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Le patron et le politique

À propos de : Michel Offerlé, Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats, Gallimard


par François-Xavier Dudouet , le 5 mai 2021


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La voix des patrons est systématiquement au cœur des débats électoraux et pourtant peu d’entre eux s’engagent durablement en politique. Des petits aux grands patrons, les prises de position varient considérablement et seule l’idée de « la liberté d’entreprendre » semble les réunir.

Avec Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats, Michel Offerlé, professeur de science politique émérite à l’École normale supérieure, poursuit la vaste enquête entamée il y a plus de dix ans sur le patronat français [1]. Ce nouvel opus comble un manque dans le paysage des études sociologiques consacrées aux dirigeants d’entreprise : celui d’offrir un panorama très complet des rapports ordinaires des patrons à la politique et plus largement à l’espace public. Objet de tous les fantasmes, l’action du patronat sur la société a souvent été construite comme l’expression d’une classe consciente de ses intérêts et cohérente dans ses modes d’actions. Michel Offerlé prend ici le contre-pied de cette vision holiste en s’intéressant à ce que les patrons peuvent faire en politique, non pas de manière collective, mais à titre individuel. L’auteur se méfie, en effet, des grandes entités agissantes (p. 18) et préfère étudier les patrons dans la singularité de leur rapport à la vie sociale, revendiquant une acception extensive du mot patron : « les artisans, les chefs d’entreprise, les entrepreneurs, les managers, les dirigeants » (p. 14).

Le refus d’une définition préalable permet à Michel Offerlé de faire entrer dans son champ d’exploration tout ce que le sens commun entend par « patron », depuis le PDG d’une société anonyme cotée en bourse jusqu’au dirigeant de TPE en faillite, en passant par des patrons d’association, des permanents d’organisation patronale, voire des consultants ou des cadres supérieurs. Ces partis pris sont aussi la clef de sa méthodologie basée sur des entretiens éclectiques par lesquels sont données à voir, parfois de manière très intime, les représentations des acteurs.

Une enquête de terrain approfondie

Le matériau réuni par Michel Offerlé est considérable : 220 entretiens passés par l’auteur et presque autant de la part d’étudiants et de collègues qui lui ont été aimablement communiqués. Il faut ajouter à ce corpus, le dépouillement du courrier adressé au président de la République François Hollande, l’analyse des ouvrages écrits ou co-écrits par des patrons, ainsi que tout un ensemble de renseignements collectés dans la presse, les biographies autorisées ou non, jusqu’à un entretien réalisé auprès d’un inspecteur des impôts. Fort de 528 pages, l’ouvrage est une revue quasi exhaustive des types de rapport que les patrons entretiennent avec l’espace public au sens large et la vie politique en particulier : depuis les formes individuelles de contestation les plus radicales, tel que le suicide, jusqu’au mandat politique en passant par l’investissement dans les organisations patronales, la philanthropie, le vote, l’évasion fiscale, les rémunérations, le rapport à l’argent, les prises de paroles dans l’espace public, les engagements politiques et religieux, etc. Dans cet inventaire à la Prévert, il est parfois difficile de dégager une ligne directrice, d’autant plus que les patronats annoncés dans le titre ne sont pas clairement distingués dans l’analyse, mais esquissés de loin en loin par effet de contraste. On peut néanmoins distinguer trois grands temps dans cet ouvrage que recoupe, on y reviendra, un clivage structurant entre petits et grands patrons.

Le premier temps rassemble les formes d’actions patronales que l’on pourrait qualifier de négatives, en cela qu’elles expriment une rupture avec l’ordre établi (chapitres I et II). Le deuxième temps (chapitre III) est une sorte d’inversion de la focale qui consiste à examiner la manière dont les patrons importent dans leurs pratiques de dirigeants des valeurs, politiques ou religieuses, issues de la société civile. Le troisième temps regroupe les types d’investissement que l’on qualifiera de positifs (chapitres IV, V et VI), c’est-à-dire qui font le jeu des institutions.

Des patrons contre la société

Le premier grand mérite du livre de Michel Offerlé est de nous rappeler combien le rapport des patrons à l’espace public et à la vie politique peut se décliner sur un mode tout à fait négatif. Que ce soit les lettres, souvent de plainte, adressées au président Hollande, les suicides de chef d’entreprise instrumentés par la presse dans l’illustration d’un mal-être patronal ou les différentes manières dont les dirigeants jonglent avec la légalité dans la conduite de leurs affaires, Michel Offerlé nous donne à voir des stratégies d’évitement, au sens Hirschmanien du terme [2], tout à fait parlantes. À ces stratégies de « sortie », s’ajoutent des formes de protestation, plus radicales, incarnées notamment par les mouvements patronaux contestataires de type poujadiste ou Bonnets rouges. Toutefois, Michel Offerlé, à la suite d’Annie Collovald [3], refuse de voir entre ces différents mouvements une solution de continuité qui ferait du « poujadisme » le trait caractéristique du petit patronat français. Ces formes de protestation, si elles regroupent surtout des petits patrons, révèlent avant tout l’existence d’un espace de mobilisation qui échappe à la fonction tribunitienne des organisations patronales et à leur répertoire d’actions traditionnel.

Éthique individuelle ou morale des affaires

La manière dont les patrons investissent leurs valeurs, politiques ou religieuses, dans leur entreprise est une question, à laquelle les sociologues s’intéressent trop peu. Qui, de la morale personnelle et de la morale des affaires l’emporte ? Les témoignages rapportés par Michel Offerlé ne prêtent guère au doute : les options religieuses ou politiques n’ont qu’un très faible impact sur la manière de diriger une entreprise. Les grands patrons passés par des cabinets ministériels de gauche ne sont pas plus « sociaux » que ceux issus de cabinets de droite (p. 132) et les patrons chrétiens déclarent garder leurs convictions pour eux (p. 157). C’est du côté des petits patrons ou des dirigeants atypiques que l’on peut trouver des chefs d’entreprise les plus en phase avec leurs convictions, tel ce restaurateur breton, militant d’extrême gauche, qui se paie moins que ses trois salariés, car il bénéficie, dit-il, des avantages en nature fournis par sa société. On peut aussi citer le cas de Jean-Marc Bollero, fondateur de l’association Groupe SOS (18.000 salariés) qui promeut un entrepreneuriat de gauche, même si tous deux reconnaissent qu’être patron c’est aussi savoir faire preuve d’autorité (pp. 139-149). Michel Offerlé ouvre alors une réflexion sur l’entreprise comme objet politique tout à fait essentielle qui l’amène à évoquer les débats contemporains sur le statut et les fins des entreprises Toutefois, son analyse n’aboutit guère faute d’une prise en compte suffisante du droit des sociétés et notamment du fait que la plupart d’entre elles, étant régies par la responsabilité limitée et la personnification morale, ne peuvent être la propriété de quiconque (p. 170).

Des rapports contrariés à l’espace public et à la vie politique

Peu de patrons s’investissent durablement dans l’espace public. Quand ils le font, c’est parfois par inadvertance, à l’instar de ce président de banque qui voit ses responsabilités à la tête de fédérations sectorielles comme le prolongement de son activité professionnelle (p. 196). L’engagement dans les organisations patronales suit donc des motifs extrêmement divers qui vont de la défense d’intérêts catégoriels jusqu’à la recherche de relations d’affaires en passant par une certaine idée de l’intérêt général. Là encore, l’ouvrage généralise peu. On perçoit, cependant, en filigrane, une distinction entre les petits patrons, qui jouent plus volontiers la carte de l’engagement, et les grands, qui recherchent plutôt des postes honorifiques. Les deux autres formes d’engagement dans l’espace public que sont les prises de parole médiatique et littéraire d’une part et le sponsoring et la philanthropie, d’autre part, mettent en scène avant tout les grands patrons qui y voient une manière noble de faire la politique, éloignée des compromissions partisanes. En effet, les patrons interviewés par Michel Offerlé entretiennent une forte distance avec la vie politique, non pas par désintérêt, mais plutôt par défiance vis-à-vis de ceux qui s’y livrent. Les grands patrons jugent les hommes politiques incompétents sur les questions économiques et trop souvent démagogues, alors que les petits ont tendance à les rejeter globalement, les estimant corrompus, voire les assimilant aux grands patrons. Il n’y a pas de doctrine patronale au-delà de la « liberté d’entreprendre », qui est avant tout une demande d’autonomie vis-à-vis de l’État. De fait, le vote patronal, pour autant qu’on puisse le mesurer, n’est pas vraiment homogène.

Certes, les patrons votent majoritairement à droite, voire à l’extrême droite pour une partie significative des commerçants et artisans (p. 249). Mais le fond du problème n’est pas tant de savoir pour qui votent les patrons que de parvenir à identifier qui sont les « patrons ». La catégorie « patron » n’existe guère dans les statistiques de l’INSEE ou les typologies des instituts de sondage. Celle-ci ne cesse d’être composée et recomposée à partir d’autres catégories plus ou moins bien définies telles que commerçants et artisans, chefs d’entreprise, « grand » et « petits » « indépendants », etc. La catégorie de patron s’effiloche dès que l’on tente de la saisir en tant que collectif. Heureusement, les patrons qui s’investissent en politique sont suffisamment rares pour permettre de revenir à des cas d’espèce. De nouveau, les formes d’engagement sont extrêmement clivées. Si les petits sont assignés aux parcours électifs et aux mandats locaux, les grands ne s’impliquent qu’à la condition d’accéder directement aux postes gouvernementaux comme Francis Mer (ministre des Finances de 2002 à 2004) ou Thierry Breton (ministre des Finances de 2005 à 2007) et s’ils s’adonnent parfois à quelques mandats locaux, c’est plus par attachements familiaux que par carriérisme politique (pp. 307-308). De manière générale, la conversion du « capital entrepreneurial » en « capital politique » pour les grands comme pour les petits patrons est extrêmement coûteuse et signifie souvent d’abandonner ou du moins de s’éloigner considérablement de son entreprise. La frontière entre les deux espaces, sur le plan de la trajectoire personnelle, apparaît assez hermétique. Serge Dassault, maire et sénateur sur trois décennies, est une exception.

Au bout du compte, ce sont des rapports contrastés et souvent contrariés des patrons avec l’espace public en général et la politique en particulier que nous donne à voir Michel Offerlé. En cela, il dissipe certaines illusions qui verraient dans le patronat le deus ex machina caché de la vie sociale. Les patrons ne sont pas absents de la Cité, mais leur engagement n’a rien de collectif et relève plutôt de motifs très personnels et d’opportunités.

Penser les « patronats »

On ne peut, cependant, s’empêcher de se demander ce qu’aurait produit un traitement plus systématique du clivage entre petits et grands patrons qui affleure, nous l’avons dit, tout au long de l’ouvrage. On aurait apprécié, par exemple, que les extraits d’entretiens soient systématiquement informés par des indications sociographiques sur le dirigeant (âge, formation, fonction : gérant, PDG, simple président, etc.) ainsi que sur la taille et le statut juridique de l’entreprise. Cela aurait certainement permis de mettre à jour, même à minima, quelques traits collectifs des rapports à l’espace public. La différence entre ceux qui sont dans des attitudes de rupture ou de défiance vis-à-vis de l’ordre social et ceux qui le servent autant qu’ils s’en servent est trop marquée pour ne pas relever de quelques logiques sociales. Les modes d’action et d’intervention des petits patrons dans l’espace public, souvent sur un mode protestataire, syndical et local, sont bien plus proches des laissés-pour-compte que ceux des grands patrons qui n’y interviennent qu’avec parcimonie et à condition que cela serve leur carrière.

Ces derniers possèdent des propriétés sociales, que ce soit en termes de formation ou de trajectoire, qui sont bien plus proches de celles des hauts fonctionnaires, monde dont ils sont souvent issus, que de celles des dirigeants de PME. On se demande, notamment, pourquoi Michel Offerlé n’interroge pas la notion de « patron d’État » proposée par Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin dans leur article sur « Le patronat » [4], ni les liens profonds qui continuent d’exister entre la haute administration française et les états-majors des grandes entreprises. La notion de patron en aurait certainement été profondément révisée et c’est peut-être cela qui manque le plus à l’ouvrage de Michel Offerlé : une définition claire de ce qu’est un patron et de ce qui autorise, sur le plan sociologique, à nommer de la même manière le président-directeur général d’une société cotée en bourse et le gérant d’une pizzeria bretonne. L’idée même d’une direction des firmes s’incarnant partout de la même manière, dans la personne unique du « patron », ne va pas de soi. André Siegfried notait déjà il y a une soixantaine d’années que « le patron de la tradition, notamment le ‘’patron de droit divin’’ » appartenait désormais à la légende pour qui voulait comprendre le fonctionnement des grandes corporations américaines [5]. Le raisonnement vaut pour les grandes firmes françaises. La bureaucratie qui caractérise, selon Max Weber, la grande entreprise capitaliste n’a que peu à voir avec le mode de domination patriarcal que l’on retrouve dans les petites structures. La notion de « patron » est certainement devenue trop étriquée pour saisir la complexité du pouvoir économique. Michel Offerlé le sent bien quand il invite, dans les dernières pages de son livre, à poursuivre l’enquête en s’intéressant, non pas tant aux patrons, qu’aux transformations de l’État lui-même et à l’hybridation des espaces publics et privés.

Conclusion

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L’ouvrage de Michel Offerlé est d’un apport précieux pour connaître la manière dont des dirigeants d’entreprise agissent dans l’espace public et quelles sont les limites à leur action collective. Ceux-ci sont à l’image de la société française, souvent divisés, sans réelle homogénéité idéologique, de statuts et de richesse variés. Leur investissement dans l’espace public et la vie politique est à l’aune de cette diversité, c’est-à-dire extrêmement contrasté. Ce constat concourt à dissiper le mythe d’un « patronat » qui se serait emparé des leviers du pouvoir politique et qui dicterait sa loi à l’ensemble de la société. Si le politique donne souvent le sentiment de se plier aux injonctions de l’ordre économique ce n’est pas du côté de l’engagement des dirigeants d’entreprises qu’il faut en chercher la raison, mais vers des formes plus subtiles et moins immédiates d’interpénétration du monde économique et de l’État.

Michel Offerlé, Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats, Paris, Gallimard essais, 2021. 528 p. 22 €.

par François-Xavier Dudouet, le 5 mai 2021

Pour citer cet article :

François-Xavier Dudouet, « Le patron et le politique », La Vie des idées , 5 mai 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Michel-Offerle-Ce-qu-un-patron-peut-faire

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Notes

[1On verra du même auteur Sociologie des organisations patronales, La Découverte, 2009 et Les Patrons des patrons, Histoire du Medef, Odile Jacob 2013, ainsi que Patrons en France, La Découverte, 2017.

[2Albert O. Hirschman a théorisé que les hommes développaient trois types de comportement face à une situation problématique : la fuite (exit), la protestation (voice) et l’acceptation (loyalty). Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, Harvard University Press, 1970. Michel Offerlé reprend les deux premiers types de comportement pour caractériser les attitudes de rupture des patrons vis-à-vis de l’État.

[3Collovald A. «  Filiation, précédent : quelle continuité dans les mobilisations petit-patronales  ? Quelques hypothèses sur les relations du CIDUNATI au poujadisme  », Gaïti B.  ; Siméant J. (dir.), La consistance des crises. Atour de Michel Dobry, Rennes, Presses universitaires de Rennes, pp. 223-244.

[4Bourdieu P.  ; Saint-Martin (de) M., «  Le patronat  », Actes de la recherche en sciences sociales, n°20-21, p. 3-82.

[5Berle A., Le capital américain et la conscience du roi. Le Néo-capitalisme aux États-Unis, Paris, Armand Colin, Préface d’André Siegfried, 1957. p. vii.

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