Recensé : Randall Collins, Violence. A Micro-Sociological Theory, Princeton, Princeton University Press, 2008, 584 p.
Il est étonnant que le sociologue américain Randall Collins soit si peu connu en France. Si ses principaux ouvrages ont fait l’objet de quelques recensions, ses travaux sont rarement cités dans la littérature sociologique et un seul article a paru en français [1]. L’œuvre de Collins est pourtant ample, abordant aussi bien la sociologie des intellectuels que celle du conflit, la sociologie historique du changement économique que la théorie sociologique. Elle est aussi et surtout ambitieuse puisqu’elle entend rien moins que fonder microsociologiquement l’explication macrosociologique, réunir Durkheim et Goffman en articulant l’étude des relations de face à face avec la compréhension de ce qui fait tenir l’ordre social.
Dans Interaction Ritual Chains (2004), Collins propose en effet une théorie des « chaînes de rites d’interactions », alternative à la théorie du choix rationnel, qui s’appuie sur le rôle des émotions en situation pour montrer que les individus sont programmés pour interagir par des rituels de solidarité, dans lesquels l’attention mutuelle et la mise en accord des rythmes corporels aboutissent à l’évitement des conflits. C’est avec la même ambition, et dans le prolongement direct de cette conclusion, que Violence aborde un « problème » social et politique, les pratiques de violence, dont la recherche en sciences sociales s’est (re)saisie avec vigueur sinon enthousiasme au cours de la dernière décennie [2].
Qu’est-ce que la violence ?
Paru en 2008 et distingué en 2011 par un prix (« Distinguished Scholarly Publication Award ») de l’American Sociological Association, dont Collins est aussi le président cette année, Violence défend une thèse qui peut être résumée par la formulation suivante (p. 449) : la violence est une performance interactionnelle (« interactional accomplishment ») réalisée dans une situation structurée par l’émotion et par une « tension confrontationnelle ». Il faut préciser que Collins définit la violence comme toute forme d’agression physique sur autrui. Cette définition étroite laisse de côté les agressions verbales ou les intimidations ; l’un des points-clés de l’analyse consiste justement à poser que l’agression physique est extrêmement rare car difficile à entreprendre, les situations de tension confrontationnelle débouchant plus souvent sur de « simples » agressions verbales ou intimidations. La définition exclut également la notion de « violence symbolique » chère à Pierre Bourdieu, au motif notamment que, fondée sur la méconnaissance de la victime, celle-ci renvoie par construction à des situations et des interactions sans tension confrontationnelle. Collins entend ainsi construire une théorie interactionniste de la seule violence physique – mais aussi de toutes les violences physiques – qui attribue à la situation (et non aux acteurs) le surgissement de la violence.
La démonstration s’appuie sur trois types de sources, le plus souvent de deuxième main : des images d’abord, photographies (beaucoup sont reproduites) ou films enregistrés ; des reconstructions de situations de violence ; des observations ethnographiques « à l’ancienne » (« old fashioned » semble regretter Collins). Les données rassemblées renvoient à des situations très contrastées, depuis le comportement des enfants en crèche et les abus domestiques jusqu’aux combattants armés ou aux forces de l’ordre, en passant par les braquages, les rixes, ou toutes les formes théâtralisées, encadrées et euphémisées de violence (notamment les pratiques sportives). Seules échappent à l’analyse les formes de violence à grande échelle (« large-scale ») préparées et programmées par des ordres émanant d’autorités politiques et militaires, et qui font l’objet d’un second volume en préparation.
La force de la démonstration de Collins repose d’abord sur l’impératif de description qu’il se donne pour théoriser la violence. Rejetant avec une constance remarquable toute forme d’inférence dans l’interprétation, le sociologue réfute les explications par les motivations, les idées et les discours, comme celles qui s’appuient sur les caractéristiques et/ou les trajectoires sociales. Il concentre son attention sur la description des pratiques violentes en situation, ou plutôt sur les conditions qui, dans l’interaction, font émerger ces pratiques. Il remarque que, presque systématiquement, la pratique même de la violence dans une situation conflictuelle est le fait d’une minorité : sur les photos de guérilla ou de rixes, par exemple, les personnes en présence sont majoritairement passives, seules quelques-unes utilisent leurs armes ou frappent effectivement. Il rappelle que, d’après plusieurs études, les pratiques de violence des combattants eux-mêmes se caractérisent par leur très faible efficacité, ce dont témoigne tout particulièrement la fréquence étonnamment élevée des « tirs amis » (le fait de tirer sur ses propres troupes) et des « victimes collatérales » (les non-combattants touchés involontairement).
De manière très convaincante, il rejette dès lors l’idée de sens commun, au principe de plusieurs des théories qu’il conteste, selon laquelle la violence serait quelque chose de facile à réaliser, et à réaliser efficacement, et soutient au contraire qu’elle est rarement observée car extrêmement difficile à mettre en œuvre. « Programmés » pour l’accord et la solidarité, les êtres humains sont tétanisés par la peur et la tension en cas d’interaction conflictuelle : dans une telle situation, la violence suppose l’exercice d’une domination émotionnelle et l’usage de « techniques interactionnelles » permettant de dépasser la tension et la peur qui empêchent quiconque d’agir, et plus encore, d’agir efficacement.
La « domination émotionnelle »
L’identification des conditions qui rendent possible le dépassement de la tension et le passage à l’agression physique – donc des « techniques interactionnelles » qui peuvent être utilisées en situation de conflit de face à face pour dominer autrui émotionnellement – permet à Collins d’allonger la liste des évidences de sens commun qu’il convient selon lui de réfuter. L’enjeu d’une tension, d’abord, ne réside pas exactement dans le rapport des forces physiques en présence, mais plutôt dans l’état de domination émotionnelle ou d’agressivité des acteurs. Mieux encore, contre la vision idéalisée de pratiques caractérisées par l’égalité des combattants, la franchise du combat et la neutralité de l’assistance, Collins soutient que l’exercice de la violence repose le plus souvent sur quatre conditions.
– La supériorité numérique : la violence consiste quasi systématiquement à attaquer le plus faible (ce qui suppose de l’avoir repéré préalablement) et/ou le moins nombreux.
– La mise à distance : la violence s’exerce d’autant plus facilement que la tension est évitée par la distance entre l’agresseur et l’agressé (l’obus plutôt que le couteau).
– L’invisibilité : l’évitement de la confrontation psychologique fait que l’agression a souvent lieu avant le face à face (de dos, de loin, etc.).
– Le soutien, enfin : l’existence d’un public qui soutient ou, au moins, se garde d’intervenir, accroît les risques de violence.
Les preuves empiriques apportées ou collectées par Collins sont loin d’être toujours convaincantes, car il s’en faut de beaucoup qu’elles soient mises en rapport avec leurs conditions de production et que leur compatibilité soit systématiquement interrogée. Pourtant, l’accumulation et la comparaison de données couvrant la totalité des types de violence interindividuelles renforcent l’argument général, et nourrissent la réflexion. Les principales conditions d’exercice de la violence apparaissent d’une désarmante simplicité : on pourrait les requalifier par des termes banals tels que l’effet de nombre, la distance, la surprise ou la logique de l’honneur. Mais cette simplicité a des vertus en ce qu’elle permet a minima d’éviter de prêter sans cesse aux acteurs des « intentions » au principe de leur action.
L’étude des « fuites en avant » (chap. 3, « Forward panic ») montre qu’il n’est pas besoin de supposer que les policiers du Los Angeles Police Dept. étaient racistes pour comprendre le déchaînement de violences de quelques-uns d’entre eux (une minorité des présents) sur Rodney King en mars 1991 ; la définition de la situation suffit, à condition d’être finement observée et décrite. On n’est certes pas obligé de suivre le sociologue dans les « conclusions pratiques » de son ouvrage, dans lesquelles il espère aider ses lecteurs et les pouvoirs publics à réduire l’intensité de la violence par une série de recommandations, telles que la connaissance des codes de la rue (mais Goffman nous montrait déjà que le déni appelle le défi…), le contrôle de ses émotions devant la police (qu’il ne faut jamais provoquer) ou, à un niveau plus général, la légalisation des drogues. La réflexion intellectuelle sur les pratiques utiles en situation de violence n’est sans doute (même) pas un préalable à l’acquisition de techniques qui s’acquièrent sans doute plutôt par la pratique et la confrontation répétée à des situations réelles de violence.
En revanche, on peut le suivre quand il souligne, à l’appui de sa thèse, que même dans les organisations armées, on a constaté – et longtemps regretté – la rareté et la difficulté du passage à la violence (au tir, par exemple). Collins rappelle que les armées ont été amenées ces dernières décennies à modifier les conditions de formation des soldats pour leur apprendre la violence (entraînement en simulation de combat, par exemple), ce qui l’amène à discuter le processus historique de maîtrise de la violence. Il prolonge et amende la fameuse thèse éliasienne du processus de civilisation (monopolisation de l’exercice de la violence légitime par l’État et intériorisation des émotions) en faisant l’hypothèse, rendue plausible par les preuves « micro-situationnelles », que l’évolution vers une plus grande sensibilité à autrui a été contrecarrée historiquement par le développement de techniques visant à dépasser la « tension confrontationnelle » et à exercer la violence.
Étroitement focalisé sur le niveau microsociologique, Collins semble aller vite en besogne quand il soutient que la violence n’est pas première et la civilisation seconde, mais que l’inverse est plutôt vrai. On pourrait aussi bien considérer que le développement de ces techniques s’inscrit au contraire dans la logique d’une monopolisation croissante de la violence, de son déploiement comme de sa maîtrise, par des organisations étatiques ou autres : la civilisation des mœurs aurait si bien refoulé la violence que les institutions répressives devraient réapprendre à leurs troupes, et à elles seules, comment l’exercer [3].
Quelle minorité violente ?
Écrit dans une veine goffmanienne, avec précision et non sans humour, et malgré un certain nombre de répétitions liées à la construction même de l’ouvrage (la troisième partie reprend largement des éléments déjà présentés), Violence offre donc une perspective particulièrement stimulante. Le spectre du monde social et historique couvert par l’analyse est trop vaste pour que des sous-disciplines ou spécialités n’y trouvent matière à critiquer, ça et là, des emprunts rapides, des références dépassées ou des simplifications malheureuses. Le point central selon nous concerne la question de la « minorité violente » [4]. Tout au long de l’ouvrage, Collins s’oppose à l’idée de caractériser les individus par leur violence. Il insiste ainsi sur le fait qu’aucun groupe social n’est caractérisé globalement par son niveau élevé de violence, en cela que la violence caractérise au pire une infime minorité, qu’elle est épisodique et surtout liée à des situations spécifiques (à commencer par la coprésence d’un « plus faible »). Si certaines conditions telles que la frustration relative ou la pauvreté peuvent expliquer les comportements violents, elles n’en constituent jamais la condition nécessaire et suffisante. Bref, il n’y a « pas d’individus violents, mais des situations violentes » (p. 70).
Reste que l’hypothèse d’une minorité toujours violente, qui hante les travaux sur les ghettos urbains ou les massacres de guerre (au moins autant que la question de la petite minorité qui résiste en ne participant pas à l’exercice de la violence collective [5]), n’est pas vraiment résolue par la définition situationnelle de la violence, ce qui oblige Collins à lui consacrer un chapitre entier (chap. 10, « The violent few »). L’ensemble de la littérature sur les situations de violence qu’il mobilise insiste sur l’existence (presque universelle, sauf dans le cas des très jeunes enfants) d’une minorité violente, minorité de « violents » efficaces, dans les situations de conflit ou dans les organisations armées. Après avoir discuté les travaux statistiques qui tentent de caractériser ces « rares violents » (ils seraient plus grands, plus vieux, plus « proactifs », etc.), Collins défend l’idée que ce qui les distingue réside plutôt dans la possession d’une compétence sociale à exercer la domination émotionnelle, une forme d’agressivité (qu’il repère d’ailleurs aussi dans le milieu intellectuel). Certes, les conditions relatives à la situation demeurent valables : ces « rares violents » font la preuve de leur capacité à dominer d’autant plus aisément que la tension se déroule devant un public (leur réputation ou leur honneur sont en jeu) ou que leurs adversaires sont moins nombreux ou plus faibles. Cependant, les confrontations conflictuelles et violentes étant avant tout affaire d’émotions, leur issue dépend de la capacité des parties en présence à manipuler certaines techniques (une violence « froide », une agressivité dans la manipulation des émotions d’autrui – on peut penser ici à l’opposition entre « distanciation » et « engagement » proposée par Norbert Elias).
Apprendre à être violent
On voit mal, dès lors, pourquoi il faudrait se contenter du moment de l’interaction et s’interdire de faire porter l’analyse sur les expériences par lesquelles certains individus acquièrent ces techniques au cours de leur socialisation ou d’une suite d’interactions. L’enquête de Browning mettait déjà en évidence la force de la répétition, passée la première fois, dans le comportement des bourreaux « ordinaires » du 101e bataillon de police. Si les armées ont pu faire de leurs soldats des « machines à tuer » et leur apprendre le devoir d’être violent dans certaines circonstances (donc de ne pas l’être dans d’autres), d’autres institutions (école, rixes régulières entre bandes, formes routinisées de rudoiement dans certains milieux professionnels) peuvent également favoriser l’acquisition de cette compétence à exercer (ou ne pas trop subir) une domination émotionnelle. Rien ne dit d’ailleurs que cette compétence s’acquière par l’expérience de situations conflictuelles ou violentes : il existe bien des situations sociales de domination (des parents sur les enfants, des supérieurs hiérarchiques sur leurs subalternes, etc.) dans lesquelles une forme prolongée d’emprise sur autrui peut favoriser à terme l’acquisition d’une telle compétence.
Les propositions de Collins, décapantes et stimulantes à maints égards, méritent donc d’être prolongées en amont de l’interaction violente, par l’étude fine et la plus systématique possible des trajectoires de ces rares acteurs violents. Et aussi en aval : il y a encore beaucoup à apprendre sur les institutions et les contextes qui valorisent la possession de cette qualité rare qu’est la compétence à exercer la domination émotionnelle [6].