Recensé : James T. Kloppenberg, Reading Obama : Dreams, Hope, and the American Political Tradition, Princeton University Press, 2010.
On a tôt remarqué ses talents d’orateur. La particularité de son parcours biographique a été longuement commentée. Sa volonté de dépasser les clivages structurants de la vie américaine – de race, d’idéologie – a défini sa campagne et la première moitié de son mandat présidentiel. Mais, à en croire le livre récent d’un éminent historien, Barack Obama se singulariserait d’une autre manière encore : c’est un des rares présidents à être un véritable « homme d’idées », pour lequel il est aussi important de comprendre le monde que de le transformer. Situer Obama dans l’histoire intellectuelle américaine permet de dévoiler ses instincts profonds : sa foi dans la délibération, son refus des dogmatismes, et son sens aigu de la complexité de l’identité dans le moderne. Toutefois, à un moment où la poésie des espoirs qu’Obama a su susciter cède la place à la prose de la politique routinière, cette tentative de faire entrer le président actuel au Panthéon de la pensée politique américaine fait aussi ressortir ses faiblesses : un détachement à l’égard des préoccupations de ses concitoyens, une réticence à diriger les débats (même ceux qu’il a lui-même initiés), une tendance à se laisser définir par ses adversaires. Obama-philosophe est-il donc l’ennemi d’Obama-président ?
Une trajectoire intellectuelle
L’ambition de James Kloppenberg, historien de Harvard spécialiste d’histoire intellectuelle américaine, dans Reading Obama, est de rapprocher l’occupant actuel de la Maison Blanche de certains de ses illustres prédécesseurs, tels John Adams et Thomas Jefferson, en passant par Abraham Lincoln et Woodrow Wilson. Tous furent des « présidents-philosophes » : des hommes connaissant intimement la pensée politique de leur pays (et d’ailleurs) et en dialogue perpétuel avec elle. Pour justifier l’inclusion du président actuel dans ce cercle prestigieux, Kloppenberg se réfère naturellement à ses deux ouvrages – son autobiographie, Les Rêves de mon père, et sa profession de foi, L’Audace d’espérer –, mais aussi aux articles qu’il a écrits comme activiste de quartier et comme étudiant et professeur de droit, ainsi qu’aux grands discours qui ont jalonné sa carrière politique. Si en comparaison avec les présidents récents, l’œuvre d’Obama est impressionnante tant par sa qualité littéraire que par la profondeur de sa réflexion, la volonté de Kloppenberg de l’inclure dans les rangs des plus classiques des penseurs politiques américains a sans doute aussi une visée politique. L’opposition la plus forcenée au président entretient des rumeurs sur son « étrangeté », laissant entendre qu’il serait musulman, « socialiste », non-citoyen – en somme, tout ce qui ne serait pas, selon une certaine droite conservatrice, authentiquement américain. Quel meilleur moyen de réfuter le mythe de son étrangeté que de le placer en dialogue avec Jefferson, Madison et Lincoln ?
Kloppenberg retrace l’évolution intellectuelle de Barack Obama, des premières manifestations de son goût pour la pensée lors de ses études au début des années 1980 à Occidental (Californie) puis Columbia (New York), au début de sa carrière politique, en passant par les épisodes formateurs que furent son expérience comme « community organizer » à Chicago, ses études à la faculté de droit de Harvard, et son enseignement du droit à l’Université de Chicago. Mais surtout, Kloppenberg restitue les débats qui ont présidé à sa formation intellectuelle et qui ont contribué à donner naissance à une vision du monde particulièrement cohérente. Trois mouvements intellectuels, soutient-il, furent particulièrement déterminants dans le cheminement intellectuel d’Obama : le communautarisme ou le républicanisme civique, doctrines qui « corrigent » le libéralisme politique en démontrant que l’individu est tout autant défini par son enracinement social et historique que par ses droits et intérêts ; le pragmatisme, la seule école philosophique véritablement américaine, qui enseigne que nos valeurs nous sont d’autant plus chères qu’elles ne sont fondées sur aucun critère objectif ; et enfin une lecture de la Constitution qui défend que son principal objectif est moins de ligoter l’État que de promouvoir la « démocratie délibérative ».
Le communautarisme ou le libéralisme ancré dans le lien social
Barack Obama serait donc, en premier lieu, communautarien. Loin d’avoir la connotation péjorative que recouvre le mot en français, le « communautarisme » évoque aux États-Unis plutôt ce que l’on appelait sous la Troisième république le « solidarisme ». Outre-Atlantique, la philosophie dite communautarienne, élaborée par des penseurs comme Michael Sandel et Charles Taylor, s’est présentée comme un correctif à la philosophie libérale de John Rawls. Si ce dernier, pour définir la justice, imaginait des individus sans attaches, définissant leurs droits et leurs devoirs à la lumière de leurs seuls intérêts, les communautariens répliquent que cette thèse néglige le fait que nous sommes incapables de déterminer nos préférences si nous ne souscrivons pas à des valeurs, qui nous viennent de notre inscription dans le social. Le communautarisme, en somme, est un libéralisme défendant une conception forte du lien social. D’autre part, cette philosophie considère que la vie civique et la participation politique ne sont pas des biens comme des autres : ce sont les valeurs constitutives de la démocratie, que celle-ci doit impérativement privilégier. Pour ces raisons, le communautarisme est, dans certaines de ses manifestations, dénommé « républicanisme civique » : dans la mesure où il privilégie la vie en commun, la participation aux affaires collectives, le communautarisme et le républicanisme marchent ensemble (contrairement au discours français, qui tend à les opposer).
Selon Kloppenberg, Obama découvre ce courant de pensée lorsqu’il fait ses études à Harvard à la fin des années quatre-vingt. L’historien soutient cette thèse en examinant les textes publiés par la prestigieuse Harvard Law Review, au moment où Obama y collabore, d’abord comme membre du comité de rédaction (1989-1990), puis comme éditeur (1990-1991) – poste auquel il est élu par ses camarades de la faculté, cette élection étant considérée comme une des plus grandes distinctions pour un étudiant en droit. À cette époque, le monde du droit est sous l’influence d’un « republican revival », à l’initiative de professeurs tels que Frank Michelman et Cass Sunstein (qui rejoindra par la suite l’administration Obama). Ces théoriciens du droit récusent l’idée que la Constitution américaine et le droit de manière générale se limitent à la défense des intérêts individuels. La tradition juridique américaine investit la démocratie d’une valeur positive, et non seulement négative : la démocratie promeut l’interaction, la participation, l’engagement des citoyens, pas uniquement à des fins utilitaires, mais comme valeur en soi. Du même coup, l’interprétation du droit ne saurait se limiter à la simple supposition des intentions présumées des auteurs de la Constitution (thèse du conservatisme juridique) : le droit est essentiellement une tâche herméneutique, demandant l’interprétation de la loi à la lumière des valeurs d’une époque.
Ces idées ont eu, selon Kloppenberg, un important retentissement personnel pour Obama. Comme le démontre Les Rêves de mon père, le leitmotiv de la jeunesse du président a été la quête d’une communauté qui lui semblait fuyante. Son militantisme dans les quartiers pauvres à Chicago (qui a précédé ses études à Harvard) avait justement pour but de mobiliser le sentiment d’appartenance communautaire au service des intérêts des plus démunis. Obama a continué à être influencé par ces débats lorsqu’il est devenu professeur de droit à Chicago. Il a notamment participé entre 1997 et 2000 au « Saguaro Seminar », organisé par le politologue de Harvard Robert Putnam. Ce dernier est connu pour ses thèses néo-tocquevilliennes (l’auteur de la Démocratie en Amérique est très lu dans les courants communautariens et républicains) sur la centralité du « capital social » (réseaux, associations, valeurs) dans la vie démocratique. L’objectif de ce séminaire a été de rassembler des chercheurs et des gens issus de la société civile pour réfléchir aux moyens de faire revivre la vie civique américaine (le « civic engagement ») à un moment où elle semblait exténuée. Le souci communautaire (au sens républicain du terme) serait ainsi une préoccupation récurrente dans la trajectoire intellectuelle du président.
Le pragmatisme ou l’éclipse des absolus
Selon Kloppenberg, la doctrine sociale du communautarisme repose sur un socle philosophique, voire métaphysique, bien défini : celui du pragmatisme, le courant élaboré à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième par Charles Sanders Peirce, William James et John Dewey. À partir des années 1970, une renaissance du pragmatisme a lieu, suite à la crise de la pensée de l’après-guerre (symbolisée, dans le champ universitaire, par la philosophie analytique, le positivisme logique et la théorie du choix rationnel) sous les assauts concertés de l’historicisme, du perspectivisme et d’autres courants que l’on résumera sous le nom de post-modernisme. Le pragmatisme interprète l’éclipse des valeurs universelles comme une opportunité plutôt qu’une perte. Sur le plan épistémologique, il épouse le « fallibilism » : le principe que toute connaissance est provisoire, postulat qui incite à considérer la pensée comme une activité foncièrement expérimentale. Rejoignant le communautarisme, le pragmatisme insiste sur le caractère historique et social de l’expérience. Surtout, le pragmatisme repose sur une métaphysique adaptée au pluralisme démocratique : si aucune valeur ou connaissance ne peut prétendre à être permanente ou universelle, nous vivons dans un monde ouvert et pluriel (William James parlait du « multivers » plutôt que d’« univers » [1]), dans lequel nos valeurs et nos identités sont le fruit d’une délibération collective.
L’attrait du pragmatisme pour Barack Obama peut s’expliquer, comme celui du communautarisme, par son itinéraire personnel : sa traversée successive de plusieurs milieux culturels au cours de sa jeunesse – le Hawaii de sa mère et de ses grands-parents, l’Indonésie où il vécut avec sa mère et son beau-père, New York où il fit ses études, les quartiers pauvres de Chicago où il fut militant – le convainquit non seulement de la pluralité et de l’incommensurabilité des valeurs, mais aussi de la difficulté, voire de l’impossibilité, d’aboutir à une identité cohérente dans le monde contemporain. « À Nairobi ou dans les plus petits villages du Kenya rural, comme à Chicago ou dans les plus petits bourgades de l’Illinois rural, Obama continua à trouver des morceaux de lui-même, non seulement des morceaux de son passé, mais, de manière encore plus déconcertante, des morceaux de son présent. Mais ces morceaux se refusaient obstinément à former un dessin unifié » (p. 254).
Pour Kloppenberg, Obama est un homme écartelé entre le désir d’appartenance prôné par les communautariens et cette reconnaissance pragmatiste de la contingence des valeurs – ou, en d’autres termes, entre l’universalisme et le particularisme. Il cite un discours prononcé par Obama en 2006 lors d’un colloque organisé par Jim Wallis, un pasteur de gauche. Évoquant le sentiment du « vide » qu’éprouvent nombre de ses concitoyens à l’égard de la vie moderne – thème récurrent dans la critique communautarienne du libéralisme – le futur président reconnaît que la religion peut jouer un rôle indispensable en le comblant. Mais il ajoute que le caractère absolu de la croyance religieuse – qui, sur le plan individuel, peut justement être son atout – peut s’avérer problématique pour la vie en commun : « La démocratie réclame que ceux qui sont animés par la religion traduisent leurs préoccupations dans un langage universel plutôt que religieux. Elle nécessite que leurs propos soient soumis au débat et soient ouverts à la raison » (p. 144). Tout en reconnaissant que la religion peut jouer un rôle essentiel dans la démocratie (contrairement à une gauche plus résolument attachée à la libre-pensée), Obama affirme qu’elle doit se rallier à l’idée pragmatiste que nous devons soumettre nos valeurs à l’épreuve de la délibération démocratique. On reconnaîtra dans ces propos les principes essentiels de sa méthode politique : sa préférence pour les décisions qui sont l’aboutissement d’une délibération inclusive, où son propre rôle se limite à l’indication des grandes orientations (comme au cours du débat sur la réforme du système de santé, qu’il laisse largement aux mains du Congrès) ; son refus de s’identifier à des positions dogmatiques (comme lorsqu’il choisit, malgré ses critiques du patronat, le président de General Electric pour diriger une commission pour l’emploi) ; sa prédilection pour le changement lent (ainsi la légalisation de l’homosexualité ouverte dans les forces armées) et le compromis (voire son accord avec les républicains sur l’extension des « Bush tax cuts »).
La délibération, valeur souche de la démocratie américaine
La délibération est une notion essentielle à la philosophie pragmatiste, mais elle est aussi au cœur du dispositif constitutionnel américain, du moins si on en croit un courant de jurisprudence qui a lui aussi, selon Kloppenberg, présidé à la formation intellectuelle du président. Toute une tradition juridique soutient que les auteurs de la Constitution avaient une conception fondamentalement pessimiste de la nature humaine, reposant sur l’idée calviniste de l’égoïsme inéluctable de l’homme déchu. Ainsi, la loi devait se restreindre à limiter les dégâts que pouvait entraîner la poursuite sans frein de l’intérêt individuel, soit en définissant des zones de non interférence (les droits), soit en limitant le pouvoir par le pouvoir (jeu des « checks and balances »).
Mais, comme le rappelle Kloppenberg, une nouvelle lecture de la Constitution a vu le jour au cours des dernières décennies, avancée par des historiens (tels Lance Banning), des juristes (tels Sunstein, Frank Michelman et Laurence Tribe), voire des juges (comme le juge à la Cour Suprême Stephen Breyer). Selon ces spécialistes du droit, un des objectifs principaux du dispositif constitutionnel américain est de donner la plus grande place possible à la délibération collective. James Madison, le principal auteur de la Constitution, avait déjà remarqué à propos de la convention constitutionnelle de 1787 : « Aucun homme ne s’était senti contraint de garder ses opinons dès lors qu’il n’était plus convaincu de leur correction et de leur vérité » (« No man felt himself obliged to retain his opinions any longer than he was satisfied of their propriety and truth »). Chacun était « ouvert à la force des arguments » (p. 154). Les droits individuels et la séparation des pouvoirs existeraient non pas tant pour limiter le pouvoir conçu comme un mal nécessaire, mais comme dispositifs d’incitation à la délibération. Plutôt qu’un document d’inspiration libérale, la Constitution fédérale serait de plein droit républicaine.
Ainsi, selon Kloppenberg, la prédilection fréquemment commentée de Barack Obama pour la conciliation et le dépassement des clivages partisans ne relèverait pas d’une simple préférence personnelle ou sentimentale, mais serait la conséquence d’une lecture éclairée des grandes oppositions entre traditions politiques américaines. Selon le président, la démocratie se déploie non dans le choc des intérêts particuliers, mais dans l’organisation du débat ; le dispositif constitutionnel vise avant tout « à nous contraindre à discuter » (p. 161). Toutes les influences qui ont pesé sur le président mèneraient à cette idée de « délibération démocratique ». Le communautarisme insiste sur les valeurs inhérentes à l’engagement dans la vie collective ; le pragmatisme retire à nos croyances leur caractère absolu pour les soumettre à l’épreuve de la discussion ; et l’interprétation républicaine de la Constitution privilégie le débat, raison profonde de la supériorité de la démocratie sur les autres formes politiques. La « délibération démocratique » serait, en somme, la clé de voûte de la philosophie politique du président Obama.
It takes two to tango
Seulement, comme on le dit en anglais, il faut être deux pour danser le tango, comme il faut être au moins deux pour dialoguer. Ce qui frappe tout observateur de la vie politique américaine actuelle est moins son atomisation ou sa privatisation – phénomènes qui avaient frappé des néo-tocquevilliens comme Putnam il y a une vingtaine d’années – que son antagonisme, sa discorde. Rappelons au hasard l’élection présidentielle disputée de 2000, la rancune de la gauche à l’égard de Bush lors de l’invasion de l’Irak, l’hostilité de la droite contre le programme d’Obama lui-même, le discours – et parfois les méthodes – de guérilla adopté par le Tea Party. Il ne s’agit pas de discussions parfois emportées, mais plutôt de refus, d’emblée, de participer au dialogue. Kloppenberg, qui est largement converti à la philosophie pragmatique dont il est en même temps l’historien, veut nous rappeler, à travers son portrait du président actuel, que la démocratie, c’est l’expérimentation, l’ouverture métaphysique, le pluralisme des valeurs. Mais cette conception de la démocratie ne va pas de soi dans l’Amérique actuelle ; elle est justement un des grands enjeux idéologiques du débat politique actuel. Quand le Tea Party caractérise la réforme du système de santé ou le plan de relance comme des manifestations des dérives constitutionnelles, ou encore, quand la droite religieuse décrit l’avortement ou le mariage homosexuel comme des abominations, la possibilité de toute délibération est d’emblée fragilisée – et les obstacles ne sont pas confinés à la droite de l’échiquier politique. L’Obama rêvé par Kloppenberg est ainsi une sorte d’icône intellectuelle, abstraite, peu en phase avec la politique réelle – ce que lui reprochent justement nombre de ses critiques.
Certes, on pourrait répliquer que si Obama, tel que Kloppenberg le décrit, croit à la démocratie délibérative, c’est parce que l’Amérique actuelle la pratique insuffisamment. Mais si défaut il y a dans le portrait passionnant que l’historien dresse des convictions du président et de l’époque qui l’a formé, c’est son oubli de « l’autre » Obama. Celui qui reconnaît la réalité du pouvoir et la manière dont l’intérêt individuel structure la vie collective. Celui qui a été le disciple de Saul Alinsky, le père du « community organizing », pour lequel le pouvoir est « l’essence même, la dynamo de la vie » et « aucun individu, aucune organisation ne peut négocier sans le pouvoir d’imposer la négociation [2] ». Mais aussi le lecteur du théologien Reinhold Niebuhr, qu’il a cité en acceptant son prix Nobel : « Le mal existe dans le monde ». L’Obama, en somme, qui, tout en préférant la délibération, reconnaît que la politique est avant tout une lutte, une épreuve de forces et d’intérêts. C’est sans doute l’Obama de Kloppenberg, féru de délibération et de réconciliation, qui nous a séduits au début ; mais c’est de l’autre Obama, qui comprend que la politique est parfois la guerre poursuivie par d’autres moyens, que dépend désormais le succès du président.