Les entrepreneurs à capuche de la Silicon Valley sont en réalité des travailleurs soumis à une concurrence souvent féroce. Dans le monde de l’innovation, les inégalités sont nombreuses.
À propos de : Olivier Alexandre, La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde, Seuil
Les entrepreneurs à capuche de la Silicon Valley sont en réalité des travailleurs soumis à une concurrence souvent féroce. Dans le monde de l’innovation, les inégalités sont nombreuses.
Cet ouvrage est le fruit d’une enquête sociologique menée dans la Silicon Valley entre 2015 et 2022. Elle est basée sur des observations et des entretiens qui ont permis à l’auteur d’engranger une importante masse de données sur cette région depuis longtemps sous les feux des médias et des analystes du capitalisme contemporain. Le fait que le chercheur soit un étranger ou « un migrant temporaire » (p. 32) a pu favoriser un certain recul par rapport à la fascination qui n’est jamais absente des récits de tous ordres qu’a suscités cette petite partie de la Californie. Car depuis l’émergence des premiers tycoons de l’informatique, les médias, bien sûr, mais aussi la littérature et les sciences sociales se sont emparés d’un sujet qui semble inépuisable. Olivier Alexandre envisage la Silicon Valley comme un univers dont les protagonistes sont ces entrepreneurs qu’il qualifie de « joueurs ». Mais des joueurs qui ne se conforment pas aux valeurs traditionnellement associées au capitalisme (l’entreprise la marchandisation, la propriété et le profit), mais « célèbrent les réseaux, la gratuité (…) l’échange désintéressé » (p/ 88).
Le titre du volume, La Tech, pourrait être celui d’un de ces thrillers qui nous tiennent en haleine ; il résume ce qui est le cœur d’activité dans ce coin de Californie, mais aussi un état d’esprit, une façon d’envisager le devenir de la société. La présence d’investisseurs, ces angels, qui accompagnent l’émergence des entreprises, la capacité ou non de ces dernières d’attirer les capitaux dans un rayon plus large, celui des grandes entreprises et au-delà la monde de la finance permet d’assurer ou non la montée en puissance de ces start-ups dont la réussite fait saliver les nouveaux idéologues du progrès. Dans la première partie du livre, Olivier Alexandre décrit ces processus et l’univers du capital-risque avec ses pionniers, tel Georges Doriot, Français d’origine qui investit dans DEC, le créateur du premier mini-ordinateur. Beaucoup de flair et de sang-froid du côté de l’investisseur, récompensé par des taux de retour élevés : c’est ainsi que se construisent les grandes réalisations de la Silicon Valley. Ces relations entre venture capitalists et entrepreneurs entretiennent en permanence l’effervescence, en confrontant les joueurs à des défis incessants. Avant de nouer des partenariats les capital-risqueurs reçoivent quotidiennement quantité de demandes. Autant dire que nouer des deals n’est pas une affaire simple.
Comme cela a été souligné par de nombreux observateurs, la réussite n’est pas seulement le fruit de l’initiative individuelle. Les entrepreneurs doivent développer des réseaux et ces liens leur permettent de constituer un capital social indispensable à ces joueurs. D’où l’importance des communautés (Universités, entreprises, diasporas, appartenances socioéconomiques) références indispensables pour se faire une place dans cet univers souvent impitoyable. Le type d’entreprise qui s’est épanoui dans la Silicon Valley, « collaboratives », « agiles », « apprenantes », contraste avec les formes d’organisations qui ont longtemps dominé l’économie américaine. L’innovation dans le secteur des nouvelles technologies a suscité des formes de travail et des modes de management qui permettaient d’alimenter la dynamique créative.
Certes on ne trouvera pas dans ce livre une comparaison de ce territoire à d’autres zones du monde dédiées aux nouvelles technologies, qui permettrait de mieux appréhender ce que l’auteur désigne comme « l’énigme » de la Silicon Valley. Mais le grand intérêt de l’immersion réalisée par Olivier Alexandre est de mettre en relief la manière dont on recrute et dont on gère un capital humain qui est la clé de la réussite dans une situation où la concurrence est intense. « La difficulté d’attirer des profils très demandés explique qu’élaborer, préparer et conduire des procédures de recrutement représentent un travail en soi d’innovation à part entière » (p. 250). On propose non seulement un haut niveau de rémunération, mais aussi des conditions de travail, un environnement, des possibilités de formation et d’apprentissage. Compte tenu de la demande en ingénieur de haut niveau, l’un des problèmes pour les employeurs est de fidéliser leurs équipes : « La capacité à retenir les employés est étroitement liée à la capacité financière de l’entreprise » (p. 259). Une fois recrutés, les développeurs doivent se trouver stimulés en permanence dans un contexte de travail où les éléments matériels et idéels sont en adéquation avec l’exigence de créativité. D’où le déploiement d’une culture d’entreprise, adossée à une « vision », à des « valeurs » dont l’énoncé même, et les récits auxquelles elles donnent matière sont souvent associés à une personnalisation. Les noms de Steve Jobs, Jeff Bezos, Elon Musk incarnent à eux seuls la réussite et la singularité d’entreprises ayant atteint la célébrité.
Cette plongée dans le quotidien des développeurs révèle la complexité de leur travail, les difficultés auxquelles ils se trouvent confrontés, ces constants tâtonnements, la nécessité de trouver des renforts parmi les collègues en n’hésitant pas à confier des missions à des consultants. La partie du livre consacrée aux développeurs est sans doute la plus intéressante de l’ouvrage car elle dresse un tableau nuancé de cette catégorie essentiellement masculine, hétérosexuelle, qui valorisent l’esprit collaboratif et privilégient le tee-shirt et le sweat à capuche : « Être cool, fumer de la beuh, paraître plus jeune que tu ne l’es », comme le précise l’un des interlocuteurs du sociologue. Beaucoup de stress aussi, et un travail à la fois méticuleux et soumis à l’incertitude des résultats. Nombre de projets débouchent en effet sur des impasses. Les trajectoires des développeurs révèlent le rôle des formations certifiées qui contribuent à affermir leur position sur le marché où ils ne cessent de se mesurer. Ce qui ressort des entretiens et des observations du sociologue, c’est l’image d’un univers contrasté, où les petits génies ne sont qu’une minorité, alors que la plupart de leurs collègues tracent leur chemin au milieu des obstacles et ressemblent davantage à des bricoleurs toujours prêts à résister au découragement qui guette.
En suivant le Burning Man, grand rassemblement annuel où convergent les entrepreneurs et les capitalistes-risqueurs de la Silicon Valley, Olivier Alexandre plonge encore plus profondément dans les arcanes de cette communauté. Près de 80 000 personnes participaient à ce grand rendez-vous en 2022. Le Burning Man est vécu comme un grand moment d’enchantement, quelque chose de « dingue » de « magique », au dire des participants. Cela se passe dans le désert du Nevada, dans des conditions extrêmes, tant à cause du climat et de l’épreuve physique qu’endurent les festivaliers dans cette ville temporaire qui n’existe que pour cet événement. C’est là une expérience initiatique : on brûle cette ville, car brûler c’est se débarrasser du superflu. On y remet en cause les habitudes et les routines, on y dépasse ses propres limites. En même temps il n’y pas vraiment de rupture entre les logiques d’entreprise de la Silicon Valley et l’euphorie du festival. Les interactions qui s’y produisent sont mises à profit pour enrichir les réseaux, pour présenter des projets technologiques. Les camps où se regroupent les participants favorisent la création de nouveaux collectifs. Le Burning Man est une manière de réenchanter chaque année le monde plus prosaïque de la Tech tributaire d’un rationalisme omniprésent, inféodé au numérique et au calcul.
Autrefois on parlait du « rêve américain », et la Silicon Valley est un peu l’un des produits de cet imaginaire qui alimente le fantasme de la réussite dans le monde des entreprises. L’idée que les nouvelles technologies nous mènent vers une vie meilleure, la perspective eschatologique, qui oriente nombre de penseur des biotech, du transhumanisme à l’intelligence artificielle, n’esquisse-t-elle pas alors une religion de l’avenir ? Olivier Alexandre se réfère ici au discours des personnalités de la Tech, aux multiples instituts et centres de réflexion qui ont fleuri de Harvard à Berkeley et Stanford. Cette idéologie particulièrement présente dans les projets transhumanistes a alimenté la controverse, et il aurait sans doute fallu consacrer une étude plus approfondie à cette question qui n’est pas mince. La quête de spiritualité constitue une dimension fortement présente dans la Silicon Valley, et ce dans le prolongement des mouvements de contre-culture qui ont essaimé autour de Berkeley et de Stanford. Les rituels du Burning Man sont aussi en résonance avec des formes de transcendance, et l’on peut se demander dans quelle mesure tout cet imaginaire n’a pas contribué de manière paradoxale à des pratiques se réclamant cependant d’un rationalisme intransigeant.
En conclusion de son livre, l’auteur observe que la Silicon Valley « a formidablement réussi et terriblement raté » (p. 457). Elle a produit des transformations considérables, mais l’innovation a eu pour contrepartie localement un accroissement des inégalités et de nouvelles formes d’aliénation. Intensification et précarisation du travail, accentuation de la crise écologique et surexploitation des terres rares figurent parmi les conséquences les plus négatives du triomphe de la Tech.
Comment remédier à cette situation ? L’auteur en appelle notamment à une régulation et à un encadrement du capital-risque. Mais il semble à la lecture de cet ouvrage que la réalité qui nous y est décrite soit pour longtemps encore rétive à l’emprise étatique. Sur ce point, le livre nous laisse un peu sur notre faim, mais cela tient sans doute au fait que cette sociologie de la Silicon Valley, privilégiant la notion de joueur, reste pour l’essentiel ancrée dans les catégories émiques des développeurs et des financiers locaux. Ce qui fait l’efficacité de la description l’enferme dans une logique que ne suffisent pas à remettre en cause l’interpellation finale aux « dirigeants politiques et d’entreprises » (p. 456) et l’appel à la politisation de la Tech qui mériterait un développement un peu plus exigeant.
par , le 17 mai 2023
Marc Abélès, « Jobs, Bezos, Musk et les autres », La Vie des idées , 17 mai 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Olivier-Alexandre-La-Tech
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