À propos de : Michael Löwy, La Cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien, Stock ; Michel Lallement, Tensions majeures. Max Weber, l’économie, l’érotisme, Gallimard.
Max Weber a-t-il été le chantre du capitalisme moderne et du triomphe de la raison occidentale ? Deux publications récentes répondent à cette question résolument par la négative et s’emploient à rectifier, en partant de prémisses fort différentes, une vision caricaturale de l’auteur de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
Recensés :
– Michael Löwy, La Cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien, Stock, Collection « Un ordre d’idées », 2013. 200 p., 18 €.
– Michel Lallement, Tensions majeures. Max Weber, l’économie, l’érotisme, Gallimard, 2013. 288 p., 19, 90 €.
Max Weber a-t-il été le chantre du capitalisme moderne et du triomphe de la raison occidentale ? Deux publications récentes répondent à cette question résolument par la négative et s’emploient à rectifier, à partir de prémisses fort différentes, une vision caricaturale de l’auteur de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Michael Löwy, sociologue au CNRS et militant « écosocialiste », explore dans La Cage d’acier les versants les plus sombres de l’approche du capitalisme chez Weber et fait le lien entre celle-ci et la tradition « anti-capitaliste » du marxisme hétérodoxe. Michel Lallement, sociologue du travail au CNAM, décèle quant à lui dans la description wébérienne des processus de rationalisation ce qu’il appelle des Tensions majeures, c’est-à-dire des modalités de rationalisation divergentes au sein d’un même domaine, entre lesquelles ne s’opère aucune médiation synthétique et unificatrice ; il montre comment ces tensions travaillent des mondes aussi distincts que l’économie capitaliste et l’érotisme. Les auteurs de ces deux ouvrages ne cachent pas l’admiration que leur inspire l’œuvre de Weber : une fois surmontées des réserves qui, somme toute, étaient avant tout liées à l’histoire de la réception de l’œuvre en France et à ses différentes crispations, la lecture directe des textes à laquelle l’un et l’autre se sont adonnés depuis plusieurs années est pour eux l’occasion d’heureuses surprises.
Weber et l’union des contraires
Michael Löwy se plaît à retracer avec précision l’histoire des notions. Celle qu’il a retenue comme titre de son livre, La Cage d’acier, est paradoxalement absente de l’œuvre wébérienne à laquelle elle est pourtant invariablement associée. Cette erreur est féconde : initialement due à la traduction approximative (« The Iron Cage ») par le sociologue américain Talcott Parsons d’une expression allemande employée par Weber dans L’Éthique protestante (« stahlhartes Gehäuse » ou « habitacle dur comme l’acier »), elle renvoie en fait à une image puisée dans un des ouvrages les plus souvent cités par le sociologue dans son étude sur l’éthique puritaine, le Pilgrim’s Progress de John Bunyan (1678) : « The iron cage of despair », la « cage d’acier du désespoir ». La superposition des deux notions traduit bien un des aspects de l’analyse wébérienne du capitalisme sur lesquels Michael Löwy entend mettre l’accent : la conjonction d’un profond pessimisme religieux et d’une insistance sur la clôture et les contraintes dans lesquels le capitalisme enferme ceux qui vivent « dans ses rouages » [1].
Dans un chapitre de son livre, Michael Löwy reconstitue l’histoire d’une deuxième notion célèbre, celle d’« affinité élective » (en allemand, Wahlverwandtschaft). Cette fois, il s’agit bien d’un concept utilisé par Weber, qui l’emprunte au roman éponyme de Goethe (Les Affinités électives, 1809 [2]), dont le titre était quant à lui une traduction allemande du terme latin attractio electiva, forgé en 1775 par le chimiste suédois Torbern Bergman pour désigner un phénomène d’ « attraction et d’influence réciproque, de renforcement mutuel » (La Cage d’acier, p. 92). Selon Michael Löwy, le recours à une telle notion permet à Weber de « contourner le débat sur la primauté du matériel ou du spirituel » (p. 80) en refusant, pour citer le passage fameux sur lequel se clôt L’Éthique protestante, de « substituer à une interprétation causale unilatéralement ‘matérialiste’ des faits culturels et historiques une interprétation causale tout aussi unilatéralement spiritualiste »( L’Éthique protestante, op. cit., p. 303). Lavant ainsi Weber du soupçon d’idéalisme, Michael Löwy prend aussi pour sa part ses distances, inversement, avec les versions les plus schématiques de la théorie marxiste de l’idéologie comme reflet et de l’immuable « primat de l’infrastructure sur la superstructure ». Il se réclame d’un modèle plus dialectique pour décrire le mouvement par lequel « les deux termes se cherchent l’un l’autre, s’attirent, se saisissent l’un de l’autre » : « l’élection, le choix réciproque impliquent une distance préalable, un écart culturel qui doit être comblé, une discontinuité idéologique » (p. 96). Cette idée de l’affinité élective comme « conjonction entre phénomènes disparates » correspond bien, en effet, à l’intérêt fasciné qui porte Max Weber vers les rencontres sociologiques improbables, les renversements, les unions de contraires qui donnent naissance à de puissantes dynamiques. La rencontre de la religion et de l’économie qui est dépeinte dans L’Éthique protestante ne procède pas d’une solution de continuité, et développe toute l’amplitude de ses effets justement parce qu’elle engage un retournement paradoxal. Penser jusqu’au bout la contradiction, séjourner dans l’intimité des unions de contraires, tel est l’héritage wébérien dont Michael Löwy semble se réclamer, à travers la lignée qui va de Weber au jeune Gyorgy Lukács, son élève à Heidelberg (1912-1914 [3]), puis de Lukács à Lucien Goldmann, choisi par notre auteur comme directeur de thèse dans les années 1960 [4]. Il faut cependant souligner que, chez Weber, le moment de la synthèse est toujours absent et que la structure fondamentale d’attractions et de répulsions qui régit selon lui la vie sociale ne peut être désignée comme dialectique : la « distance » que Michael Löwy relève à la base de « l’affinité » n’est jamais abolie.
Marx et Weber : retour sur une comparaison classique
La Cage d’acier s’ouvre sur un chapitre de comparaison entre Weber et Marx, un exercice devenu classique depuis l’article de Karl Löwith sur le même sujet (1932), traduit depuis quelques années en français [5]. Le point de convergence majeur identifié par Michael Löwy concerne la « critique lucide, pessimiste et profondément radicale des paradoxes de la rationalité capitaliste » (p. 43). Sur ce point, Weber n’est pas en reste ; sa vision est seulement plus « résignée » que celle de Marx. L’auteur relève à juste titre que certaines oppositions entre les analyses respectives de la genèse du capitalisme par Weber et par Marx demandent à être réexaminées. Par exemple, le refus de Weber de voir dans « l’accumulation primitive du capital » le fondement du capitalisme moderne, contrairement à Marx, et sa volonté d’opérer une distinction entre une forme « rationnelle » de capitalisme, essentiellement fondée sur l’intensification de la discipline de travail et l’épargne des profits, et un « capitalisme irrationnel » produisant de la richesse par l’expropriation, l’exploitation coloniale, le trafic d’esclaves, etc. ne doivent pas être confondus avec l’appréhension de « stades d’évolution » successifs du capitalisme. Pour Weber, le « capitalisme irrationnel » ou « impérialiste » ne disparaît pas avec la généralisation du travail capitaliste « méthodique » : le financement des guerres ou encore le colonialisme sont là pour en témoigner. Michael Löwy a publié une nouvelle traduction d’un texte peu connu de Max Weber, « Les fondements économiques de ‘l’impérialisme’ », dans le collectif Max Weber et les paradoxes de la modernité [6]. Dans ce texte inclus dans les éditions allemandes d’Économie et société, Weber place le terme d’impérialisme entre guillemets mais livre en effet une analyse de l’économie financière des guerres qui n’est pas sans présenter des analogies avec celles de Marx. Il démontre surtout que le mécanisme du déclenchement des conflits armés est avant tout tributaire d’intérêts économiques en fin de compte indifférents à l’issue des guerres, et qui poussent à engager celles-ci y compris lorsque leur issue demeure très incertaine : « Les banques qui financent des prêts de guerre et, aujourd’hui, une grande part de l’industrie lourde, et pas seulement les fournisseurs directs de blindages et de canons, ont dans tous les cas un intérêt économique à ce que des guerres soient menées ; une guerre perdue augmente pour eux aussi bien la demande qu’une guerre gagnée, et les intérêts politiques et économiques que les membres d’une communauté politique ont à l’existence de grandes usines de machines de guerre dans leur pays les contraint à tolérer que celles-ci fournissent le monde entier, y compris leurs adversaires politiques. » [7] Ces décryptages, dont l’actualité n’a pas faibli, obligent à introduire une retouche inattendue dans l’image du nationalisme wébérien, par ailleurs exacerbé.
Weber, le « pessimisme culturel de gauche »
Chez Weber, la critique du capitalisme déshumanisé (qui opère, comme le relève Karl Löwith à son propos, un renversement des relations entre moyens et fins) débouche sur une forme de « pessimisme culturel » dont Michael Löwy s’emploie à cerner les contours et dont la conclusion de L’Éthique protestante lui semble constituer une sorte de manifeste : Weber appartient à la « catégorie des romantiques résignés, ceux qui ne croient pas à la possibilité de restaurer les valeurs prémodernes, et encore moins à celle d’une utopie future » (p. 55). Son horizon n’est ni celui d’une pensée réactionnaire, ni celui du messianisme dont Ernst Bloch, familier de Weber en même temps que Lukács, défendait auprès de lui les couleurs. Par une « étrange inversion de l’optimisme des Lumières », Weber dépeint l’ascèse puritaine comme la « force ‘qui toujours veut le bien et toujours crée le mal’ », à l’image du Méphisto de Goethe (p. 59). Malgré les différences, Michael Löwy rapproche cette position de ce qu’il appelle le « pessimisme culturel de gauche », associé à Walter Benjamin et à l’Ecole de Francfort.Il décèle dans la Dialectique de la raison de Theodor Adorno et Max Horkheimer (1947) une « vision de l’histoire d’inspiration essentiellement wébérienne » (p. 161). On est bien loin, ici, du verdict brutal que Lukács avait fini par prononcer à l’encontre de Weber, dans La destruction de la raison (1961), en noyant son ancien maître dans le flot montant de « l’irrationalisme » allemand dont le nazisme aurait été l’aboutissement. Empruntant aux Aventures de la dialectique de Maurice Merleau-Ponty (1955), dont un chapitre était consacré à Weber, l’expression « marxisme wébérien », Michael Löwy l’applique à Ernst Bloch, Erich Fromm ou encore Walter Benjamin, dont il commente l’essai « Le capitalisme comme religion » (1921) [8].
Le catholicisme comme frontière de la pensée wébérienne
Michael Löwy s’intéresse enfin à une question notoirement peu traitée par Weber, celle des rapports entre catholicisme et capitalisme, qu’il aborde en familier de l’Amérique latine où il est né et où il a pu observer l’« opposition des catholiques progressistes à la nature froide et impersonnelle des relations capitalistes » (p. 106). Citant L’Éthique protestante, il souligne que l’antagonisme entre catholicisme et capitalisme tient avant tout pour Weber à la nature de « l’éthique catholique », dans laquelle celui-ci décèle « l’influence déterminante du traditionalisme et d’une aversion le plus souvent confusément éprouvée à l’égard de la puissance toujours plus grande et surtout impersonnelle du capital, susceptible de le soustraire à l’emprise de la morale » (L’Éthique protestante, op. cit., p. 119).
Dans ce chapitre sur le catholicisme comme tout au long de son livre, Michael Löwy renverse ainsi la perspective wébérienne en cherchant à composer un florilège de critiques du capitalisme empruntées à Weber lui-même, à des auteurs qui ont subi de près ou de loin son influence, ou encore à une confession religieuse comme le catholicisme. Weber avait construit sa sociologie religieuse sur une problématique exactement opposée : il s’était au contraire demandé quels facteurs avaient pu favoriser, dans certaines cultures religieuses bien précises, le phénomène improbable que constituait le développement du capitalisme moderne. Les résistances à l’encontre de ce dernier étaient pour lui un donné premier et non une critique formulée a posteriori. L’attitude de rejet du capitalisme correspondait, pour Weber, à une réaction spontanément adoptée dans un premier temps, pour des raisons au demeurant variées, par à peu près toute la population de la terre — à une exception près, celle des groupes marqués par la culture religieuse puritaine. La question n’était pas de savoir pour quels motifs — innombrables — on pouvait s’opposer au capitalisme, mais comment certains courants, de façon au premier abord inexplicable, en étaient venus à promouvoir ce système économique « pauvre en joies ». De la même façon, dans son étude sur l’Inde, Weber ne se demandait pas pour quelles raisons le régime des castes avait pu susciter des réactions d’hostilité (de son point de vue, celles-ci, face à un ordre qui avait « creusé entre les couches sociales » un « fossé » d’une « profondeur inouïe et unique au monde » [9], allaient de soi) mais bien plutôt comment il était possible d’expliquer que les castes « négativement privilégiées » aient pu et puissent encore en supporter les contraintes sans déclencher de « révolutions ». « Il est arrivé et il arrive encore que des révoltes contre l’ordre hindou émanent du cercle des castes impures. (...) Mais s’il ne fait aucun doute que de telles révoltes ont existé, ce qui appelle manifestement une explication, c’est plutôt le fait qu’elles n’aient pas été beaucoup plus fréquentes et que les grandes révolutions religieuses dirigées contre l’ordre hindou qui ont compté historiquement soient parties de couches sociales bien différentes, dotées de privilèges relativement importants, et soient restées pour l’essentiel enracinées dans ces couches-là » (ibid.). Pour Weber, la répulsion à l’égard de systèmes sociaux et économiques aussi contraignants que le régime des castes et le capitalisme ne pouvait être qu’un fait premier, notamment chez les groupes sociaux qui avaient le moins d’intérêt à leur perpétuation ; c’est plutôt l’adhésion à ces systèmes, l’acceptation de leurs contraintes et la reconnaissance de leur légitimité qui « appelaient une explication ». Dans le passage d’Hindouisme et bouddhisme qui vient d’être cité, Weber esquissait une sociologie de la critique des castes ; s’il n’a pas explicitement livré de sociologie de l’anti-capitalisme, du moins de manière explicite, une bonne partie de ses ouvrages de sociologie religieuse approfondissent néanmoins l’étude des rapports entre les différents groupes sociaux et l’économie de profit rationalisé. L’aversion des intellectuels à l’égard du capitalisme, dans la perspective d’une telle sociologie, apparaît comme une probabilité sociologique forte, étant donné que ceux-ci fondent traditionnellement leur légitimité sur le caractère « désintéressé » de leur savoir et sur une distance affichée à l’égard de l’économie. C’est bien plutôt le rapprochement moderne entre « l’université » et « l’entreprise capitaliste », longuement évoqué dans la conférence de 1917 La Science, profession et vocation, qui plonge le sociologue dans la perplexité et représente pour lui une énigme [10].
Des « Tensions majeures » dans l’œuvre de Weber
Le livre de Michel Lallement Tensions majeures part du même étonnement que celui de Michael Löwy : l’« hypertrophie radicale de la rationalité en finalité » (p. 30) qui est si souvent imputée à Max Weber ne se vérifie en aucun cas à la lecture de ses textes, pas davantage que le « travers occidentalo-centriste » (p. 36) dont il lui est fréquemment fait grief. Non seulement les sphères de rationalisation sont multiples et non accordées dans leurs temporalités comme dans leurs espaces géographiques, mais le phénomène qui retient le plus l’attention de l’auteur dans l’œuvre wébérienne est le fait que, « au sein d’un espace d’activité donné, les forces rationalisatrices s’opposent plutôt qu’elles ne s’additionnent » (p. 50). Des « tensions majeures » opposent ce que Weber appelle « la rationalité formelle » et la « rationalité matérielle », en désignant par là, d’un côté, un processus de rationalisation obéissant à une logique autonome et, de l’autre, des formes de rationalisation favorisées par des intérêts extérieurs. Le premier exemple étudié par Michel Lallement est celui du droit : « La rationalité formelle permet d’élaborer une théorie juridique faite de normes obéissant exclusivement à la cohérence de l’ordre juridique abstrait et se déduisant les unes des autres. Le droit formel est un ensemble dont la logique échappe à toute considération extérieure au droit lui-même. À l’inverse, une loi est considérée comme matérielle si elle se conforme à des valeurs et à des intérêts extra-juridiques » (p. 41). Se référant à des débats récents dans le domaine juridique, l’auteur observe que cette tension, parfois assimilée à un « dysfonctionnement », est en réalité constitutive. La rationalisation ne constitue pas a priori un processus unifié ; la convergence des modes de rationalisation est l’exception plutôt que la règle. Weber note lui-même : « La rationalité formelle et la rationalité matérielle ne coïncident jamais par principe, même si cette coïncidence peut se présenter empiriquement » (p. 108).
Ces tensions internes, relève Michel Lallement, sont partout à l’œuvre dans la sociologie wébérienne, y compris dans des textes de jeunesse comme ceux que Weber consacra à une présentation vulgarisée du fonctionnement de la Bourse [11]. On peut se demander comment elles s’articulent avec une autre forme éminemment structurante de la sociologie wébérienne, celle de la polarité, la manière spécifique qu’avait Weber de « penser par deux », de définir un concept par son opposition avec un autre, de contraster pour identifier, de comparer pour distinguer (le prêtre et le prophète, par exemple) — une forme de pensée pré-structurale qui a contribué à inspirer à Pierre Bourdieu sa théorie des « champs ». Les « tensions » examinées dans ce livre ne recoupent pas directement les polarités wébériennes car elles possèdent un caractère nettement plus dissymétrique : elles engagent des divergences, des orientations qui ne coïncident pas entre elles mais qui ne constituent pas nécessairement des antagonismes binaires ni des contradictions frontales. Non seulement la pensée wébérienne n’emprunte pas les voies de la dialectique et n’aboutit à aucune synthèse ni à aucun système, mais elle s’écarte même des structures de polarité vers lesquelles elle incline spontanément, et cherche à développer des modèles logiques inédits dont les doubles mouvements de rationalisation décrits par Michel Lallement constituent un bon exemple.
D’après notre auteur, la même configuration dissymétrique peut être discernée dans le rapport de Weber à ses prédécesseurs et aux théories qui l’ont inspiré. En matière de sociologie économique, l’intérêt simultané de Weber pour l’école autrichienne et la théorie de l’utilité marginale, d’un côté, l’école historique allemande, de l’autre, procéderait là encore d’une double orientation rationnelle : « Dans les termes qui sont les siens, on peut diagnostiquer une propension de Max Weber à opposer une rationalisation matérielle (la production d’arguments factuels, dans la tradition de l’école historique allemande) à une rationalisation formelle (la modélisation par la théorie économique autrichienne) » (p. 103). Weber tempère les formalismes de cette dernière théorie en montrant que, sociologiquement, « l’acteur rationnel » dont l’école autrichienne universalise à tort les caractéristiques n’a de chances de se rencontrer que dans certaines conditions bien précises et historiquement limitées, par exemple dans la figure improbable du « quaker » qui a entrepris de rationaliser toute son existence, ses dépenses, consommations et fréquentations : « Le quaker était pour ainsi dire la ‘loi d’utilité marginale’ ambulante », dans son refus de « dépenser pour des besoins de moindre nécessité des sommes hors de proportion avec celles qu’on dépense pour les besoins nécessaires de la vie », note ainsi Weber.
L’analyse wébérienne du « libre marché » et des relations entre l’évolution du droit du travail et celle de l’économie aboutit à une vision très contrastée de la « rationalité économique ». On peut invoquer ici à l’appui des thèses de Michel Lallement une formule qui revient souvent sous la plume de Weber, la litote riche de sous-entendus à laquelle il a recours en parlant du « travail (formellement) libre ». La reconnaissance d’un droit du travail et la formalisation des relations de travail sous une forme contractuelle constituent bien une forme de rationalisation par rapport à des modes d’exploitation de la main d’œuvre tels que l’esclavage ou le servage, mais la liberté ainsi formellement admise ne peut être mise à profit dans des proportions égales par le travail et par l’employeur, qui saisit cette opportunité pour « acquérir un pouvoir sur d’autres » [12] Le développement de l’encadrement juridique du travail peut ainsi entraîner, paradoxalement, « non seulement une intensification qualitative et quantitative de la coercition en général mais également une accentuation du caractère autoritaire des autorités coercitives » [13], constate Weber dans la Sociologie du droit. Les « tensions majeures » repérées par Weber, dès ses travaux sur la Bourse, dans les rapports entre capitalisme industriel et financier trouvent leur expression dans les contradictions — toujours actuelles- de la « rationalisation » des entreprises : « Une autre irrationalité matérielle spécifique du régime économique moderne » réside, selon le sociologue, dans le fait que « la marche de l’entreprise — par la voie de la nomination de son chef- peut être commandée par des intérêts financiers sans aucun rapport avec l’entreprise et par le jeu de la spéculation des propriétaires de parts » [14].
La Psychophysique du travail industriel (1908), la très intéressante étude de Weber sur le taylorisme et l’organisation rationalisée du travail, dont des extraits viennent pour la première fois d’être traduits en français [15], aurait également pu être invoquée par l’auteur des Tensions majeures à l’appui de sa thèse : après avoir dans un premier temps admis l’idée que la rationalisation du travail pouvait être scientifiquement étayée par des mesures statistiques de laboratoire ou une organisation de la production sur le terrain, Weber démontre les limites et même les apories des modes d’optimisation de la rentabilité en s’interrogeant sur les difficultés associées, aussi bien pour les scientifiques que pour les gestionnaires de la main d’œuvre, à la maîtrise de l’incidence d’un facteur tel que la « fatigabilité ». Apparemment pertinent lorsqu’il est considéré à une échelle macroscopique, le projet de rationalisation révèle ses failles à un examen plus affiné. Elles sont non seulement dues aux limites des méthodes de mesure mais aussi, et plus fondamentalement, à l’impossibilité de circonscrire de façon fiable et limitative la liste des facteurs réellement opérants dans le processus examiné. L’étude de 1908 repère ainsi des « dédoublements » de la rationalité au cœur des opérations les plus « rationnelles » du capitalisme moderne, et pas seulement dans le capitalisme « irrationnel » ou dans le conflit entre intérêts financiers et intérêts de la production industrielle.
L’érotisme et la rationalisation
Mais il est un domaine qui, plus encore que celui de l’économie capitaliste, fait ressortir aux yeux de Michel Lallement le caractère paradoxal des doubles mouvements de rationalisation étudiés par Weber : c’est celui de l’érotisme, dans lequel l’auteur repère, autour de 1910, un « tournant » dans l’approche wébérienne, allant jusqu’à ouvrir la voie à « une forme de réenchantement du monde » (p. 129). Alors que le sociologue avait auparavant rangé l’amour sexuel, conformément à une partition classique, du côté des instincts irrationnels, observant comment l’ascétisme puritain avait entrepris de rationaliser cette pulsion et de promouvoir une forme de commerce conjugal « sobre » (« a sober procreation of children » [16]), exclusivement voué à la reproduction, une réévaluation de la place de la sexualité dans la vie sociale le conduit à mettre davantage l’accent, par la suite, sur les « contenus culturels » d’un grand raffinement associés à l’érotisme comme « culture de la sublimation ». La poésie amoureuse des troubadours passionneWeber, qui en cherche par exemple la trace au printemps 1912 dans une excursion aux Baux-de-Provence, où il espère trouver quelque réminiscence des « cours d’amour » provençales [17]. L’érotisme, « la plus grande des puissances irrationnelles de la vie » [18], se trouve ainsi simultanément ancré par Weber du côté de modes de rationalisation inédits. Michel Lallement remarque à juste titre que, dans sa valorisation de ces formes élaborées d’amour physique, Weber n’emboîte aucunement le pas aux courants anarchistes ou « bohême » qui, à la même époque, prônent le « retour à l’instinct » ou une libération des pulsions ; si le sociologue séjourne longuement dans certains hauts lieux de cette avant-garde de la politique et des mœurs, comme le Monte Verità, au bord du Lac Majeur, et se lie d’amitié avec certains de ses représentants, avec lesquels il débat sans relâche, il demeure par contre farouchement hostile à un apôtre de la libération sexuelle comme Otto Gross, disciple dissident de Freud (p. 200).
Tous ces faits sont connus de longue date. La traduction, en 1974, du livre de Martin Green sur les sœurs von Richthofen, dont l’une, Else Jaffé, fut la maîtresse de Weber et une autre, Frieda, la compagne de D. H. Lawrence [19], avait mis à la disposition des lecteurs français toutes les informations relatives à la vie amoureuse du sociologue. Après avoir été longtemps passées sous silence en Allemagne, celles-ci ont récemment fait l’objet d’un traitement controversé dans la biographie de Weber par Joachim Radkau, parue en 2005 en langue allemande [20] et traduite en anglais en 2011. Le livre de Michel Lallement, de ce point de vue, ne présente pas d’apport nouveau ; il replace bien plutôt la problématique de l’érotisme dans la perspective plus large des mouvements divergents de rationalisation qui font l’objet de cette étude. La double vie de l’éros rationalisé, continence ascétique d’un côté, subtilités érotiques de l’autre, pourrait également être mise en relation avec la nouvelle approche du corps qui prend forme dans la sociologie religieuse de Weber à partir d’Hindouisme et bouddhisme, dont le manuscrit était presque achevé vers 1913 [21]. L’importance de cette grande étude de sociologie religieuse est majeure, même si elle demeure le plus souvent ignorée des commentateurs ; ses enjeux dépassent largement la sociologie des religions du monde indianisé. La découverte de l’Asie, et d’abord de l’Inde (découverte toute livresque, puisque le sociologue ne s’y rend jamais en voyage), produit chez Weber un choc cognitif et contribue à bouleverser les catégories à l’aide desquelles il avait jusque là abordé la sphère du corps. En étudiant les virtuoses religieux de l’Asie, à commencer par les brahmanes, les ascètes et les moines bouddhistes, il est en effet confronté à une conjonction jusque là inédite pour lui : l’association entre la possession d’un savoir ésotérique et la maîtrise de techniques du corps très élaborées, notamment des pratiques de respiration et de méditation. Les virtuoses de l’hindouisme et du bouddhisme bouleversent la polarité de la rationalité et de la magie, du savoir et du corps. En prenant conscience de la nécessité de réviser cette dichotomie, au moment même où il réévalue par ailleurs les enjeux de l’érotisme, Weber fait en quelque sorte sauter le verrou conceptuel qui gardait encore sa pensée prisonnière des schémas convenus de son temps. Les notions se mettent alors en mouvement et confèrent à la sociologie wébérienne la remarquable fraîcheur qu’on peut toujours lui reconnaître aujourd’hui.
Isabelle Kalinowski, « Max Weber et l’étrange rationalité du capitalisme »,
La Vie des idées
, 21 janvier 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Max-Weber-et-l-etrange-rationalite
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[1] Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. I. Kalinowski, Champs Flammarion, Paris, 2001, p.301. The Iron Cage est également le titre de la biographie de Weber par Arthur Mitzman, parue en 1971.
[2] Sur le rapport de Goethe à la chimie de son temps, ainsi qu’à l’alchimie, voir Bernard Joly, « Les affinités électives de Goethe : entre science et littérature », Methodos 6, 2006.
[3] Cf. John E. Seery, « Marxism as artwork : Weber and Lukács in Heidelberg, 1912-1914 », Berkeley Journal of Sociology, 27, 1982, p.129-165.
[4] Michael Löwy formule cette mise au point : « Soit dit en passant, je pense — comme Gyorgy Lukács dans Histoire et conscience de classe — que ce qui caractérise le marxisme du point de vue méthodologique n’est pas la prédominance des motifs économiques mais la catégorie dialectique de la totalité. » (op. cit, p. 33).
[5] Karl Löwith, Max Weber et Karl Marx, trad. de Marianne Dautrey et préface d’Enrico Donaggio, Payot, 2009.
[6] Max Weber, « Les fondements ‘économiques’ de l’impérialisme », traduction de Christophe David, in : Michael Löwy (éd.), Max Weber et les paradoxes de la modernité, PUF, 2012 (contributions d’Eduardo Weisz, Michael Löwy, Manfred Gangl, Gérard Raulet, Enzo Traverso et Catherine Colliot-Thélène). La première traduction du même texte, due à Isabelle Kalinowski et Reinhard Gressel, était parue dans la revue Agone 31-32, 2004, avec un commentaire : ils sont consultables en ligne à l’adresse http://revueagone.revues.org/285.
[7] Max Weber, « Les fondements ‘économiques’ de l’impérialisme », Agone 31-32, 2004.
[8] Walter Benjamin, « Le capitalisme comme religion », in : Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires, traduction de Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, PUF, 2001.
[9] Max Weber, Hindouisme et bouddhisme, trad. I. Kalinowski, Champs Flammarion, 2003, p. 95.
[10] Cf. Max Weber, La Science, profession et vocation, trad. I. Kalinowski, suivi de Leçons wébériennes sur la science et la propagande, Agone, Marseille, 2005.
[11] Cf. Max Weber, La Bourse, trad. Pierre Morin, Transition, Paris, 1999 ; trad. Pierre de Larminat, Allia, 2010.
[12] Max Weber, Sociologie du droit, trad. de Jacques Grosclaude, PUF, p. 103.
[14] Max Weber, Économie et société, traduction sous la direction d’Éric de Dampierre, t. I, Presses Pocket, p. 210.
[15] Max Weber, Sur le travail industriel, édition de Pierre Tripier et Pierre Desmarez, traduction de Paul-Louis van Berg, Presses de l’Université de Bruxelles, 2012.
[16] Cf. Weber, Éthique protestante, op. cit., p. 259. De la même façon que le puritanisme a généralisé à l’ensemble des fidèles des exigences ascétiques qui n’étaient à l’origine imposées qu’aux moines, « l’ascèse sexuelle des puritains ne se distingue de l’ascèse monastique que par son degré » (ibid.).
[17] Lettre du 31 mars 1912 à Marianne Weber ; voir aussi Marianne Weber, Max Weber. Ein Lebensbild, Tübingen, Mohr, 1926, p. 492.
[18] Weber, « Considération intermédiaire », in : Sociologie des religions, choix de textes traduits par J.P. Grossein, Gallimard, 1996, p. 438.
[19] Martin Green, The Von Richthofen Sisters : The Triumphant and the Tragic Modes of Love, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1974 ; Les Sœurs von Richthofen : deux ancêtres du féminisme dans l’Allemagne de Bismarck face à Otto Gross, Max Weber et D.H. Lawrence, trad. de Stéphanie Gilet, Seuil, 1974.
[20] Joachim Radkau, Max Weber. Die Leidenschaft des Denkens, Hanser, 2005 ; traduction en anglais : Max Weber. A Biography, Polity Press, 2011.
[21] Cf. Weber, Hindouisme et bouddhisme, trad. I. Kalinowski, Champs Flammarion, 2003. Le texte ne fut publié qu’en 1916-1917 mais Weber en avait lu des extraits devant Ernst Troeltsch et Georg Lukács dès 1913.