Recensé : Bénédicte Zimmermann, Ce que travailler veut dire. Sociologie des capacités et des parcours professionnels, Paris, Economica, coll. Études sociologiques, 2011, 233 p.
Si le fronton des entreprises contemporaines devait s’orner, comme celui des mairies, d’une même devise, quelle serait-elle ? À la lecture de l’ouvrage de Bénédicte Zimmermann, il apparaît que la formule « liberté, sécurité, flexibilité » pourrait, assurément, y prétendre. Comme sa cousine républicaine, elle dessine un idéal (rarement atteint) en soulevant d’emblée la question de l’articulation entre ses trois termes : comment les tenir ensemble ? Peut-on privilégier le développement de l’un, au détriment de celui des deux autres ? Au nom de quels critères ? Et avec quelles conséquences ? C’est en effet à l’examen de cette « équation complexe » (p. 209) que s’attelle Bénédicte Zimmermann, invitant à « repenser les rapports entre travail et politique, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise » (p. 212). L’entreprise constitue dans cette perspective le niveau d’analyse privilégié, mais l’invitation qui nous est faite de la suivre dans l’entreprise est assortie d’une rapide mise en garde : y entrer ne signifie pas s’y enfermer. Là où la sociologie de l’emploi est venue, depuis les années 1990, sortir la sociologie du travail française de l’entreprise pour la placer notamment sur le terrain des marchés du travail, l’auteure remet ainsi volontairement travail et entreprise sur le devant de la scène [1]. Mais comprendre « ce que travailler veut dire » passe tout aussi nécessairement, à ses yeux, par une attention portée à l’articulation entre la sphère du travail et les autres sphères de la vie sociale, la sphère privée et familiale en premier lieu – elle rejoint en cela nombre des analyses récentes consacrées aux formes d’emploi atypiques, aux temps du travail ou aux relations entre genre et travail. L’intérêt de sa démarche est alors d’appliquer ce double précepte à l’analyse d’un objet, la flexibilité, qui se trouve le plus souvent saisi soit en amont du travail (du côté des politiques de l’emploi et des marchés du travail), soit en aval (à travers ses effets, principalement négatifs, sur la vie hors-travail) [2].
Dire « l’expérience du travail flexible » : parcours et discours
La récurrence du discours sur la nécessaire flexibilité des organisations productives contemporaines et la sécurité de l’emploi qui devrait l’accompagner forme dans cette perspective le point de départ de la réflexion menée par Bénédicte Zimmermann, notant son déploiement tant dans l’univers de l’action publique, que dans celui des positions managériales ou des revendications syndicales [3]. Il s’agit moins alors pour l’auteure de se départir a priori de ce discours, que de le prendre au sérieux, pour le mettre à l’épreuve des réalités observées dans l’entreprise, là où hommes et femmes en font quotidiennement l’expérience. Enquêter sur « l’expérience du travail flexible », tel est le projet de l’ouvrage, qui propose ainsi une sociologie de la flexibilité qui ne se résume ni à une socio-économie de l’emploi flexible, ni à une sociologie de la précarité.
L’analyse se fonde sur deux séries d’enquête menées entre 2002 et 2006 : elles constituent les deux parties de l’ouvrage, qu’encadrent une introduction générale et une brève, mais éclairante, conclusion. Singulières et présentées chacune pour elle-même, ces deux séries d’enquête participent néanmoins d’une même réflexion (sur les parcours) et d’une même démarche (attentive aux discours).
L’étude des parcours professionnels représente en effet le fil conducteur de l’ouvrage. L’intérêt de cette analyse tient tout d’abord à l’examen critique et théorique de la notion qui vise à combler « le déficit de conceptualisation sociologique » (p. 82) qui la caractériserait par comparaison avec les notions plus travaillées de « trajectoire » ou de « carrière ». Il tient parallèlement à son ancrage empirique revendiqué, via la restitution des parcours de plusieurs des salariés rencontrés (chapitres 4 et 9 notamment). Une analyse socio-historique visant à retracer la genèse et la circulation de la notion dans l’ordre des discours institutionnels et publics aurait pu alors compléter utilement cette « sociologie des parcours professionnels », pour montrer comment le « parcours » a pu devenir, comme le souligne l’auteure elle-même, « le parangon des réformes des politiques sociales et de l’emploi » (p. 82).
Du point de vue de la méthode, l’étude des parcours se traduit par un recours privilégié aux entretiens biographiques et aux portraits sociologiques. En ce sens, Bénédicte Zimmermann propose certes une sociologie de la flexibilité en actes, mais sans doute plus encore en paroles : ce sont bien les discours des salarié-e-s qui sont au cœur de l’ouvrage. Cette attention n’exclut pas, bien entendu, d’autres sources, à commencer par la parole des employeurs et directeurs des ressources humaines, rencontrés sur les deux terrains. À cet égard, si l’ouvrage de B. Zimmermann et celui, récent également, d’Alexandra Bidet (2011) sur « l’engagement dans le travail » partagent nombre d’interrogations (sur l’activité de travail, ses finalités et le sens que les travailleurs lui accordent), comme de références théoriques (à J. Dewey principalement et à la tradition pragmatiste plus largement), ils se distinguent par leurs façons de saisir cette « expérience du travail » : là où le premier recourt avant tout aux discours biographiques (confrontés systématiquement, il faut le souligner, à une analyse des contextes institutionnels et organisationnels), le second donne plus de place au geste, dans le cadre d’une ethnographie serrée.
Parcours et discours unissent donc les deux parties de l’ouvrage. Un troisième point commun aurait pu résider dans le cadre théorique emprunté par l’auteure, dont la « sociologie des parcours professionnels » se veut aussi une « sociologie des capacités ». La mobilisation des travaux d’Amartya Sen se retrouve cependant plus nettement dans la seconde partie que dans la première, où elle n’est qu’évoquée brièvement. De ce point de vue, le lecteur non averti regrettera sans doute que l’auteure, fine connaisseuse des travaux du Nobel d’économie 1998 (De Munck, Zimmermann, 2008), ne discute pas plus explicitement dans cet ouvrage de l’originalité et des limites de l’approche par les capacités [4].
Le lecteur se félicitera en revanche que les expériences originales analysées dans les deux parties de l’ouvrage donnent concrètement à voir les conditions et modalités d’opérationnalisation des politiques de « flexicurité », réfutant de ce fait, ou du moins nuançant, l’idée courante selon laquelle ces politiques peineraient à s’émanciper des seuls débats théoriques, comme à dépasser les frontières des pays nordiques qui les ont vu naître.
Le monde du travail au miroir du « travail démultiplié »
Vivante, l’analyse que propose Bénédicte Zimmermann dans la première partie de l’ouvrage conduit ainsi le lecteur sur le terrain mal connu des groupements d’employeurs, ces dispositifs institutionnels singuliers par lesquels des employeurs se regroupent en association pour embaucher, en CDI, des salariés – alors salariés du groupement – amenés à partager leur temps de travail entre plusieurs entreprises membres de l’association. Deux figures de ce « temps partagé » se dessinent : les salariés les moins qualifiés alternent leurs activités au rythme des saisons ; les plus qualifiés partagent leur semaine de travail entre différentes activités pour répondre aux besoins d’expertise d’entreprises ne pouvant leur fournir, pour autant, un travail à temps plein. Dans l’un et l’autre cas, les modalités du partage sont fixées en début d’année, offrant à ces salariés la prévisibilité et la sécurité que le travail intérimaire ou l’enchaînement de CDD interdit. Car c’est bien cette combinaison inédite entre sécurité pour le salarié et flexibilité pour l’entreprise que le développement (demeuré limité, notons-le) des groupements d’employeurs vise [5]. Reste que l’écart entre cette visée et la réalité des situations vécues peut être grand, comme le démontre Bénédicte Zimmermann au fil des cinq chapitres qui constituent cette première partie.
Cela tient tout d’abord aux sens divers que les directeurs des groupements d’employeurs et les employeurs adhérents prêtent à la flexibilité obtenue par ce biais. Le fort contraste qui se dégage de la comparaison entre les orientations des deux groupements d’employeurs étudiés (logique de développement professionnel à destination des entreprises et des salariés dans un cas, d’expansion territoriale privilégiant les entreprises dans l’autre), comme l’analyse lexicale des discours patronaux (chapitre 2) le montrent bien. Mais cela tient aussi au fait que temps partagé rime avec « travail démultiplié », expression par laquelle l’auteure pointe avec justesse que multiplier son activité (par deux ou trois le plus souvent), c’est démultiplier aussi ses lieux de travail, ses responsabilités, ses collègues, voire son stress, de sorte qu’un tel dispositif engage bien plus pour les salariés concernés que la gestion de leur emploi du temps : ils ne parviennent alors que très inégalement à saisir les opportunités de développement professionnel et personnel que le dispositif offre. Cette première excursion en « terrain flexible » donne à Bénédicte Zimmermann l’occasion d’un détour réflexif bienvenu sur des notions aussi centrales que celles d’« expérience » (chapitre 3) ou de « parcours » (chapitre 5). Sa portée va ainsi au-delà du cas atypique des groupements d’employeurs et intéressera tout lecteur que la compréhension du monde du travail actuel interpelle. Car les groupements d’employeurs apparaissent finalement au fil des pages comme un formidable miroir grossissant des tensions qui traversent le monde du travail : le découplage qu’ils imposent entre travail et emploi soulève en effet avec une acuité singulière les questions transversales de la construction des carrières, de l’articulation entre vies professionnelle et familiale ou encore des inégalités de genre.
« Politique de l’humain » : quête et enquêtes
Les enquêtes que Bénédicte Zimmermann a menées auprès de onze entreprises des Pays de la Loire et d’Île de France, en collaboration avec Delphine Corteel, forment la trame de la seconde partie de l’ouvrage. Examinant les politiques de ressources humaines, les programmes de formation professionnelle et plus largement l’organisation et les conditions de travail de ces entreprises, la sociologue part en quête d’une « politique de l’humain », que de trop rares entreprises, à ses yeux, déploient. Toujours attachée à la mise au jour et à la compréhension des parcours professionnels, elle met alors l’accent sur deux moments clés, le recrutement et les mobilités (internes principalement), prêtant une attention particulière aux « bifurcations et ruptures » qui donnent à voir les « choix » que les salariés peuvent, ou non, faire (Bessin, Bidart, Grossetti, 2010). La notion de « choix » tient en effet une place de premier plan dans l’argumentaire de cette seconde partie qui introduit la notion de liberté au cœur de la tension entre flexibilité et sécurité du travail et de l’emploi. Parce qu’elle renvoie à « la prise des personnes sur leur destinée » (p. 203), la liberté ne se réduit pas à la question de l’autonomie, plus familière des sociologues du travail, mais interroge les capacités des salariés à définir les moyens et les finalités de leur « développement professionnel », autre terme nodal ici, en observant les options qui s’offrent à eux et les choix qu’ils valorisent.
Bénédicte Zimmermann consacre alors 3 des 5 chapitres de la partie au site français d’une entreprise suédoise d’assemblage de poids lourds, seul cas de l’échantillon à se rapprocher de cet idéal dans lequel la direction ne considère par les salariés comme un simple « capital humain », mais parie sur leur « développement humain ». Dans la lignée des travaux de l’économie des conventions, elle met en lumière l’intrication étroite entre qualité du travail, du produit et du travailleur, qui assure la bonne réputation de ce dernier dans tout le bassin d’emploi. Mêlant investigation empirique, réflexion théorique et discussion critique (car ce cas exemplaire a aussi ses revers), cette monographie est également l’occasion d’une analyse stimulante des conditions de possibilité et de félicité du modèle du management participatif promu par l’entreprise. Elle fait en cela écho aux débats contemporains qui animent, à l’échelle internationale, le champ de l’analyse des relations professionnelles et du syndicalisme pointant les défis que les pratiques des ressources humaines, et le management participatif en particulier, représentent pour les salariés et leurs représentants (Bamber, Lansbury, Wailes, 2010). L’auteure associe cependant un peu vite dimensions délibérative et cognitive aux seules pratiques du management participatif, pour les opposer à l’action syndicale et à la négociation collective, et passe largement sous silence le rôle d’autres instances représentatives du personnel, le comité d’entreprise en premier lieu, avec qui la comparaison aurait été sans doute plus appropriée pour confronter et mesurer pleinement la dimension « capacitante » de ces pratiques respectives (Didry, 2008).
Il reste qu’il se dégage de cette analyse mesurée du management participatif et de ses effets, comme de celle menée dans la première partie sur la construction différentielle des parcours professionnels dans les groupements d’employeurs, une réflexion transversale et fondamentale sur la façon dont se reconfigure aujourd’hui, dans les organisations flexibles, la tension entre l’individuel et le collectif. Contre les discours et les pratiques qui mettent en avant la seule individualisation des parcours, responsabilité ou performance – sous couvert d’une rhétorique entrepreneuriale qui ignore d’ailleurs elle-même bien souvent la dimension collective de toute activité entrepreneuriale (Zalio, 2009), c’est bien dans l’inscription de collectifs, en partie à réinventer, que Bénédicte Zimmermann voit la clé qui permet de résoudre l’équation initiale associant liberté, sécurité et flexibilité.