Dénoncer ses camarades pour échapper à la torture, brûler les cadavres des siens en échange d’un sursis pour soi-même, abandonner son bébé dans sa course dans l’espoir d’échapper aux poursuivants qui veulent vous massacrer… inutile de multiplier les exemples, trois suffisent à nous installer d’emblée au cœur du malaise. Que serait-on prêt à faire pour survivre en situation extrême — est-ce vraiment une question qu’on voudrait se poser ? Qu’irait faire le chercheur sur un terrain aussi glissant ? Le projet de Jean-Michel Chaumont, professeur de sociologie et philosophie à l’université catholique de Louvain, reconnaît d’emblée, dans Survivre à tout prix ?, toutes les difficultés propres à un objet de recherche aussi délicat, et se déclare prêt à les assumer au nom de la véritable finalité de cet essai « sur l’honneur, la résistance, et le salut de nos âmes », selon son sous-titre. S’il faut examiner cela, c’est pour nous préparer, être capables de nous prémunir contre la tentation d’y laisser notre âme, si nous devions être confrontés à pareille épreuve. « Nous avons perdu les grammaires incitatives ou répressives qui permettaient à nos ancêtres de susciter les dispositions attendues », constate l’auteur : avec la disqualification des « morales de l’honneur », qui imposaient la disposition à sacrifier sa vie pour les siens quand les circonstances l’exigeaient, et la banalisation des « éthiques de la survie à tout prix », quelque chose s’est perdu dont nous aurions pourtant besoin de retrouver la trace. Tel est l’objectif d’une enquête passionnante, mais non sans risque, entre sociologie de la morale, histoire et philosophie.
Les survivants sous les feux de la honte
Une précaution méthodologique permet d’ouvrir un dossier aussi difficile : face aux situations de survie en situation extrême, c’est d’abord à partir des réactions sociales que J.-M. Chaumont travaille, en reconstituant l’évolution des sensibilités morales à partir de l’histoire de la mémoire ou de l’histoire des représentations culturelles. En sociologue, il interroge le soupçon qui a pu se porter sur trois catégories de « survivants » : les résistants communistes qui ont survécu à la torture gestapiste ; les rescapés des camps nazis, et plus particulièrement, les juifs affectés aux Sonderkommandos des camps d’extermination ; et les femmes ayant survécu à un viol. En dépit de leurs différences majeures, un soupçon comparable a en effet un temps placé ces trois groupes humains sous les feux de la honte : qu’ont-ils accepté pour survivre ? J.-M. Chaumont propose de repérer dans ces trois cas le paradigme du combattant défait qui survit à la bataille où tous ses camarades ont péri et à qui la hiérarchie militaire demande des comptes. Survivre, c’est s’exposer au soupçon de lâcheté ou de trahison. C’est une dérivation de cette éthique guerrière que J.-M. Chaumont voit à l’œuvre dans les trois contextes qu’il examine au fil des trois parties de son essai.
Le premier terrain d’enquête concerne les résistants communistes sortis vivants des chambres de torture gestapistes. À partir des archives du parti communiste belge, J.-M. Chaumont a pu exploiter, en garantissant leur anonymat, une centaine de comptes rendus d’auditions de résistants communistes belges interrogés en 1945 à leur retour du camp de Breedonk. À leur libération, tous les militants ont subi un interrogatoire, auquel leur réintégration dans les structures du parti était conditionnée. Comment s’étaient-ils comportés sous la torture ? Ou plus exactement, comment avaient-ils pu en sortir vivants ? Suspects pour leur propre organisation, ces militants qui avaient tant souffert se sont livrés avec sincérité, car ils trouvaient normal qu’on leur demande des comptes. L’engagement du militant communiste dans la résistance reposait sur une morale de l’honneur, unanimement partagée au sein du groupe, qui imposait la disposition à sacrifier sa vie pour ne pas trahir son camp. Ce premier terrain d’étude permet de caractériser l’honneur comme ce qui assume la fonction de garantir in extremis la survie d’un groupe menacé. La typologie proposée par J.-M. Chaumont répartit ainsi les témoignages des militants communistes en plusieurs catégories : il y a les « incorruptibles », qui ont tenu bon sous la torture sans livrer la moindre information ; les « pénitents », soumis à une période probatoire dont ils reconnaissent le bien-fondé ; les « déshonorés », qui ont sacrifié leur honneur à leur survie ; et il y a les « dévergondés », ceux qui, sous la pression, ont non seulement trahi, mais renoncé définitivement à toute « vergogne », allant même jusqu’à encourager à leur tour d’autres camarades torturés à trahir aussi. À travers cette dernière catégorie, se forge ce concept de « dévergondage » dont l’auteur va faire un large usage dans le reste du livre (privilégiant le sens littéral de ce terme en dépit de connotations frivoles qu’il ne semble étrangement pas percevoir).
La deuxième partie du livre s’intéresse aux rescapés juifs des camps nazis, pour examiner si la morale de l’honneur a pu également jouer un rôle dans les perceptions moralesdont ils font l’objet. Renouant avec le propos de son premier livre, La Concurrence des victimes, paru il y a 20 ans, J.-M. Chaumont rappelle que les accusations de lâcheté et de trahison ont longtemps prévalu à l’égard des victimes juives du nazisme, et qu’il a fallu l’intense activité déployée par les milieux de mémoire juifs pour démentir cette vision à la fin des années 1960. J.-M. Chaumont s’arrête notamment sur le personnage d’Abba Kovner, chef des résistants du ghetto de Vilno, et champion de la défense de l’honneur juif. C’est l’occasion de rappeler que s’il est bien l’inventeur de l’expression « comme des moutons à l’abattoir », appelée à jouer un rôle dévastateur après-guerre, la première occurrence de l’expression était un tract d’appel à la résistance dans le ghetto de Vilno : « N’allons pas comme des moutons à l’abattoir ! (…) Frères ! Mieux vaut tomber en combattants libres que de vivre à la merci de nos assassins ! » (cité p. 177) Pour accentuer sans doute la dichotomie entre morale de l’honneur et éthiques de la survie, J.-M. Chaumont a tendance à charger de manière excessive la population du ghetto de Vilno, qu’il décrit comme activement en lutte contre les partisans juifs issus de ses rangs par souci de ne pas s’attirer de représailles supplémentaires de la part des nazis. Mais peut-on croire qu’une résistance collective plus déterminée au sacrifice suprême eut pu avoir le moindre succès face à la machine d’extermination génocidaire nazie ? Ou s’agit-il, en suivant Kovner, de regretter que, morts pour morts, les Juifs des ghettos n’aient pas entrepris de se donner une mort plus honorable ? L’analyse néglige sans doute l’incrédulité partagée alors, jusqu’en 1942, quant au caractère intégralement exterminationniste du projet génocidaire nazi : sur le moment, le pari sur le sauvetage par le travail et l’espoir qu’une petite partie de la population pourrait ainsi survivre, a pu sembler justifier stratégiquement la réticence à l’héroïsme sacrificiel, et ce n’est qu’a posteriori, avec le savoir que donne le recul, que nous pouvons raisonner autrement.
Davantage, c’est à ce moment-là qu’au cœur des ghettos sur le point d’être liquidés, s’esquisse in extremis, sur la base de la jurisprudence talmudique ancestrale, une intense réflexion éthique portant sur le statut de l’exception : les principes de la morale ordinaire (celle qui prescrit de mourir plutôt que de tuer) s’appliquent-ils encore face au risque inédit d’extermination totale ? Dans le ghetto de Varsovie, le rabbin Nissenbaum juge ainsi nécessaire de renverser l’ordre des priorités morales au regard de l’extermination génocidaire en cours, et de remplacer le commandement du martyre par celui de la survie [1]. De tels prolongements n’entrent pas dans le cadre de ce livre, mais dès lors qu’il se penche sur cet exemple, ils viendraient opportunément le compléter en prenant toute la mesure de ce que le passage à l’exception fait à la morale [2].
Dans sa reconstitution de l’histoire des perceptions morales au sujet des rescapés des camps nazis, c’est surtout sur « l’affaire Treblinka » que J.-M. Chaumont s’arrête longuement, voyant dans la parution en 1966 du livre de J.-F. Steiner sur les Sonderkommandos de Treblinka le moment-pivot où une morale de la survie va commencer à s’affirmer de manière décomplexée en tournant le dos aux morales de l’honneur. Il est vrai que Steiner faisait une description terrible des horreurs et des lâchetés des juifs prêts à tout pour survivre, pour y fonder sa liaison dialectique entre la perdition et la rédemption au service d’une réhabilitation posthume de toutes les victimes (même les pires, surtout les pires). Si la reconstitution de ce qu’ont été les Sonderkommandos a été largement corrigée depuis, J.-M. Chaumont veut montrer l’appui qu’un Lanzmann y a pris pour dénoncer comme obscène toute question du type « pourquoi ne vous êtes-vous pas suicidés ? », et revendiquer la justification de la volonté de survivre pour témoigner. Contre Lanzmann [3], J.-M. Chaumont rejette l’idée que la survie à ce prix puisse être dialectiquement élevée au rang de « sanctification de la vie ». C’est qu’il voit dans cette dialectisation [4] la source de ce qui deviendra ensuite, sous la plume de Terence des Pres et d’autres, une éthique de l’héroïsation des survivers, de leur résilience et de leurs compétences de survie, appropriée à l’idéologie ultralibérale de la concurrence généralisée. On peut penser cependant que, si la dénonciation des dérives idéologisées de la morale de la survie touche juste, la charge contre la réhabilitation des Sonderkommandos et la manière de parler d’eux mériteraient plus de précautions.
Les femmes violées constituent le troisième groupe auquel s’intéresse l’essai. Le terme de « survivantes » appliqué à leur sujet aurait pu surprendre il y a encore une dizaine d’années, mais il est désormais répandu, avec une intention militante assumée, en particulier aux États-Unis, où les femmes qui ont subi un viol se qualifient volontiers de « survivers » dès qu’elles revendiquent d’avoir dépassé la condition de « victimes ». J.-M. Chaumont rappelle qu’elles ont longtemps été vouées à la honte, comme si le fait même d’avoir survécu au viol valait consentement au déshonneur ou preuve qu’elles ne s’étaient pas assez défendues. Il enquête sur l’évolution des sensibilités culturelles et morales, depuis le blâme aux victimes jusqu’aux théorisations féministes contemporaines qui ont travaillé à débarrasser les « survivantes » de cette culpabilité et déconstruit les logiques sociales pernicieuses de l’honneur familial, en passant par un exercice d’imagination morale pour tenter d’interpréter, de toutes les manières possibles, les motivations du suicide de Lucrèce raconté par Tite-Live.
Le raccord de cette troisième partie avec le reste du livre reste un peu étonnant, même si l’hypothèse proposée du paradigme du « soldat défait » convainc d’oser le rapprochement. L’exemple du viol est surtout là pour permettre de comprendre les logiques sous-jacentes aux morales de l’honneur dans une dimension devenue socialement intolérable (même si le travail, de ce point de vue, est loin d’être achevé : rappelons que la récente mobilisation #me too dénonce au moins autant la persistance de la stigmatisation des victimes que la domination masculine). Mais c’est au regard de la finalité pratique du livre (comment « sauver nos âmes » en cas de dilemme « mourir ou trahir ») que ce rapprochement pose question. Entre exploration socio-historique du blâme aux victimes et dénonciation de l’actuelle valorisation exacerbée des éthiques de la survie, le livre de J.-M. Chaumont évolue constamment sur un fil. La préoccupation qui l’anime est bien de savoir où placer le juste curseur. Que faire si les réponses anciennes, incarnées dans les codes d’honneur face à la menace suprême, ne prennent plus sur nous ? Comment nous défendre contre la tentation du « dévergondage » que nous dicteraient nos instincts de survie ? La conclusion de l’essai réfléchit sur les moyens, sinon de reconstituer des codes d’honneur, du moins de préparer et d’inculquer les règles morales nécessaires en situation extrême, c’est-à-dire les « protocoles sacrificiels » qui nous permettraient, comme à bord du Titanic « les femmes et les enfants d’abord », d’éviter une ignominieuse concurrence pour la survie en décidant à l’avance qui doit se sacrifier pour qui et dans quel ordre.
L’honneur en situation extrême ?
Plusieurs questions seront formulées pour prolonger la réflexion. La première porte sur la notion d’honneur mobilisée tout au long du livre. La référence à l’honneur, dans ses usages sociaux, a le défaut d’être parfois trop proche de la gloire ou de la montre, ce qui peut la rendre mal adaptée à certains contextes extrêmes. « Non, mes frères, écrivait Lanzmann à propos des Sonderkommandos, vous n’étiez pas en vérité des Saint-Cyriens en gants blancs et casoar, capable de mourir hégéliennement pour la guerre des consciences » : l’exagération ironique de Lanzmann peut disqualifier son intention (évidemment polémique, pour servir l’objectif de réhabilitation totale des Sonderkommandos), mais elle n’annule pas la pertinence de sa cible satirique, qui fait ressentir la discordance morale dont toute référence à l’honneur reste en partie entachée, appliquée après coup à de telles situations extrêmes.
Davantage, comment tracer la frontière entre de bons et de mauvais usages sociaux de l’honneur ? Et s’agit-il bien toujours d’honneur quand on est prêt à mourir pour refuser ce qu’on vivrait comme une compromission intolérable ? L’alternative entre loyauté et trahison des siens n’est pas forcément toujours la meilleure pour décrire les comportements qui, dans les camps nazis, étaient perçus par les déportés eux-mêmes comme franchissant une frontière morale. Il y a des choses qu’on ne me fera jamais faire, quoi qu’il m’en coûte — et l’on mesure ici le renversement du « à tout prix ». « Un homme, ça s’empêche », écrivait Camus : dans certains contextes, le sentiment de ce qu’on se doit à soi-même en tant qu’homme (et non pas seulement ce qu’on doit aux siens) convoque ce que nous appellerions dignité plus volontiers qu’honneur et remet en circulation, aux côtés du « dévergondage », la notion de « déshumanisation » à laquelle la littérature de témoignage sur les camps nous a initiés. La question demeure cependant de savoir « quels [peuvent être] les mobiles suffisamment puissants pour faire préférer une mort horrible à petit feu au milieu des souffrances les plus atroces, à la trahison », comme se le demandait une résistante citée dans la première partie du livre. « À chacun de trouver sa source de courage, son recours contre la peur et la souffrance », répondait un autre. Dans la France de 2018, le récent geste du gendarme Arnaud Beltrame, qui a fait l’objet d’interprétations nombreuses, vient certainement contribuer au débat [5].
Un choix problématique
Le deuxième ensemble de questions suscitées tient aux solutions à opposer aux dilemmes de l’extrême. S’appuyant sur Primo Levi (« on doit refuser, on le peut toujours, en toutes circonstances »), J.-M. Chaumont soutient la pertinence du suicide pour « sauver son âme », mais ce réflexe moral consistant à privilégier l’option sacrificielle ne tient pas compte du fait qu’il y a des situations où l’alternative est plus compliquée qu’entre mourir et trahir et où le refuge dans la mort ne sauve rien, même pas l’honneur, qui peut se retrouver discrédité par le tort considérable que le suicide ferait aux autres [6]. La littérature, le cinéma, les séries, regorgent de situations de ce type, forgées sur le modèle paradigmatique du Choix de Sophie [7]. Pour J.-M. Chaumont, qui rouvre l’analyse du célèbre exemple fictionnel imaginé par Styron, il n’y a rien de pire que d’obtenir d’une mère qu’elle choisisse entre ses deux enfants lequel vivra et lequel mourra ; qu’une mère puisse préférer essayer de sauver l’une des deux vies plutôt qu’aucune lui semble indéfendable. Nous sommes probablement ici au delà de la zone de pertinence de ce qu’on appelle la morale, et bien sûr, J.-M. Chaumont a raison de souligner que si ces situations sont aporétiques sur le plan moral, elles ont une solution sur le plan stratégique : si Sophie, plutôt que d’accepter de choisir, avait préféré se laisser tuer elle et ses deux enfants, si quelques autres avaient à sa suite réagi de même, la vulnérabilité collective dont le SS a pu profiter se serait probablement résorbée. Le choix de la mort peut être, sur le plan collectif, une manière efficace de prendre ses dispositions pour éviter à l’humanité qui viendra après de se retrouver piégée. Mais l’objectif ultime est-il de préserver le groupe, ou de préserver l’humanité en l’homme, en chaque homme, à son niveau ? On en revient au problème des limites d’une définition fonctionnelle de l’honneur sous l’angle de la loyauté. Et derrière la préférence morale presque systématiquement accordée, consciemment ou non, à la solution du suicide sacrificiel, on peut se demander si la tradition culturelle et religieuse chrétienne de valorisation du martyre ne jouerait pas un rôle — comme si au fond la disposition sacrificielle cessait d’être une ressource potentielle au service d’une cause pour se rappeler comme le seul critère de valeur propre à peser les âmes sur la balance eschatologique. L’histoire culturelle de la valorisation du martyre mériterait en ce sens une analyse critique comparable à celle faite ici des logiques d’honneur archaïque.
Un pacte avec le diable ?
Le prolongement de cette question porterait — et ce serait un troisième point à discuter — sur l’image inscrite dans le sous-titre de l’essai. Que signifie « sauver nos âmes » ? Si la métaphore nous parle immédiatement, si elle nous permet d’appréhender intuitivement les effets de la trahison, ses connotations faustiennes emportent aussi avec elles l’imaginaire de la tentation et de la chute. Mais ce paradigme n’est pas forcément adapté pour penser les situations de dilemmes extrêmes, en ce qu’il imprime spontanément un jugement de damnation dont il est ensuite difficile de se défaire et en ce qu’il donne à croire qu’il serait possible de repérer a priori un seuil à ne pas franchir, alors même que la principale difficulté posée par la morale en situation d’exception tient moins à la préparation de protocoles sacrificiels conçus à l’avance à appliquer le moment venu, qu’à l’impossibilité, précisément, de dire avec certitude quand le moment est venu de les appliquer. Tout intuitivement éloquente qu’elle soit, la métaphore du pacte avec le diable est loin d’être neutre : elle a le défaut de dramatiser exagérément, sous la forme d’un dilemme qui n’apparaît bien souvent qu’après coup, ce qui a pu être vécu sur le moment comme un continuum de glissement vers l’abîme.
En nous emmenant voir de près ce qu’il en est des choix tragiques en situation extrême, ce livre nous oblige aussi à nous interroger sur le rôle de l’écriture et sur la responsabilité du chercheur comme de l’écrivain dans l’impact produit par les histoires d’horreur morale. Comment parler de ça ? Peut-on le faire sans devenir, selon la belle expression de Coetzee commentée par Jacques Dewitte, la « dupe de Satan » [8] – sans rajouter du mal au mal en dévoilant ce dont l’humanité a été capable de plus affreux quand elle s’est perdue ? La description que fait Flavius Joseph du siège de Jérusalem par les armées romaines, dont J.-M. Chaumont tire la notion de « dévergondage », avec l’exemple des parents arrachant la nourriture de la bouche de leurs jeunes enfants, est insupportable à lire. Mais sa situation d’énonciation doit nous alerter sur les effets escomptés de telles descriptions : si Flavius Joseph, Juif passé à l’ennemi romain avec armes et bagages, nous raconte de telles horreurs sur les habitants de Jérusalem soumis à la famine, c’est pour susciter notre dégoût et notre mépris au moins autant que notre pitié – et se dédouaner, lui, d’avoir trahi les siens. Est-ce à dire que l’intentionnalité de l’auteur serait un critère valable pour trier entre de bons et de mauvais usages de l’horreur morale ? C’est probablement un critère acceptable pour justifier comme moralement fécondes les enquêtes sociologiques ou philosophiques en terrain extrême. Mais il n’est pas sûr qu’en littérature ou au cinéma, où les dilemmes de l’extrême sont aujourd’hui largement représentés, l’intentionnalité de l’auteur, même irréprochable, suffise à dissiper l’impact et les effets ravageurs produits par l’expérience morale alors imposée au lecteur ou au spectateur.
Recensé : Jean-Michel Chaumont, Survivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes, Paris, La Découverte, 2017, 400 p., 26 €.