Compte tenu de sa puissance terrifiante, l’arme nucléaire a été conçue durant la guerre froide comme une arme de dissuasion. Elle n’est supposée intervenir qu’en défense et pour prévenir une atteinte vitale. À ce titre, elle est une arme de « non-emploi ». Tel est le paradoxe : si l’on est amené à utiliser l’arme nucléaire, c’est parce qu’elle n’a pas joué son rôle stratégique. En d’autres termes, la dissuasion aura échoué.
Prolifération verticale
La doctrine courante énonce que, durant plus d’un demi-siècle, la dissuasion nucléaire a été un élément fondamental, voire l’élément fondamental, pour que l’affrontement entre les États-Unis et l’URSS ne dégénère pas en Troisième Guerre mondiale. En somme, si la guerre est restée « froide », ce serait grâce à l’arme nucléaire. Les événements d’Ukraine et l’utilisation par la Russie de la menace nucléaire pour couvrir une guerre d’annexion remettent sérieusement en question ce récit et donnent à l’ouvrage de Benoît Pelopidas une singulière actualité.
L’ambition de l’auteur est de soumettre le grand récit de la bombe à une analyse factuelle et critique en confrontant ses éléments de langage, diffusés par les autorités, repris comme tels par les médias, et abondamment justifiés par les experts, avec la réalité des données et des événements que l’on peut connaître, malgré la culture du secret.
Premier élément de langage, l’existence d’un phénomène de prolifération « horizontale ». Un nombre croissant de pays cherche à se doter de l’arme, particulièrement depuis la chute de l’URSS. Seulement voilà, la quête de la bombe fut bien plus forte dans les années 1950 ! À l’époque, même un pays comme la Suisse cherchait à fabriquer sa bombe et, par ailleurs, les États-Unis et leurs alliés ont davantage participé à la diffusion de la bombe que l’URSS. Le phénomène observable est une tendance historiquement bien documentée au ralentissement. De moins en moins de pays cherchent à obtenir la bombe.
Un continent, l’Afrique, a même signé un traité pour être sans armes nucléaires, traité rendu possible par le renoncement de l’Afrique du Sud à l’arme atomique qu’elle possédait pourtant. S’il est une prolifération qui se porte bien, en revanche, c’est la prolifération verticale, à savoir la poursuite par la poignée des puissances nucléaires – neuf en tout – du développement de leurs gammes d’armes, que ce soit par la déclinaison en armes de puissances différentes ou par le développement de nouveaux supports de projection. Le récit de la prolifération semble avoir deux fonctions dans les pays dotés : masquer la prolifération verticale et rendre inconcevable le processus de renoncement.
Second élément de langage, l’irrésistible technologique, à savoir que les seuls pays ayant renoncé à la bombe sont ceux qui n’en avaient pas les moyens. Tout pays pouvant développer cette technologie est supposé le faire – l’auteur nomme le phénomène « déterminisme capacitaire » – et déboucher inévitablement sur la mise en place d’un arsenal nucléaire. Or ce principe conduit à nier toute dimension politique dans le choix de la bombe et, bien sûr, à éluder les autres options, y compris en termes de défense.
Il est remarquable que bien des pays dotés du savoir-faire ou pour lesquels il était accessible aient finalement renoncé, au profit d’autres stratégies jugées plus efficaces. Bien des critiques des programmes nucléaires sont d’ailleurs venues des milieux militaires, jugeant que l’effort demandé se ferait au détriment d’autres types d’équipements plus efficaces. Inversement, des pays économiquement plus fragiles comme le Pakistan, la Corée du Nord ou la Lybie ont cherché à se doter de la bombe et, dans le cas des deux premiers, ont réussi – au prix d’un effort extravagant.
C’est bien une position et une analyse stratégique et politique qui fonde la quête de la bombe, plus qu’une capacité a priori. Dans une dialectique de l’œuf et de la poule, il devient difficile de savoir si un pays développe la bombe parce qu’il est menacé ou s’il est menacé parce qu’il développe la bombe. La bombe apparaît comme l’élément d’une montée en conflictualité de nature politique. L’intérêt de la thèse de l’irrésistible technologique est de justifier une ingérence, des opérations de contrôle et une mise sous tutelle asymétrique des programmes d’armement.
La dissuasion nucléaire « étendue »
Troisième élément de langage : l’irrésistible technologique a conduit au développement de la théorie du choc comme condition de renoncement. Comme tout pays en capacité de se doter de l’arme le fera s’il est laissé à lui-même, seul un « choc » peut l’en dissuader. Ce choc prend la forme d’assassinats ciblés contre des dirigeants ou des acteurs des programmes d’acquisition de l’arme, voire carrément, dans le cas de l’Irak, d’une invasion et d’une destruction du régime.
Or le cas de la Libye, disséqué par Benoît Pelopidas, montre qu’il n’en est rien. Aussi longtemps que le régime libyen est en conflit politique et se sent menacé, il va chercher à acquérir la bombe, et c’est seulement quand le conflit sera réglé qu’il y renoncera. En somme, c’est la menace du choc qui conduit à la recherche de la bombe, plutôt que l’inverse. On peut noter que, en contradiction totale avec la théorie, l’élimination de Mouammar Kadhafi en 2011 s’est produite alors qu’il avait renoncé à la bombe, ce qui n’a pu que renforcer les velléités des régimes – comme en Corée du Nord.
Dans le paradigme de la prolifération, le seul choix pour assurer la sécurité d’un pays contraint à renoncer à la bombe est de se mettre sous la protection d’une puissance nucléaire dans la cadre d’une dissuasion nucléaire « étendue ». Or tel n’est pas le cas de l’immense majorité des pays, qui n’ont pas de tels accords et ne cherchent pas à en avoir. De surcroît, ce récit ne rend pas compte des doutes très sérieux de pays disposant de tels accords quant à la réalité de cette protection.
Ces doutes ont été exprimés par la Norvège qui, quoique membre de l’OTAN, n’a pas souhaité héberger d’armes nucléaires. Le pays a d’une part considéré qu’il était douteux que les États-Unis prennent le risque d’une guerre nucléaire en cas d’invasion de la Norvège par la Russie et que, si un scénario de guerre nucléaire devait finalement se réaliser, la présence de telles armes sur son sol ferait du pays une cible privilégiée dans le cas de figure d’une attaque russe visant à anéantir le potentiel de riposte américain. En somme, la Norvège se sentait menacée par la présence des armes du soi-disant protecteur !
Si la Grande-Bretagne et la France ont cherché précocement à se doter de l’arme nucléaire, c’est d’une part pour des raisons de prestige impérial, d’autre part parce que les deux pays doutaient de la volonté réelle des États-Unis de l’utiliser en cas de guerre conventionnelle en Europe. L’histoire de la bombe française démontre par ailleurs que, de détenir l’arme à disposer d’une dissuasion crédible, le chemin est long. C’est au mieux à partir de 1979 que l’arme française a acquis une certaine crédibilité. L’acmé de la guerre froide était déjà derrière nous.
Dernier élément de langage invalidé par les faits, le discours sur un contrôle total du processus de déclenchement, contrôle supposé atteint par l’élimination des aléas. En somme, si aucune guerre nucléaire n’a éclaté, nous le devons à une sorte de rationalité attachée à cette arme totale : rationalité technique et rationalité politique qui confinent à l’infaillibilité. Son potentiel de destruction inouï rendrait « responsable ».
Or, dans l’histoire somme toute encore très courte de l’arme nucléaire, c’est bien le contraire que l’on observe : c’est souvent au hasard, à l’insoumission éclairée d’un agent intermédiaire, que l’on a dû la désescalade. Inversement, il est avéré désormais qu’un président aussi emblématique que Kennedy a délibérément fait le choix de l’escalade, contre l’avis de ses services qui ne considéraient pas que les missiles de Cuba allaient fondamentalement changer l’équilibre stratégique. La bombe n’a pas fait disparaître l’envie de jouer avec le feu.
Benoît Pelopidas dresse un inventaire très à charge du récit officiel, en affichant son but : rendre possible un débat politique sur l’arme nucléaire. Ce faisant, il s’efforce de rendre audibles les voix nombreuses s’exprimant de l’intérieur du système. Les rapporteurs de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat écrivaient en juillet 2012 :
S’il nous fallait dessiner aujourd’hui un format d’armées partant de zéro, il est fort probable que la nécessité d’acquérir une force de frappe nucléaire, avec de surcroît deux composantes, ne ferait pas partie de nos ambitions de défense. […] Si consensus il y a dans notre pays autour des forces nucléaires, il doit reposer sur des arguments solides, pas sur un catéchisme que l’on répète (p. 266)
Difficile de sortir de l’ornière… Rompre avec le catéchisme officiel, c’est bien l’ambition de Benoît Pelopidas, qui fustige « l’autorité sans responsabilité des prophètes de l’impossible », soit la sortie du nucléaire (p. 247). Il dénonce aussi une expertise officielle portée à justifier le choix de l’arme sans souci de vérifier la véracité de ses énoncés.
Science et politique
On doit à Max Weber, dans Le savant et le politique, la distinction fondamentale entre deux attitudes comportementales et éthiques. Benoît Pelopidas réarticule ces deux figures en démontrant leur complémentarité. C’est parce qu’une recherche indépendante est capable de mener une analyse critique du discours officiel déterministe (« la bombe est inévitable ») qu’est restaurée l’essence du politique : choisir.
En ce sens, Benoît Pelopidas revendiquant une position de chercheur ne prétend pas se substituer au choix politique, même si de toute évidence l’agacement que provoque chez lui le mantra pro-nucléaire l’incline à instruire exclusivement à charge. Mais son travail, agissant comme un contrepoids, entend restaurer la possibilité d’un choix.
Une science critique ne se substitue pas au politique, mais le rend possible en restaurant l’indétermination de l’avenir. Par ailleurs, un avenir indéterminé et imprédictible conduit à fonder sa décision sur des valeurs morales, et non sur un raisonnement logique devenu inopérant faute de connaissance de l’avenir, tranchant ainsi le dilemme entre éthique de conviction et éthique de responsabilité en faveur de la première : quand il nous est impossible de calculer les conséquences des différents choix, il ne demeure que la boussole éthique.
Oui mais, objectera-t-on à l’auteur, les femmes et hommes politiques (et les individus en général) ont-ils vraiment envie de faire de la politique ? D’aider la société à choisir en connaissance de cause ? Ne préfèrent-ils pas justement les experts qui leur fournissent un déterminisme (There is no alternative) et les libèrent du poids moral de la décision en enlevant tout degré de liberté : plus de dilemme entre éthique de conviction et éthique de la responsabilité, juste la fatalité et la jouissance déculpabilisée des avantages du pouvoir. C’est là la principale faiblesse (ou force) de Benoît Pelopidas : il a une haute idée de ses contemporains. Pas sûr qu’Érasme, auteur de l’Éloge de la folie, lui aurait donné raison. Mais c’est un autre livre.
Seul vrai reproche : la première partie de l’ouvrage aurait mérité un travail éditorial plus serré pour rendre la langue et le raisonnement plus fluides et éviter les redondances. Que cette critique ne détourne pas le lecteur, bien au contraire, mais l’invite à dépasser ces difficultés pour aller jusqu’au bout de l’ouvrage. La réflexion de l’auteur, dans la deuxième partie sur le rapport entre expert et politique, a une portée générale d’un grand intérêt qui va bien au-delà de son objet d’étude et qui mériterait d’être appliquée au rôle de la recherche en général. Une recherche dont la seule fonction serait de valider le discours officiel ne servirait à rien. Comme le sel ayant perdu son goût, elle serait bonne à jeter et à fouler au pied.
Benoît Pelopidas, Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, Paris, Presses de Sciences Po, 2022, 308 p., 26 €.