidence leur rôle prépondérant dans la cité orléanaise au cours de l’an II. Dans ce processus révolutionnaire observé « au ras du sol » (p. 153), les sections se révélèrent non seulement gardiennes de la politisation du peuple vers un idéal républicain, mais jouèrent plus largement un véritable rôle politique, économique et social dans la ville, orchestrant la politique de contrôle de circulation des grains, surveillant la construction des poudres ou encore organisant les activités de bienfaisance en faveur des indigents. Ce faisant, elles firent figure d’« institution parallèle à la commune, assurant des fonctions régaliennes » (p. 151).
Le mythe d’une ville modérée déconstruit
L’importance des sections signale l’existence à Orléans d’un jeu politique secoué par deux ailes fortement politisées, battant en brèche l’idée développée dans l’historiographie locale d’une prétendue « modération orléanaise comme un ADN urbain » (p. 402). Le 30 mai 1793, une députation de sans-culottes orléanais à la Convention présenta ainsi les autorités municipales comme des « aristocrates » dont il convenait de se défaire. La ville joua ainsi « le premier acte, peu remarqué des historiens, de la crise des 31 mai et 2 juin » (p. 143), qui vit les Montagnards évincer du pouvoir leurs adversaires Girondins. Le représentant en mission Laplanche engagea résolument la ville dans une politique de déchristianisation, faisant remplacer la croix de la cathédrale par un bonnet rouge, augurant une - éphémère - révolution culturelle qui vit de nombreux noms de lieux amenés à connaître un « baptême républicain » (p. 184). Orléans fut aussi l’ « une des villes françaises les plus radicalement engagées dans l’effort de guerre de la politique montagnarde » (p. 196), ville de garnison et d’étape entre les champs de bataille intérieurs (proximité de la Vendée) et extérieurs (accueil des prisonniers étrangers). À l’autre extrême de l’échiquier politique, dès l’an III, sous la Convention thermidorienne, des expéditions punitives furent organisées par des jeunes gens à l’encontre de la figure honnie du « jacoquin » (p. 222). L’un d’eux fut même surnommé le « bâtonneur de l’an III » (p. 222), dont les hauts faits concoururent à son ennoblissement sous la Restauration. Reprenant le concept cher à l’historien Albert Mathiez [3], l’auteur évoque la « terreur blanche » (p. 376) que connut la ville entre 1815 et 1817. Dans une visée cathartique, divers symboles des époques révolutionnaire et impériale, tel l’emblème tricolore, furent ainsi la proie des flammes.
Portraits et insignes impériaux brûlés publiquement à Orléans (> 1816)
Source : AD Loiret, 5 FI 335.
Pour autant, Pierre Serna ne nie pas ici l’existence à Orléans, tout au long de la période considérée, d’un centre politique qui chercha souvent la modération mais put afficher, au gré des circonstances, une certaine radicalité. Il évoque ainsi un « centre radical protégeant avant tout ses intérêts, ses acquis et sa richesse » (p. 403), réutilisant le concept socio-politique qu’il a lui-même forgé voilà deux décennies [4], celui d’« extrême centre » (p. 305). Dans cette logique, une partie des élites orléanaises aurait fait preuve d’opportunisme, sachant se tenir aux côtés du plus fort du moment. Cela fut particulièrement manifeste dès l’an III, au moment de la réaction thermidorienne : « le poison de la girouette politique, comme disqualification de l’éthique républicaine, naît précisément à ce moment-là » (p. 220). Le cas le plus archétypal fut celui de certains membres du directoire du département du Loiret, qui étaient souvent d’anciens hébertistes, soit l’aile la plus à gauche de la Montagne. Au gré du vent nouveau de la réaction, ils firent un revirement à 360 degrés, « plaçant leurs vues dans le combat de l’humanité nouvelle contre la barbarie » (p. 228). L’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte, et les éloges dithyrambiques sur ses victoires, soulignèrent le fait que l’éloquence devint « la manifestation de la plasticité des échines à la recherche de places, de décorations et de reconnaissances » (p. 358). L’ensemble est appréhendé par l’auteur comme autant de marques d’un « girouetisme global » (p. 362).
Entrée de Napoléon Bonaparte à Orléans le 2 avril 1804 (1804)
Source : AD Loiret, 5 FI 92.
Cet ouvrage contribue pleinement au dessein initial concernant la ville d’Orléans, rappelé en conclusion : « le temps de l’immémoire révolutionnaire est révolu » (p. 404) : en tentant de reconstituer le paysage politique orléanais dans toutes ses nuances et sa complexité, Pierre Serna contribue à mettre en lumière l’impact de la Révolution dans la vie politique locale sur un temps long. La part d’autonomie des individus comme des pouvoirs locaux est par ailleurs implicitement soulignée, ce qui rompt avec une certaine « tradition sommitale5 » de la politique, c’est-à-dire essentiellement parisiano-centrée. L’auteur note en ce sens une influence réciproque entre Orléans et la capitale, « mais jamais de façon mécanique » (p. 60). La plume alerte rend enfin la lecture de cet ouvrage agréable, ponctuée qui plus est par quelques références littéraires (Denis Diderot, Jacques le fataliste, p. 34 ; Eugène Sue, Les mystères de Paris, p. 378). Une plongée stimulante en somme dans les vicissitudes d’une histoire riche et tourmentée, loin de la placidité dans laquelle l’historiographie locale avait quelque peu enfermé la ville. Un livre dont l’intérêt, par la richesse du fonds étudié, comme par la qualité assez remarquable d’analyse des sources (chronique de Pataud et discours du représentant en mission Brival notamment), dépasse très largement le cadre local.
Pierre Serna, La Révolution oubliée. Orléans, 1789-1820, Paris, CNRS Éditions, 2024, 435 p., 26€
Fabien Salducci, « Une histoire effacée »,
La Vie des idées
, 17 avril 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Pierre-Serna-La-Revolution-oubliee
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Notes
[1] Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Jean de Bonnot, 1974, tome I, p. 12.
[2] Carlo Ginzburg, Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice, Paris, Gallimard, 1980. La version originelle en italien de cet ouvrage parut l’année précédente
[3] Albert Mathiez, La Réaction Thermidorienne, Paris, Armand Colin, 1929, p. 211.
[4] Pierre Serna, La République des girouettes. 1789-1815, et au-delà : une anomalie politique, la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.