Recherche

Recension Société

Lévi-Strauss en mode mineur

À propos de : E. Désveaux, Au-delà du structuralisme, Complexe.


par Philippe Lacour , le 14 mai 2009


Dans Au-delà du structuralisme, Emmanuel Désveaux explore la phase testamentaire de Lévi-Strauss – ses dix dernières années d’écriture – où le grand anthropologue formule ses « ultimes mises au point » et fait part de ses « doutes ». La compréhension générale de l’œuvre s’en trouve renouvelée.

Touchant Lévi-Strauss, il semble difficile d’échapper aux facilités de la commémoration comme aux dangers, symétriques, de la démystification. Dans la masse des publications actuelles, le petit livre d’Emmanuel Désveaux relève le défi avec une certaine réussite. Ce recueil rassemble des recensions parues à l’occasion des publications du maître de ces dix dernières années, ainsi que des articles issus des travaux de l’auteur [1]. S’il s’agit de « méditations », c’est que l’effort de réflexion, au-delà de la fascination pour l’œuvre, en explore les failles et dégage parfois des « vérités dissidentes » (préface). Pas de structure, d’échange des femmes, d’inceste ou de bricolage, ici – l’auteur s’est expliqué ailleurs sur ces célèbres topoi –, mais plutôt une attention portée à certains détails : les altérations insensibles de la logique de l’analyse mythologique, la mélancolie, la représentation picturale, la photo ou le désir de poésie sont autant d’entrées modestes qui ouvrent sur cette œuvre monumentale des perspectives inédites.

Dernières modifications

Grand lecteur des Mythologiques, Désveaux pointe ainsi les modifications à l’œuvre dans les deux derniers opus : La Potière jalouse et Histoire de Lynx. Lévi-Strauss y poursuit en effet son exploration de l’unité de la mythologie amérindienne, soucieux, dans le va-et-vient constant entre les différentes aires ethnographiques américaines, de rendre compte de la multiplicité des codes du langage mythique. Mais un double infléchissement de la logique d’ensemble intervient.

Même si cette modestie sémantique s’accompagne d’un grand effort logico-formel, La Potière jalouse s’attache à la mise en évidence d’une seule structure, là où la tétralogie suivait de façon linéaire les transformations entre mythologies locales distinctes (on partait du mythe bororo pour établir sa valeur paradigmatique pour le continent entier). Lévi-Strauss y complète en effet les explications sur la conquête du feu sur les puissances célestes par l’élucidation du rôle des puissances chtoniennes, mais c’est en dégageant cette fois immédiatement la logique sous-jacente à un mythe dont il souligne la très grande extension spatiale. La structure implicite y est du coup abordée non par le biais des transformations mais par celui des balancements entre les codes. Par là, c’est une nouvelle dimension du système mythique global qui apparaît : « l’épaisseur du mythème », qui renvoie probablement à un phénomène de stratification diachronique du schème, opérant de façon perpendiculaire aux cycles de ses transformations (un schème mythique possède une distribution d’autant plus large et homogène quant à sa forme, qu’il est le lieu d’un investissement sémantique limité). Cette épaisseur fait donc signe vers un certain diffusionnisme, et plaide ainsi en faveur d’un réexamen de la corrélation, sur le continent américain, entre distribution spatiale des mythes et histoire des migrations de populations, elle-même indissociable de celle des organisations sociales. C’est toute la notion de culture qui s’en trouve redéfinie dans un sens générique.

Histoire de Lynx se concentre sur la mythologie d’une région restreinte et équilibre davantage démonstrations formelles et leçons sémantiques. Lévi-Strauss y procède selon un principe de type nucléaire à l’intérieur du champ relativement clos de la côte nord-ouest (qui servait de cadre à L’Homme Nu), en s’efforçant de « saturer un champ mythique local ». Là encore, l’analyse mythologique y gagne en densité – mais en réalité pas assez. Désveaux reproche en effet à Lévi-Strauss de ne pas relier données sémantiques (le mythe de l’impossible gémellité) et organisation sociale (le principe de la différence entre aîné et cadet, qui se combine avec celle des sexes), comme y invite pourtant l’examen attentif des nomenclatures de parenté [2].

Au demeurant, ces deux suppléments à la tétralogie, loin de s’opposer entre eux, sont complémentaires : non seulement parce que le refus de la mythologie universelle d’Histoire de Lynx rejoint la réhabilitation du diffusionnisme tempéré de La Potière, mais surtout du fait d’une tonalité mélancolique qui doit beaucoup à la figure tutélaire de Montaigne. Si les peuples amérindiens ont une dimension affective pour Lévi-Strauss, c’est qu’il s’agit moins d’une humanité singulière que de l’autre moitié de l’humanité. La double commutativité du système des mythes américains au niveau de la structure et des codes (astronomique, botanique, etc.) dénote une grande stabilité logique, une transitivité générale des choses et des êtres, chère à Rousseau – elle vient compenser la blessure de la séparation d’avec la nature, pour reprendre l’analyse de Jean Starobinski [3]. Mais l’irruption de l’histoire assombrit au contraire l’horizon : le retour à Montaigne, au scepticisme ontologique (« nous n’avons jamais de communication à l’être ») et rationnel [4], s’effectue du coup sous le signe de la mélancolie.

Pourquoi Lévi-Strauss, dont on sait qu’il a pu filmer lors de ses terrains au Brésil, s’est-il s’est empressé d’oublier ces tentatives cinématographiques ? Comment comprendre l’importance donnée au contraire à la photographie dans son œuvre ? Peut-être est-ce le signe que la photo est, comme le mythe, du côté du discontinu et le cinéma, comme le rite, du continu [5]. De fait, le rite est un mouvement dont la totalité échappe à la raison – la vie marquant la limite de l’intelligible. Aussi bien l’intelligible est-il lui-même à la limite de la mort, et les clichés photographiques un cimetière des instants. En ce sens, Saudades do Brasil, tel un « négatif » de Tristes Tropiques, érige un tombeau photographique à l’œuvre même de l’anthropologue.

Les réflexions sur l’œuvre de Poussin et sur la littérature [6] pourront laisser le lecteur sceptique, tant l’usage de la méthode transformationnelle hors de son terrain d’élection (amérindien) suscite la perplexité. En revanche, le diagnostic sur la place de Lévi-Strauss dans la tradition anthropologique et la réhabilitation du savant néerlandais Jan Petrus Benjamin de Josselin de Jong sont particulièrement suggestifs.

Opérations de synthèse

Selon Désveaux, l’œuvre lévi-straussienne opère une synthèse entre les différentes traditions anthropologiques, en deux temps : le premier Lévi-Strauss, celui des Structures élémentaires de la parenté, mêle les traditions britannique (fonctionnaliste) et française (physiologisme) ; le second, celui des Mythologiques, les traditions américaine (géologique) et allemande (diffusionniste). La récurrence de la référence philosophique a pu donner l’illusion d’une continuité de l’œuvre, en particulier le lien kantien de la rationalité à la morale. En effet, dans Les Structures élémentaires de la parenté, intervient la détermination morale de l’échange en soi – au-delà du rejet d’une conception moraliste de la prohibition de l’inceste [7]. Dans les Mythologiques, ce sont cette fois les catégories de l’entendement (diverses selon les cultures) qui sont renvoyées à la diversité de la nature (la distribution différentielle des catégories se réfère, modulo la transformation logique, à la nature) : la rationalité se soumet aux contours du monde extérieur pour le connaître et en intercepte les résonances (interférence des codes) – c’est au niveau de ce transcendantal culturel que se situe la liberté pour Lévi-Strauss, et pas dans le déterminisme géographique ou behaviouriste pour les entités collectives, ni au niveau individuel. Cette évolution sur le terrain de la morale (sensible dans « Race et culture »), le conduit à renoncer partiellement aux vertus de l’ouverture et à prôner au contraire une certaine fermeture des systèmes culturels.

Jan Petrus Benjamin de Josselin de Jong, de l’école de Leyde, n’a peut-être pas anticipé le structuralisme (même si l’on trouve chez lui des intuitions transformationnelles), mais il en fut un de ses premiers lecteurs, et un critique avisé. Il a en effet immédiatement souligné l’aporie fondamentale de la théorie lévi-straussienne de l’échange (la prohibition de l’inceste s’impose autant à la femme qu’à l’homme, et celle-ci n’est ni neutre ni passive dans le jeu de la circulation des partenaires matrimoniaux), et décelé, sous l’abstraction universaliste (l’esprit humain), un phénomène transformationnel propre à une aire culturelle donnée (l’Asie). Son expérience américaniste, en particulier chez les Natchez, semble l’avoir détourné de l’évolutionnisme linéaire (Morgan) comme du diffusionnisme (Kroeber) – non sans le frustrer, toutefois, tant la synthèse y paraît impossible, contrairement à l’Indonésie, qu’il étudie ensuite. Échappant aux facilités du spenglérisme, sans retomber pour autant dans un fonctionnalisme trivial, son « culturalisme » le conduit à y postuler l’existence d’un « champ d’étude anthropologique » cohérent, compact, constitué de quatre noyaux dont les variations vont expliquer la diversité des organisations sociales et des manifestations culturelles : connubium asymétrique (échange généralisé), double descendance (contrairement à Lévi-Strauss, pour qui ces systèmes sont purement unilinéaires), dualisme socio-cosmique (tandis que Lévi-Strauss pense le dualisme comme signe de l’échange restreint), résistance des organisations sociales face aux influences étrangères. Si le premier critère est assurément autochtone (c’est une grande marque d’originalité des organisations sociales extrêmes orientales), le second provient de l’expérience américaniste du savant néerlandais (les organisations sociales amérindiennes, en particulier celles des Indiens des Plaines, sont rebelles à toute interprétation en terme d’unilatéralité – il vaut mieux parler, les concernant, de socièmes élémentaires ), tout comme le troisième : la division en moitiés est, en Indonésie, englobante et harmonieuse, tandis qu’elle s’exprime en Amérique de façon en apparence éclatée et déroutante.

Cette influence américaine est finalement d’autant plus frappante que, chez Lévi-Straus, l’expérience américaniste n’a paradoxalement aucun impact théorique sur la rédaction des Structures élémentaires (l’ouvrage se focalise sur l’Asie et l’Australie, s’inspire surtout de Mauss, et reste marqué par la tradition fonctionnaliste, teintée d’histoire conjecturale). Aussi bien la structure n’a-t-elle pas la même valeur pour les deux savants : pour l’anthropologue néerlandais, linguiste de formation, la structure est inconsciente comme le sont les règles de grammaire, et relève d’une certaine aire géographique ; Lévi-Strauss, plus kantien, rigidifie davantage la notion (en l’universalisant), même si les Mythologiques sont une œuvre profondément culturaliste (américaine).

par Philippe Lacour, le 14 mai 2009

Pour citer cet article :

Philippe Lacour, « Lévi-Strauss en mode mineur », La Vie des idées , 14 mai 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Levi-Strauss-en-mode-mineur

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Emmanuel Désveaux, Sous le signe de l’ours. Mythes et temporalité chez les Ojibwa septentrionaux, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1988  ; Quadratura Americana. Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Georg, 2001  ; Spectres de l’anthropologie. Suite nord-américaine, Paris, Aux lieux d’être, 2007.

[2Emmanuel Désveaux, Quadratura Americana, op. cit., chap. 21. L’auteur remet en question la théorie lévi-straussienne de l’échange matrimonial d’une manière plus radicale que certains travaux récents sur la question (Laurent Barry, La Parenté, Paris, Gallimard, 2008, recensé sur La Vie des Idées  ; ou Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2005).

[3Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, et Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982.

[4Comme le remarque toutefois Désveaux, le relativisme culturel contemporain, issu de La Pensée sauvage, diffère de celui de la Renaissance, en ce que ce n’est plus l’irrationalité mais la rationalité qui est également distribuée entre les peuples.

[5Cf. sur ce point le célèbre «  Finale  » de L’Homme Nu, Paris, Plon, 1971.

[6Respectivement, chapitre 4 («  La femme et la race  ») et 5 («  Les Mythologiques et la littérature  »).

[7Désveaux rappelle à cet égard l’importance de la catégorie du respect dans les analyses des élèves de Radcliffe-Brown à Chicago.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet