À partir du milieu du XIXe siècle, la statistique et ses dérivés permettent de renforcer l’État en quantifiant les populations des pays multiculturels comme l’Autriche-Hongrie ou la Russie. Coup de projecteur sur les usages politiques du chiffre.
À partir du milieu du XIXe siècle, la statistique et ses dérivés permettent de renforcer l’État en quantifiant les populations des pays multiculturels comme l’Autriche-Hongrie ou la Russie. Coup de projecteur sur les usages politiques du chiffre.
« Comment est-on passé de l’idée de nation, a state of mind, au fait national objectivé, mesuré et quantifié, de l’imaginaire national à l’ingénierie statistique ? » (p. 6) À elle seule, cette interrogation résume l’ouvrage de Morgane Labbé et son travail de mise en perspective. Participant de plusieurs champs de la recherche, La Nationalité, une histoire de chiffres permet de comprendre concrètement la statistique en tant qu’objet scientifique et politique.
L’ouvrage montre la statistique à l’œuvre comme outil des politiques publiques visant à façonner des populations, de la diplomatie comme champ d’interactions entre des responsables politiques et des scientifiques aux intérêts et stratégies complexes, complexité non exempte de contradictions. De même, elle analyse sa relation aux empires et à la persistance de leurs cadres de références, souvent valables encore aujourd’hui, aux nationalismes et de l’émergence États-nations, enfin à la circulation des savoirs et de ses producteurs.
La Pologne, qui constitue le terrain d’étude de l’auteure, se révèle particulièrement heuristique. Partagé à la fin du XVIIIe siècle entre la Prusse, la Russie et l’Autriche-Hongrie, ce pays est un cas typique du passage d’un nationalisme élitiste à un nationalisme largement partagé par d’autres groupes sociaux, dont la paysannerie. C’est également un territoire dont les populations ont connu différents régimes politiques, État-nation et empire multinational ou multiethnique.
Cet état de choses permet de questionner les différents cadres politiques qui ont modelé des stratégies de classement, de différenciation, de hiérarchisation. À la fin de la Première Guerre mondiale, cet espace est aussi convoité par des puissances belligérantes. La statistique concernant la Pologne – aussi bien celle produite par des Polonais que d’autres – permet de cerner les stratégies militaires et diplomatiques et sert ainsi d’appui aux différentes stratégies de revendications politiques et territoriales.
Pour expliciter ces enjeux, l’auteure propose une plongée chronologique à partir d’un retour sur la statistique allemande, très précoce, née du mouvement de l’émancipation nationale de 1848. Dans un État-nation allemand naissant, elle permet une représentation de répartition des populations germanophones. Ce sont donc d’abord des données linguistiques, projetées en cartes de populations, qui alimentent le débat sur l’existence de l’« espace de la nation allemande [qui] était d’abord le produit d’une unité interne avant d’être un espace déterminé par ses frontières » (p. 21).
Il n’est donc pas étonnant de voir que cette « nation » se déploie cartographiquement au-delà des frontières des États allemands, ce dont témoignent les premiers travaux cartographiques de Karl Bernhardi et de Heindrich Berghaus. La Carte linguistique de l’État prussien de Richard Böckh (1864) constitue une nouveauté : non seulement elle permet une visualisation des limites des aires linguistiques, mais elle rend immédiatement lisibles en les comparant les rapports quantifiés des groupes nationaux. Elle répond également au nouveau contexte politique : il ne s’agit plus de mettre en image un territoire à unifier, mais de conquérir administrativement des confins orientaux faiblement germanophones d’un État unifié.
La Prusse n’est pas la seule à s’emparer de cette technologie d’État. L’équipe de Karl von Czoernig du Bureau impérial de la statistique de l’Autriche-Hongrie produit en 1848 la Carte ethnographique de la monarchie autrichienne, fruit d’un travail titanesque et inédit de recueil de données sur le terrain, rendu possible grâce à l’étendue de l’administration autrichienne et non, comme ce fut le cas habituellement, à partir de compilations encyclopédiques. Elle se présente comme « un portrait de la monarchie, qui avait été mise en péril par les soulèvements nationaux de 1848 : elle symbolisait ainsi la restauration de l’unité de l’empire » (p. 28).
Dans cette perspective, la monarchie se présente comme garante de la diversité des peuples, de leurs langues et des dix-neuf nationalités recensées. Alors que la Constitution libérale de 1867 reconnaît les nationalités et leur garantit un droit d’égalité et de protection de leurs langues, la statistique se voit sollicitée de demandes nouvelles de la part de groupes nationaux dans le cadre du recensement de 1869, conduit par Adolf Ficker.
La Russie a également entamé l’exploration statistique de son empire. Piotr Ivanovich Keppen produit en 1851 un important Atlas ethnographique de la Russie d’Europe dans lequel, comme pour les cartes autrichiennes, des données statistiques sont corrélées aux données narratives.
Pour autant, jusque dans les années 1860, la diversité ethno-nationale et confessionnelle du pays n’est pas l’objet d’enjeux particuliers. À partir de 1863, date d’un soulèvement polonais, la politique tsariste change : « les travaux cartographiques et statistiques prirent dès lors un caractère politique marqué » (p. 43), visant le renforcement de l’État impérial avec ses composantes linguistique russe et religieuse orthodoxe.
Il faudra pourtant attendre 1897 pour voir le premier et unique recensement en Russie, qui marque un changement d’ère hiérarchique. Ce ne sont plus les statuts (soslovie), mais les régimes de citoyenneté basés sur les nationalités (Russes et non-Russes) qui deviennent opérationnels pour structurer les politiques publiques d’uniformisation d’un vaste espace impérial.
L’idéal d’harmonisation et de comparabilité au sein des espaces impériaux ou nationaux s’est traduit par un mouvement international visant la mise en place de mesures uniformisées de collectes de données. La variable « nation », perçue aux yeux des statisticiens comme « une catégorie d’action attractive par ses connotations progressistes et unificatrices » (p. 51), s’est retrouvée dès 1857 à l’agenda du Congrès international de statistique, qui s’est tenu régulièrement de 1853 à 1876.
C’est dans ce cadre que le Congrès de Saint-Pétersbourg de 1872 se penche sur le critère de la langue comme déterminant de la nationalité, alors même que les Autrichiens envisagent la langue comme un critère parmi d’autres. Le problème surgit de savoir quelle définition de la langue retenir. La « langue maternelle », la « langue usuelle », la « langue familiale », celle qui est habituellement parlée dans l’administration ?
L’enjeu est de taille, car la définition retenue modifie considérablement les résultats et leurs conséquences politiques. En adoptant la définition administrative et non « individuelle » de la langue, le gouvernement autrichien refuse de reconnaître une langue et une nationalité juives, malgré les revendications des mouvements sionistes.
En Russie, pour Keppen, c’est la langue « parlée » qui déterminera la nationalité en milieu rural, comme dans le cas des catholiques parlant lithuanien et donc classés « Lithuaniens ». Mais ce critère lui paraît insuffisant lorsqu’il s’agit des populations urbaines, pour lesquelles la religion catholique servira de critère de nationalité pour désigner les Polonais, tout comme l’orthodoxie « définira » les Russes.
En Prusse, dans un contexte d’accroissement des populations polonaises et du déploiement de la Polenpolitik, qualifiée par les Polonais de « germanisation », les enquêtés du recensement de 1910 sont explicitement priés de préciser s’ils usent des langues mazurienne ou cachoube, distinguées du polonais.
Mais si la statistique sert d’outil aux politiques répressives vis-à-vis des Polonais, y compris militaires par le biais de déplacements de populations, elle peut donner lieu à des contre-offensives. Le Service statistique du royaume de Pologne, le Bureau municipal de statistique de Cracovie, des sociétés savantes, telles la Société des économistes et des statisticiens ou la Société du travail social, lui opposent une contre-statistique, visant explicitement un objectif de revendication politique.
Tout en étant adossée à un cadre scientifique, la statistique polonaise en Prusse vise à « obtenir un chiffre supérieur de la population polonaise ». Car si, « à l’instar d’autres utopies savantes, le recensement était incontestablement une “fiction”, […] sa rationalité totalisante et opératoire fondait conquêtes et appropriations collectives » (p. 9).
Au début du conflit mondial de 1914-1918, la statistique sert d’outil militaire de conquête des territoires russophones ou germanophones, d’appui à l’économie de guerre et au contrôle des populations. Mais « produire des “chiffres polonais” sans État » (p. 166) s’avère particulièrement pertinent, y compris pour les Polonais. Déjà, le premier tome de L’Annuaire statistique du royaume de Pologne, paru en 1913 et coordonné par Władysław Grabski, ambitionnait à travers sa forme même d’annuaire – la plus légitime de toute la statistique administrative – un devenir étatique du territoire polonais.
En temps de guerre, « ce sont des territoires polonais éclatés et dispersés par les occupations que les projets polonais [comme l’Atlas statistique et géographique de la Pologne édité par Eugeniusz Romer en 1916] ambitionnaient de réunir » (p. 239). L’objectif semble atteint, à en croire les résultats de la conférence de la Paix de 1919 : les décisions politiques se sont appuyées stratégiquement sur l’autorité des deux principaux comités d’experts – le Comité d’étude français et l’Inquiry américain –, eux-mêmes fondant leur légitimité sur l’autorité des chiffres.
La statistique en territoires polonais est donc une histoire des usages politiques du chiffre, des conditions de sa production et de ses réappropriations par des acteurs non étatiques.
Avec cette fresque passionnante, qui restitue le caractère à la fois stable et mouvant des identifications collectives et des catégories de classement relevant de l’ethnie, de la nation, de la religion ou de la langue et de leurs usages, tant scientifiques que politiques, Morgane Labbé en vient à se demander « comment un langage de la modernité politique [la statistique] a pu alternativement renforcer les régimes représentatifs et être l’instrument de leurs fossoyeurs » (p. 365).
Un questionnement salutaire et richement argumenté qui renvoie, de façon documentée, à une problématique on ne peut plus contemporaine : celle des rapports nécessairement tempétueux de la démocratie avec elle-même et les usages de la pensée scientifique.
par , le 16 septembre 2020
Ewa Tartakowsky, « Nations sur le papier », La Vie des idées , 16 septembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Nations-sur-le-papier
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