En raison du bouleversement climatique, l’effondrement forestier guette. Or il est urgent de définir des politiques ambitieuses fondées sur une forêt diversifiée, garante de la formation des sols et du cycle de l’eau. Alors, parlons croissance – mais croissance des arbres !
« Back to the trees », c’est le mot d’ordre d’oncle Vania dans la fameuse fable sur le progrès technique de Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père. Oncle Vania ne voit pas d’autre solution aux problèmes vitaux et existentiels des Pithécanthropes en plein Pléistocène. C’est un peu la conclusion à laquelle parviennent les deux auteurs de Penser forêt, qui nous proposent d’abandonner l’anthropocène pour entrer sans tarder dans le « sylvocène », en confiant notre avenir (notamment climatique) aux forêts.
Aider la forêt
Les raisons pour cela ne manquent pas, et pour le lecteur qui aurait manqué un épisode de la série « Comment nous allons détruire la planète en pleine connaissance de cause », l’essai en rappelle les grands principes. La forêt en croissance stocke des quantités considérables de carbone, gaz qui avec le méthane est un des contributeurs majeurs de l’effet de serre. Les mal nommées énergies fossiles ne sont-elles pas la biomasse fossile des forêts passées ? Mais encore faut-il que les forêts actuelles puissent pousser.
Par ailleurs, et cela est moins bien connu du public, les forêts jouent un rôle irremplaçable dans la formation des sols, leur maintien, comme espace de biodiversité et enfin comme actrices du cycle de l’eau, tant au niveau local que global.
Au niveau local, particulièrement en terrain accidenté, les forêts et les sols qu’elles ont formés amortissent les précipitations excessives et favorisent l’infiltration de l’eau dans les nappes. Ce n’est pas pour rien que la solution trouvée au XIXe siècle pour protéger Nîmes des inondations fut le reboisement à très grande échelle du massif de l’Aigoual.
À grande échelle, les massifs forestiers, par leur évapotranspiration, génèrent la plus grande partie des pluies continentales. Couper la forêt, c’est donc faire disparaître la pluie. « Les forêts précèdent les peuples, les déserts les suivent », écrivait La Revellière Lépeaux en 1839. À défaut d’autre chose, voici qui démontre les remarquables progrès de l’agnotologie dans nos sociétés « du savoir ». L’ébriété de croissance rend amnésique.
Justement, parlons croissance – mais croissance des arbres. Certes, les arbres ne manquent pas de bonne volonté quand il s’agit de produire un peu de biomasse dans des conditions souvent spartiates, mais trop, c’est trop ! En raison du bouleversement climatique, des stress hydriques récurrents qui lui sont associés, du radoucissement qui permet sous nos climats d’augmenter le nombre de générations d’insectes, des pratiques forestières aberrantes, de la surexploitation au registre des « énergies renouvelables », l’effondrement forestier guette. Supersilva, qui devait nous sauver, est parfois bien mal en point. Si l’on veut que la forêt nous aide, il convient de lui donner un petit coup de main.
Colbert et Robin des Bois
Nos ancêtres n’ont pas toujours été plus malins que nous. Il n’en reste pas moins qu’un regard rétrospectif ne manque pas d’intérêt pour nourrir une réflexion prospective. Si, dans l’univers des contes, la forêt est souvent le lieu sauvage par excellence et à ce titre potentiellement inquiétant [1], dans la pratique, le bois comme matériau et combustible et les forêts comme pourvoyeuses de ressources alimentaires (cueillette, chasse, glandage des porcs, etc.) ont attiré précocement les populations et la convoitise des puissants. S’il y a bien un sujet dont traite Robin des Bois, c’est celui du conflit d’usage de la forêt entre l’autorité centrale et les populations !
L’enjeu était de taille. Dans le royaume capétien, dans la première moitié du XIIIe siècle, les forêts du domaine royal constituaient avec 60 000 livres près du quart des revenus de la monarchie. Sa gestion et son usage ont justifié très tôt le développement d’une puissante administration, qui se renforcera avec le temps.
On ne pourra faire autrement que de mentionner l’ordonnance de 1669 de Colbert, « cathédrale parmi les cathédrales de la politique forestière » (p. 21). Cependant, face aux besoins – notamment de la monarchie elle-même pour son ambitieuse politique maritime –, la forêt a considérablement reculé jusqu’au milieu du XIXe siècle, où elle ne couvrait plus que 19 % du territoire métropolitain. Elle en occupe aujourd’hui 31 %. Mais ces chiffres peuvent être trompeurs, car tout dépend de l’état de la forêt. La France n’est pas encore à l’heure de la déforestation, mais l’état des lieux dressé par l’Inventaire forestier national constate un accroissement de la mortalité sur la dernière décennie de 54 % ! Il va falloir gérer la forêt, et mieux que par le passé.
Compte tenu de la pression anthropique, la plupart des forêts que nous avons sous les yeux, à commencer par les plus emblématiques (comme la chênaie du Tronçais), sont le résultat des pratiques forestières. À l’exception de quelques recoins inaccessibles pouvant revendiquer un état quasi naturel, la question qui se pose n’est donc pas entre naturalité et artificialité, mais entre différents modes d’intervention. Et là, le match est ouvert.
D’un côté, l’industrialisation des pratiques, avec gestion en masse des forêts (plutôt « culture d’arbres »), monoculture de clones du même âge facilitant une récolte mécanisée précoce, le drill baby drill forestier ; de l’autre, la sylviculture à couvert continu, diversifiée et demandant un traitement arbre par arbre.
Évidemment plus respectueuse de l’écosystème, cette sylviculture nécessite en conséquence des personnels forestiers plus nombreux et la mise à disposition d’outils de contrôle de la gestion forestière particulièrement robustes pour s’assurer que le patrimoine forestier préserve, a minima, le même niveau de qualité globale. (p. 57)
Entre ces deux pôles, il existe toute une gamme de nuances entre régénération naturelle et plantation, taille et dimension d’éventuelles coupes rases, sur fond de débat sur la capacité d’adaptation des forêts actuelles au changement climatique, rôle de la chasse, potentiel de prélèvement, que cet essai documente.
Reforester la planète
Les tenants du drill baby drill argumentent sur la nécessité de produire vite le plus de biomasse possible et sur le fait que l’artificialisation est le meilleur moyen de s’adapter au changement climatique, les forêts actuelles étant condamnées. Les tenants des méthodes permanentes répondent que la résilience d’une forêt diversifiée sera toujours meilleure qu’une monoculture sujette à des phénomènes d’effondrement et que, par ailleurs, le couvert continu est le système qui fixe le plus de carbone. La forêt française est en effet très jeune, et il s’en faut de beaucoup qu’elle ait atteint un point d’équilibre, si tant est que celui-ci existe.
La trajectoire forestière va dépendre d’abord de la capacité de l’opinion publique de s’en emparer et de la possibilité au niveau national, mais aussi international, de définir des politiques (re)forestières, que les auteurs esquissent largement, pour répondre au souci du GIEC de reforester la planète. Il nous faudra jardiner la terre, à défaut des chimères de la géo-ingénierie, mais tout cela ne sera possible qu’avec un profond changement de regard sur l’humain et le vivant. Les auteurs écrivent :
Des pans entiers de nos activités économiques sont interrogés et possiblement voués à des mutations considérables de pratiques, jusqu’à la disparition de certains d’entre eux (p. 155).
En bref, on n’aura une foresterie écologique que dans une société elle-même devenue écologique. Autant dire que l’évolution de l’ONF dans les dernières décennies, sous l’impact du new public management et du court-termisme, n’en prend pas le chemin, ce que les auteurs déplorent à plusieurs reprises.
C’est là que Keynes rejoint Louis XV : à long terme, nous sommes tous morts, et après nous le déluge. La bonne nouvelle, c’est que les problèmes sont désormais à court terme et que nous subissons directement les déluges et sécheresses de notre pusillanimité. Les « générations futures », c’est déjà nous. Possible donc que, noyés ou échaudés, nous répondions finalement aux vœux des auteurs et que nous passions une alliance avec les arbres pour entrer franchement dans le sylvocène.
Dans tous les cas, on se félicitera que les auteurs, tissant considérations techniques, historiques et juridiques, offrent une base solide pour un débat public sur la gestion des forêts. Cet excellent niveau de vulgarisation est une remarquable contribution à une démocratie vivante. Le seul défaut de l’ouvrage est de s’adresser à un animal raisonnable, alors que l’histoire tend à montrer qu’homo sapiens ne l’est pas. Les Pithécanthropes ont-ils fait mieux ? « Back to the trees », vous dis-je !
Daniel Perron et Gilles Van Peteghem, Penser forêt. Agir contre l’anthropocène, Paris, Édition de l’Aube, 2023, 200 p., 20 €.