Certaines expériences exceptionnelles nous donnent-elles accès à une réalité différente de celle que nous rencontrons dans notre quotidien ? Les philosophes qui s’y sont intéressés au XXe siècle ont cherché à travers elles une nouvelle forme d’empirisme.
Le paradoxe d’un « empirisme métaphysique »
L’ouvrage publié par Stéphane Madelrieux propose de lire à nouveaux frais des auteurs majeurs de la philosophie française du XXe siècle sous le prisme du concept d’« empirisme métaphysique », programme valorisant « les expériences radicales », non seulement par leur caractère d’exception, mais en tant qu’elles seraient révélatrices d’un ordre de réalité supérieur. S. Madelrieux caractérise et explore ce programme qu’il finit par critiquer en conclusion. Les expériences radicales en question sont de natures très diverses : il est question de l’extase mystique, de l’expérience littéraire, de l’impression de « déjà vu », de l’ivresse, de l’effusion érotique, ou encore de la folie.
L’expression « empirisme métaphysique » a de quoi étonner : l’intérêt de l’empirisme britannique classique, issu de Locke et radicalisé par David Hume, n’était-il pas justement de donner des armes à la critique sceptique de la métaphysique ? En admettant les limites de l’esprit humain, l’empirisme nous recentre sur l’expérience ordinaire et dissuade toute vaine excursion vers une transcendance incertaine. L’empirisme classique invitait le philosophe à l’humilité : il ne se distingue pas du vulgaire, n’a pas accès à un ordre de réalité supérieur, peut-être est-il seulement plus précis, réflexif et méthodique. Si l’expérience est un guide qui nous fait mûrir, elle n’a pas le pouvoir de nous transfigurer.
Au contraire, l’empirisme métaphysique français dont parle S. Madelrieux est radical au sens où la métaphysique est radicale : il prétend comme elle révéler derrière les apparences une réalité qu’il suppose plus fondamentale. Mais à la différence de la métaphysique classique, il ne s’agit pas de franchir les limites de l’expérience, seulement celles de l’expérience ordinaire, vers un empirisme supérieur. Certaines expériences exceptionnelles nous donneraient accès à un ordre de réalité qualitativement distinct de l’expérience ordinaire (thèse ontologique), moins illusoire, car au-delà des apparences (thèse épistémologique), existentiellement et moralement supérieur, voire sacré (thèse morale). S. Madelrieux définit ainsi l’empirisme métaphysique comme « le geste d’immanentisation de la différence métaphysique entre apparence et réalité à l’intérieur du plan de l’expérience » (p. 236).
Au sein de ce qu’il nomme l’empirisme métaphysique, S. Madelrieux distingue un premier trio de penseurs : Henri Bergson, Gilles Deleuze, et Jean Wahl, invitant à la régression vers des « expériences pures » (c’est-à-dire immédiates, simples, premières ontologiquement et supposant une ascèse). À la manière dont Thoreau simplifia sa vie pour retrouver un contact direct avec la réalité, il s’agirait, par analogie, de purifier l’expérience des intermédiaires qui voilent une réalité selon eux plus profonde. Le second trio distingué par l’auteur réunit Georges Bataille, Maurice Blanchot, et Michel Foucault, et accorde un statut particulier aux « expériences limites » (tournées vers l’excès, la transgression des normes, l’intensité, et tendant vers la dissolution du sujet de l’expérience). Au-delà des différences entre ces deux trios, Madelrieux ressaisit l’unité d’un programme commun : celui de l’empirisme métaphysique.
« Être, c’est ne pas être utile » : Bergson et Deleuze
Selon l’auteur, les empiristes métaphysiques ont unanimement rattaché l’expérience ordinaire, « seulement empirique », au registre pratique de l’action, en lui opposant l’expérience radicale, qui suppose un rapport au monde détaché de l’action. S. Madelrieux insiste sur cette opposition, centrale chez Bergson, et dans sa lignée, chez G. Deleuze. L’anthropologie pragmatiste de Bergson présente l’homme comme un « animal sportif » (p. 82), être avant tout tourné vers l’action. Depuis l’action réflexe, en passant par l’habitude, jusqu’à l’action intelligente, moins mécanique et plus ajustée à la particularité des situations, nous ne percevons et n’organisons le monde qu’en tant qu’il est « sous la main », dans le but d’y réagir de façon utile à la vie. L’auteur rappelle de façon claire et détaillée en quoi la technique, la magie, les religions instituées et le langage ordinaire sont pour Bergson autant de relais de l’intelligence pratique. L’action est donc le principe constitutif de l’expérience humaine ordinaire, considérée comme inférieure, car elle ne nous fait voir des choses que le parti que nous pouvons en tirer.
On ne s’élève à l’expérience supérieure, intuitive, explique Bergson, qu’en suspendant tout rapport finalisé au monde, ainsi qu’en s’isolant des exigences d’interaction sociale, à l’instar du mystique ou de l’artiste, cet « antisportif » qui sait voir les choses pour elles-mêmes, pour le plaisir, et non en vue de l’action. Percevoir la pomme comme « une certaine harmonie dynamique des formes et des couleurs » (p. 114) ne donne pas seulement une autre perception, mais une perception plus vraie, plus directe et sans médiation. De même, le passé ne se révèle dans sa pureté que lorsque la mémoire n’est plus au service de l’action, comme chez les noyés ou les condamnés à mort, qui voient défiler leur existence passée justement parce qu’ils n’ont plus de prise possible sur le présent et l’avenir. Dans ces circonstances exceptionnelles, l’esprit se révélerait à lui-même dans sa réalité propre, en rupture avec le régime pragmatique de l’expérience ordinaire.
L’expérience et son double
S. Madelrieux insiste sur les dualités qui structurent l’empirisme métaphysique : à la distinction des régimes d’expériences (ordinaire/radicale) correspondrait une distinction de régimes de réalité. Par exemple, dans l’expérience du « déjà vu », analysée par Bergson, la perception se dédouble, ainsi que le sujet lui-même, à la fois engagé dans une situation présente tout en ayant l’impression de la contempler comme un souvenir. Cette expérience dévoile le passé comme contemporain du présent, et dont l’essence, qualitativement et ontologiquement distincte de la perception ordinaire, est de « ne pas agir » et de n’exister que pour soi. Revisitant les analyses bergsoniennes, Deleuze considérait que la pensée authentique est l’accès à cette moitié virtuelle, au double supérieur (car inutile) de toute chose. Cela suppose d’aller au-delà du régime ordinaire de l’expérience, tourné vers la récognition du même en vue de la prévision et de l’action. Par exemple, selon Deleuze, si l’expérience de la madeleine proustienne est pour le narrateur une extase révélatrice, ce n’est pas parce que sa mémoire ré-identifie trivialement une madeleine à partir de sa trace affaiblie ni parce qu’elle rappellerait Combray tel qu’il a été vécu (logique de la récognition). Le sens de cette extase, expliquait Deleuze dans Proust et les signes, est de « faire apparaître Combray dans une splendeur et une vérité qui n’eût jamais d’équivalent dans le réel ». Il ne s’agit ni du rappel d’un passé révolu, ni d’un présent actuel, mais d’un troisième terme inédit : une essence. C’est par l’appréhension de ce genre de « différence qualitative » que la pensée devient créatrice, ce dont témoigne l’œuvre d’art moderne, affranchie du projet d’imiter ou de représenter la réalité.
Selon S. Madelrieux, cette dualité se retrouve dans la philosophie deleuzienne du cinéma qui accorde à l’action un statut inférieur, comme le faisait Bergson. Le schème du film d’action est la transformation d’une situation initiale vers une situation finale par le moyen d’un enchaînement d’actions, de la part d’un groupe ou d’un individu qui réagit à ce qui l’affecte et à ce qu’il perçoit. L’enchaînement des images est alors subordonné aux différentes phases de l’action. Comme Bergson, qui oppose vie spirituelle contemplative et action, Deleuze oppose ce qu’il appelle l’image temps (manifestant la vie spirituelle et un régime non pragmatique de l’image) et l’image-action. Au XXe siècle, un cinéma « de voyant » (néoréalisme italien, Nouvelle vague française, cinéma indépendant américain), mettant en scène des personnages contemplatifs, errants, détachés de tout affairement voire de leur propre vie, s’est selon Deleuze distingué du cinéma d’action.
De manière conséquente ce basculement qui concerne ici la perception, s’applique aux autres facultés : l’imagination, la mémoire, le langage. De Bergson à Deleuze, se dégage donc selon S. Madelrieux une thèse ontologique de base : « être, c’est ne pas être utile et seul ce qui a cessé d’être utile commence véritablement à être » (p. 158). Mais alors que Bergson cherche seulement à retrouver le moi profond sous le moi social, Deleuze assume la distance avec le moi ordinaire et ses déterminations empiriques, donc la dépersonnalisation et la désubjectivation de ce qu’il nomme le « champ transcendantal ». Ce qui pense et « expérience » vraiment dans l’expérience radicale serait une puissance « asubjective, in-consciente, impersonnelle, non humaine » (p. 161). Comme le résume Madelrieux : « Pour ne pas rabattre l’expérience métaphysique supérieure sur l’expérience empirique inférieure, il fallait aller jusqu’à penser une expérience sans sujet » (p.162).
Les expériences-limites ou la mise à l’épreuve du sujet
L’ascèse, l’introspection, la contemplation, sont-ils les seuls et les meilleurs moyens de cette désubjectivation, voire de cette transfiguration, vers lesquelles tend l’expérience radicale ? La « purification de l’expérience », explique S. Madelrieux au début de la seconde partie de l’ouvrage, peut aussi passer par l’excès, la transgression, la mise en danger, le sacrifice de ce à quoi le moi empirique est attaché. L’étymologie du mot « expérience » indique une épreuve, une traversée, un danger, ce qu’exprime aussi l’allemand erfahrung. Les expériences-limites convoquées ici (l’extase mystique, érotique, la folie, l’ivresse, l’expérience littéraire) ont en commun la proximité avec la mort, ce sont souvent celles que l’humanité raisonnable a voulu enclore domestiquer, et parfois réprimer. Les « limites » dont il est question sont d’abord la limite imposée de l’extérieur, celle que l’expérience-limite transgresse (par exemple les règles sociales qui détournent le mystique de sa connexion à Dieu) ; deuxièmement, la limite entendue comme le terme extrême, atteint dans le déploiement d’une puissance (l’expérience libre est celle qui donne tout ce qu’elle peut donner), et enfin, le point idéal d’une progression, qui ne peut être atteint (toute intensification tendant vers la mort provisoire ou définitive du sujet, donc de l’expérience elle-même).
La voie des « expériences limites », empruntée par Georges Bataille, Maurice Blanchot, Michel Foucault, rejoint celle des « expériences pures », avec comme horizon commun la dissolution du sujet, présentée comme une transfiguration libératrice, et un certain antihumanisme. Il s’agit bien de surmonter l’homme pratique calculateur, travailleur, le corps qui s’adapte et vise d’abord la sécurité et la conservation, et d’ériger l’extrême et l’intense comme critères d’évaluation.
La laïcisation de l’expérience mystique ou le sacré immanent
En rupture avec l’expérience ordinaire, l’expérience mystique est un exemple privilégié d’expérience radicale, notamment chez Bergson, puisqu’elle suppose la négation de certains cadres et limitations imposés par les institutions, la vie sociale, les divisions arbitraires et schématiques du langage ordinaire qui ne peuvent capturer l’absolu divin. En s’affranchissant de ces limites, l’ascèse mystique vise à rapprocher de la communion avec Dieu. Mais l’extase mystique n’est-elle pas encore trop subordonnée à une croyance en la transcendance et à un projet de salut post mortem pour être purement immanente ? S. Madelrieux montre justement comment ce paradigme mystique s’est trouvé laïcisé dans le « bergsonisme noir » et « athéologique » de Bataille. Ce dernier donne un sens métaphysique à des extases non confessionnelles telles que l’ivresse ou l’expérience érotique. À condition d’être vécu pour lui-même et non subordonné à un projet (donner la vie par exemple), l’érotisme tend à abolir les limites qui séparent les individus, renoue avec la gratuité et l’inutilité foncière du mouvement de la vie, aussi fécond que violent et destructeur. La dualité profane/sacré est reconduite à l’intérieur de l’expérience à travers la dualité expériences ordinaires/expériences-limites. Celles-ci, sous une forme sécularisée, sans transcendance, ni horizon de sens, ni autorité divine à leur source, présentent les caractéristiques formelles du sacré : la grâce, le mystère, la révélation, la conversion, le salut.
La littérature, un régime d’expérience alternatif
Dans les philosophies de « l’expérience limite », explique S. Madelrieux, la littérature se voit aussi conférer un statut subversif et libérateur – par exemple chez Foucault – et même religieux chez Blanchot. Alors que la psychiatrie a réduit la folie à une maladie mentale, opposée à la raison et à la maîtrise de soi, Foucault pense la littérature comme un espace susceptible « d’affoler le langage », pouvant accueillir les expériences limites et dissoudre la séparation et la hiérarchie entre délire et raison. Selon Blanchot, l’œuvre littéraire, capable d’esquiver ou tordre les usages habituels du langage ordinaire et sa fonction pratique, est susceptible de revivifier le sens du sacré à l’intérieur du langage. La littérature n’est pas pour autant art pour l’art, car ce n’est pas l’œuvre qui est sacralisée. La littérature n’est pas non plus comme la poésie et l’art à leurs origines, expérience du sacré qu’ils célèbrent et auquel ils donnent forme, mais expérience sacrée, à l’âge de la mort de Dieu. L’œuvre est en effet pour Blanchot, davantage que de la littérature. Lautréamont, les surréalistes, Rimbaud ou Gide en ont fait un moyen d’expérimentation et de mise à l’épreuve de soi : « une expérience vitale, un instrument de découverte, un moyen pour l’homme de s’éprouver, de se tenter, et dans cette tentative, de chercher à dépasser ses limites » (pp. 191-192). Alors que selon Sartre le prosateur, comme l’homme ordinaire, se sert des mots pour agir, s’engage dans la réalité en la dévoilant d’une certaine manière, Blanchot considère au contraire que l’essence du langage est d’instaurer une distance avec la réalité et le moi empiriques, vers un régime d’expérience alternatif. Parler, pour Blanchot, « c’est rendre absent, voire tuer », explique S. Madelrieux, ce que peut accomplir pleinement la littérature. On ne peut alors interpréter l’œuvre en fonction de la biographie et de la psychologie de son auteur, puisqu’elle est un véhicule de transgression des limites du moi empirique. À rebours du langage de tous les jours, la littérature est cette « parole de nuit » (p. 195), un espace séparé, dont Blanchot a fait une religion ayant ses prophètes (les écrivains), ses objets sacrés (les mots), sa communauté (littéraire), et son salut qui passe par « la mort » de l’individu empirique ordinaire.
Empirisme naturaliste vs empirisme métaphysique : la critique de l’auteur
En affirmant la centralité de la catégorie d’expérience, l’ouvrage de S. Madelrieux ressaisit donc avec érudition et clarté l’unité d’un « programme de recherche » (concept du philosophe des sciences Imre Lakatos, dont l’auteur justifie l’emprunt en l’adaptant à la philosophie). Au sein de ce programme de l’empirisme métaphysique, la partition entre les philosophes de l’expérience pure et les penseurs de l’expérience-limite n’est en fait que provinciale. La différence philosophique fondamentale se situe selon S. Madelrieux entre les empiristes naturalistes, pour qui la conscience s’explique à partir d’un contexte, d’un ensemble de réactions à un environnement, et les empiristes métaphysiques pour qui la conscience peut rompre avec ce régime pratique de l’expérience pour accéder à une réalité d’un autre ordre, tel l’élan vital spirituel bergsonien. William James, empiriste naturaliste ouvrant pourtant la porte à la transcendance, intéresse particulièrement l’auteur, puisqu’il se situe à la croisée des chemins. Oscillation dont témoigne sa double postérité : mystique chez Bergson, pragmatiste et naturaliste chez John Dewey et Richard Rorty. S. Madelrieux, sans nier l’intérêt et la spécificité des expériences exceptionnelles, souscrit à l’approche naturaliste, et reproche à l’empirisme métaphysique de reconduire les dualismes de la métaphysique classique. Finalement « encore trop pieuse », cette philosophie de la rupture, sous ses atours subversifs, a en outre le défaut d’être au fond conservatrice. En effet, comment envisager une amélioration de nous-mêmes et de notre existence ordinaire si le salut consiste à nous en détourner, à la manière dont le philosophe sort de la caverne ?
On regretterait que cette critique et cette approche naturaliste ne soient développées qu’en conclusion, si elles n’étaient l’objet d’un second volume en préparation, dans lequel l’auteur se proposera justement de « déradicaliser l’expérience »…
Steven Le breton, « Logiques de l’extase »,
La Vie des idées
, 29 mars 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Logiques-de-l-extase
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.