Les vampires sont parmi nous – dans les romans, les films et les séries télévisées. Mais, depuis le XVIIe siècle, ces êtres assoiffés de sang ont bien changé : débarrassés de leurs aspects les plus inquiétants, ils ne sont plus forcément d’odieux criminels. Le vampire « commercial » actuel est un héros romantique, défenseur de la veuve et de l’orphelin, mais aussi le crypto-symbole de toutes les altérités visibles.
Recensé : Jean Marigny, La Fascination des vampires, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2009.
Le premier volume de la Saga du désir interdit de Stephenie Meyer, plus connu sous le nom de Twilight, s’est vendu à plus de 18 millions d’exemplaires dans 37 pays, et à plus de 8,5 millions d’exemplaires simplement aux États-Unis. En 2008, l’auteure a été classée 49e dans la liste des 100 personnes les plus influentes du Time Magazine. Une adaptation cinématographique de Fascination est sortie aux États-Unis le 20 novembre 2008 et le 7 janvier 2009 en France. Dès le mois de novembre 2009 sortait un deuxième épisode, Tentation, qui a remporté un succès mondial. Les autres films du cycle débarqueront bientôt sur nos écrans. À la télévision, les séries consacrées aux vampires connaissent également un grand succès : True Blood d’Allan Ball, diffusée aux États-Unis, au Canada et en France depuis 2008, en Belgique et en Suisse depuis 2009, ou Vampire diaries, diffusée aux États-Unis depuis septembre 2009.
Il y a donc une recrudescence d’intérêt médiatique pour les vampires – vieilles créatures dont l’origine se perd dans les légendes –, intérêt que l’on observe aussi chez les éditeurs, lesquels ont commandé des remix de classiques de la littérature anglaise. Certains crient déjà au sacrilège. En avril 2009, les lecteurs anglais ont ainsi pu se plonger avec délices dans Pride and Prejudice and Zombies, une relecture d’Orgueil et Préjugés de Jane Austen dans laquelle l’héroïne se transforme en tueuse de zombies. L’éditeur, Quirk Book, a réussi à vendre près de 650 000 exemplaires de cet ouvrage aux États-Unis et en Grande-Bretagne : une manne en période de crise. En France, Flammarion, qui a proposé une traduction d’Orgueil & Préjugés et zombies (parue fin octobre 2009), espère un succès semblable. L’auteur de ce coup éditorial, Seth Grahame-Smith, est désormais à l’ouvrage sur une nouvelle variante : cette fois, une biographie d’Abraham Lincoln en chasseur de vampires (pour l’éditeur Grand Central).
Les vampires : un vieux mythe
Cette effervescence autour du « patrimoine fantastique » et, en particulier, autour des vampires a intrigué le chercheur Jean Marigny, professeur émérite de l’université Stendhal à Grenoble, spécialiste de littérature anglo-américaine et fondateur d’un groupe de recherches sur le fantastique. Il vient de publier, chez Klincksieck, un essai intitulé La Fascination des vampires. Les questions qu’il pose sont très stimulantes : pourquoi les vampires sont-ils devenus omniprésents dans notre culture médiatique ? Pourquoi séduisent-ils un public croissant et divers ? Qu’est-ce que cette fascination révèle de notre mythologie moderne ? Comme le dit très bien Jean Marigny, « le fait que les vampires restent aujourd’hui sous le feu de l’actualité et qu’ils soient en quelque sorte indémodables pose en lui-même une foule de questions ».
Plusieurs faits sont en effet frappants. Jean Marigny rappelle que les vampires sont d’abord des créatures de légende nées en Europe centrale et orientale. Or c’est aux États-Unis et dans les sociétés occidentales qu’ils ont aujourd’hui le plus de succès (ajoutons que 80 % de la littérature vampiresque éditée dans le monde est aujourd’hui produite aux États-Unis). Alors qu’ils ont été condamnés par les élites éclairées européennes au nom de la raison et de la chasse aux superstitions, ils s’épanouissent dans une société pragmatique et utilitariste. À l’origine, les vampires sont des créatures légendaires qui présentent plusieurs particularités : ce sont des morts-vivants qui ont besoin de boire du sang pour survivre. Ils se distinguent donc des démons (qui n’ont jamais été mortels) et des fantômes qui sont des esprits éthérés. Ils se distinguent aussi des zombies, morts-vivants issus des croyances vaudoues, en général assez inoffensifs et dociles. Le vampire est le seul prédateur qui ne se nourrisse que de sang sans pour autant dévorer ses victimes, contrairement aux loups-garous ou aux ogres. Cette croyance était à l’origine répandue dans les Balkans, en Bohême, dans les Sudètes, et elle a été modifiée par le christianisme. De fait, le vampire est totalement compatible avec les principes du christianisme : il correspond à l’idée d’un dualisme entre une âme immortelle et un corps qui entre en décrépitude. Il considère le sang comme un principal vital, tout comme l’Église le fait avec l’Eucharistie. Enfin, il peut être vaincu par les symboles de la foi : crucifix, hostie, eau bénite, etc.
De nombreuses caractéristiques des vampires sont reprises dans nos mythes contemporains – le fait qu’un vampire soit pratiquement invulnérable, qu’il puisse se métamorphoser, qu’il fascine ses victimes avant de sucer leur sang. Au cours de l’histoire, le sens du mot vampire a varié : au XVIIIe siècle, il a été utilisé par les naturalistes pour nommer des espèces de chauve-souris se nourrissant exclusivement de sang, puis il a pris une acception médicale nouvelle en 1901 en devenant synonyme de malade mental pratiquant la nécrophilie [1]. Enfin, vers 1930, Montague Summers a défini une nouvelle catégorie de « vampires » : les vampires psychiques qui aspirent la vitalité des autres sans forcément sucer physiquement leur sang. Rappelons pour finir que, depuis 1914, on qualifie de « vamps » les femmes séductrices et prédatrices, potentiellement dangereuses. Le dernier avatar du vampire est le criminel psychopathe, tueur en série, obsédé par le sang ou/et le sexe.
L’intérêt pour les vampires et les êtres suceurs de sang peut être daté du XVIIe siècle en Europe, même s’il faut attendre 1725 pour disposer d’un terme unique pour les désigner. C’est en voulant réfuter les croyances jugées archaïques de l’Europe orientale que les écrivains occidentaux des Lumières et le clergé catholique ont suscité un imaginaire occidental des vampires (non une croyance) qui a immédiatement fait naître stupeur et curiosité. L’homme des Lumières mesurait à travers le vampire le gouffre culturel qui séparait l’Europe de l’Ouest de l’Europe de l’Est.
Les vampires entrent ainsi dans la littérature occidentale d’imagination au milieu du XVIIIe siècle et son portrait devient conventionnel à partir du Vampyre de Polidori paru en 1819. Son prototype, avant Dracula, est le personnage de Lord Ruthven. Les auteurs français lancent la mode des vampires au milieu du XIXe siècle, mais ce sont les Anglais qui en popularisent l’image et ce sont les Allemands qui ont publié le plus de romans sur le thème.
En passant à l’Ouest, le vampire change de caractéristiques. De cramoisi, il devient d’une pâleur cadavérique ; il acquiert des incisives hypertrophiées qui laissent deux marques spécifiques sur le cou de ses victimes là où le vampire oriental aspirait le sang à travers la peau. Les vampires actuels de Twilight ou de True Blood n’ont plus d’haleine fétide, de touffe de poils dans la main, ni de cheveux roux ou une calvitie inquiétante. Les vampires occidentaux sont des séducteurs, alors que ceux des légendes orientales avaient souvent tout du décérébré. La dimension érotique est même devenue l’une des caractéristiques principales alors qu’elle n’existait pas dans les légendes orientales.
Le nouvel âge d’or des vampires
Pour le grand public, les années 1970 et 1980 marquent l’entrée dans un âge d’or des vampires que Jean Marigny n’hésite pas à qualifier de « révolution culturelle ». Il situe le tournant en 1977 avec la publication de Salem, un roman fantastique de Stephen King, rapidement suivi d’autres chefs-d’œuvre au succès retentissant (Anne Rice ou Poppy Z. Brite).
À cette époque, l’Occident voue, dans ses marges, une sorte de culte au vampire : en 1978, le spécialiste Jean-Paul Bourre montrait qu’il existait de très nombreuses sectes adorant Vlad Tepes, le Dracula historique. Au cinéma, le personnage de Dracula avait fait son grand retour au début des années 1960 avec la trilogie de Terence Fisher et, surtout, en 1969, avec le premier film qui se présente comme une comédie sur ce thème : Le Bal des Vampires de Roman Polanski.
Depuis les années 1990, un nouveau tournant a eu lieu : déferle alors une masse de romans et de nouvelles sur les vampires, qui s’adressent à un public américain adolescent et qui se déclinent en séries de plus en plus standardisées. À coté de cette culture de masse qui s’adresse potentiellement à tous, on trouve de petites communautés très fermées pratiquant certaines formes de vampirisme aux États-Unis, en France et au Japon [2]. Ces pratiques se seraient développées depuis les années 1980 et auraient culminé avec la création en 1989 d’un Temple du Vampire, fondé dans l’État de Washington, qui présente aujourd’hui des ramifications au Canada et en Europe (ce temple a un site Internet dédié : http://www.vampiretemple.com).
Selon Jean Marigny, la tendance actuelle la plus nette de la culture médiatique vampiresque vise à humaniser le vampire et à minimiser ce qui était chez lui inquiétant. La caractéristique la plus frappante est le fait que les héros vampires actuels semblent refuser de boire du sang humain : c’est le cas de Louis, le héros d’Entretien avec un vampire (créé par Anne Rice en 1976 et porté à l’écran en 1994 par Neil Jordan), mais aussi celui d’Edward Cullen, le héros de Twilight. Le vampire n’est plus forcément un odieux criminel. Le besoin de boire du sang demeure, mais le vampire qui y est contraint semble désormais tout faire pour ne pas nuire à ses « donneurs » (et non plus victimes). Tout un ensemble d’expédients l’y aide : insensibilisation par hypnose, cicatrisation immédiate, oubli de la scène de succion, etc. Pour Jean Marigny, « cette vision aseptisée permet aux vampires de devenir des héros à part entière que l’on peut même envier ou admirer : ils ne sont pas nuisibles, ils sont pratiquement invulnérables et la vieillesse et la maladie n’ont aucune prise sur eux » (p. 63). Le vampire moderne est un beau jeune homme, défenseur de la veuve et de l’orphelin : une sorte de héros au cœur pur, aux antipodes du mort-vivant traditionnel. Il n’est plus un aristocrate décadent habitant loin des hommes dans un château maudit, mais un urbain qui fait des études (comme Edward) ou qui a un métier et qui est parfaitement intégré dans sa communauté, avec laquelle il cherche à cohabiter. C’est le cas dans True Blood, une série américaine télévisée qui adapte les romans de Charlaine Harris. Si les vampires font connaître leur existence et prennent une nouvelle visibilité, c’est parce que l’invention du sang de synthèse permet une cohabitation entre anciens prédateurs et anciennes victimes.
Le vampire : mâle dominant ou gay caché ?
Le deuxième trait frappant des succès vampiresques actuels tient à la place de l’amour et de la sexualité. Alors que le vampire du XIXe siècle incarne l’horreur de la mort, de la déchéance et le charme ambigu de la nécrophilie, il n’y a rien d’aussi vénéneux dans les vampires « commerciaux » actuels. Il peut certes y avoir des représentations esthétisées de l’homosexualité, de l’inceste ou du sado-masochisme (représentations assez classiques depuis la fin du XIXe siècle), mais le plus frappant n’est pas là. Prenons l’exemple des deux amants de Twilight. Certes, la romance entre Bella et Edward est censée être noire et dangereuse, car Edward est attiré par Bella mais veut aussi boire son sang : il lutte donc en permanence contre lui-même pour ne pas tuer celle qu’il aime. Cela dit, l’histoire reste dans le cadre de la morale chrétienne et du politiquement correct. On est également assez loin des histoires érotiques de vampires telles qu’elles proliférèrent dans les années 1970 : finalement, Edward est surtout décrit comme une victime du destin, incompris, en lutte avec lui-même, qui a juste besoin d’amour et de tendresse et qui doit se transcender pour devenir un ado « normal ». Ce qui est frappant – Jean Marigny omet de le souligner –, c’est que, dans les histoires qui triomphent aujourd’hui sur les petits ou les grands écrans, il est question d’histoires d’amour hétérocentrées et monogames, somme toute très platoniques : un vampire mâle dominant, qui a du pouvoir, y renonce et accepte de se montrer fragile pour conquérir le cœur d’une jeune femme sensible à sa virilité mais aussi à sa vulnérabilité et à sa solitude. Ces évolutions s’expliquent surtout par le fait que la littérature actuelle sur les vampires est désormais plutôt tournée vers un public de masse de plus en plus jeune, alors qu’à l’origine elle se destinait à un public adulte averti appartenant à l’élite intellectuelle. Le cas de Twilight est également spécifique, car son auteure est membre de l’église des Mormons et soucieuse de ne pas choquer les parents de ses (jeunes) lecteurs.
Le vampire actuel de la culture de masse est donc devenu un héros romantique, démythifié, idéalisé, assez loin de Dracula, le personnage gothique de l’Europe orientale. Il n’est plus le criminel, le monstre, l’être fondamentalement maléfique que le lecteur ou le spectateur était invité implicitement à condamner au nom de la religion ou de la morale, jusque dans les années 1970. On observe donc une inversion des codes vampiresques et la fin d’une lecture simplement manichéenne. En fait, le vampire incarne non plus l’altérité inaccessible et terrifiante, mais un familier, un alter ego supérieur qui présente quelques particularités, un peu comme un superhéros ou un demi-dieu. En ce sens, le vampire actuel est révélateur d’un « néo-romantisme », selon l’expression de Jean Marigny.
De façon plus cynique aussi, on pourrait dire que le vampire est devenu un vrai produit commercial dont les aspérités ont été gommées pour plaire au plus grand nombre. S’il connaît un tel succès aujourd’hui, c’est parce qu’il a été ramené à des thèmes universels (la vie, la mort, l’amour, la fatalité, le sang) et qu’il s’est transformé au point de devenir méconnaissable.
Cela dit, la thèse de Jean Marigny est surtout vraie pour le cas de Twilight. La série américaine True Blood est beaucoup plus complexe : on peut certes y voir au premier degré une histoire d’amour très romantique et très hétérocentrée entre Sookie et Bill, un jeune et beau vampire de 157 ans, mais on peut aussi y voir une représentation détournée des problèmes de discrimination dans la société américaine actuelle. Il est frappant de constater que les vampires sont désormais de moins en moins des êtres solitaires et forment de plus en plus des communautés (c’est également vrai dans Twilight). Dans True Blood d’Allan Ball, les vampires se battent pour accéder aux mêmes droits que les humains et revendiquent le mariage « mixte » entre vampires et humains (un mariage que l’église considère comme « contre nature » dans la série). La série se passe en Louisiane, un ancien État esclavagiste. En ce sens, on peut donc dire que le vampire contemporain est aussi devenu le crypto-symbole ou le porte-parole de la demande d’intégration de toutes les altérités communautaires visibles (communautés noires, lesbiennes, gay, transsexuelles, etc.).
Stéphanie Sauget, « Les vampires attaquent !. Réflexions sur une mythologie 2010 »,
La Vie des idées
, 2 février 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Les-vampires-attaquent
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