À partir de l’analogie entre la perception des couleurs et le jugement sur le beau, L. Jaffro reconstitue les débats qui présidèrent à la complexe élaboration de l’esthétique au XVIIIe siècle anglais.
À partir de l’analogie entre la perception des couleurs et le jugement sur le beau, L. Jaffro reconstitue les débats qui présidèrent à la complexe élaboration de l’esthétique au XVIIIe siècle anglais.
Il ne manque pas d’ouvrages prenant pour objet d’étude le développement de l’esthétique au XVIIIe siècle, en particulier au sein du monde anglophone. On sait en effet que cette période, du dernier tiers du XVIIe à l’orée du XIXe siècle, a représenté un épisode particulièrement intense de conceptualisation philosophique, marqué par un foisonnement d’écrits et d’idées très diverses qui ont durablement façonné l’avenir de cette discipline, autant dans sa reconnaissance académique que dans sa diffusion culturelle. Le présent livre de Laurent Jaffro n’apporte pas un opus supplémentaire, il ne s’en tient pas à une simple narration, comme tant de contributions érudites qui prennent parfois l’allure de catalogues où rien n’est oublié mais dans lesquels tout tend à figurer sur le même plan.
Ici la thématique est à la fois très circonscrite et ouverte sur un questionnement interne inlassable. Car, en passant du registre sensoriel à la finesse de discrimination s’appliquant à l’ensemble de nos facultés, le terme de goût perd sa simplicité apparente et se trouve inséparable de tout ce qui est propre à l’usage des passions et aux procédés de l’éducation. Chaque contribution dépose moins une couche supplémentaire qu’elle ne remet en perspective les médiations cognitives et affectives de notre rapport au monde et à la culture. Dans ce contexte, il est spécialement fructueux d’interroger la récurrence de métaphores d’arrière-plan qui en proposent des schémas d’unification attrayants tout en révélant de nouvelles lignes de fracture. C’est par excellence le cas avec l’analogie entre les couleurs et les valeurs et il n’est donc pas surprenant qu’elle soit annoncée dès le titre de l’ouvrage.
Même si le livre adopte une présentation à peu près chronologique, son ambition est en effet de fournir une sorte de table d’orientation conceptuelle qui replace chacun des protagonistes dans un débat qui le fait entrer en résonance avec tous les autres. Il ne s’agit pas ici d’être exhaustif mais de faire émerger des lignes de tension structurantes autour desquelles se joue l’identité de l’entreprise esthétique.
Le centre de gravité de l’entreprise est le « tournant psychologique » qui, nourri de la double révolution de l’empirisme et de la philosophie naturelle, exerce ses effets bien au-delà des auteurs qui s’en réclament explicitement, et jusque chez leurs adversaires nourris, comme Shaftesbury, des Platoniciens de Cambridge, et qui prônent l’enthousiasme créateur. Cette inflexion philosophique majeure a trouvé un lieu d’élection privilégié dans l’examen du goût où la discipline intellectuelle ne cesse d’interagir avec la disposition à sentir et à éprouver une satisfaction, interdisant de s’en tenir à un simple je ne sais quoi.
Le parti-pris de restreindre l’analyse à ce fil directeur a certes l’inconvénient de laisser de côté des auteurs importants. Si la quasi-absence de Burke est assumée et logiquement justifiée, on peut néanmoins la regretter, car on ne peut réduire son apport à la dualité des catégories du beau et du sublime. Il aurait permis de mettre en contraste l’associationnisme psychologique qui procède par des chaînes de contiguïté et ressemblance et la causalité mécanique des affects qui, il est vrai, déborde de loin le goût. En revanche, ce choix permet d’attirer l’attention sur des auteurs peu connus du lecteur francophone (ainsi Henry More, James Harris, Joseph Addison). Même ceux qui sont plus familiers et mieux servis par la traduction (Francis Hutcheson, Thomas Reid, Alexander Gerard, voire Adam Smith) font ici l’objet d’un éclairage précis qui met en valeur leur physionomie et leurs points forts.
L’ouvrage adopte tout au long un style argumentatif à la fois sobre et très efficace, soucieux de clarté conceptuelle et de récapitulations, ce qui en fait tout à la fois une réussite exemplaire sur le sujet qu’il traite et un plaidoyer en faveur de l’analyse. La confrontation de quelques thèses récentes avec le réalisme de l’époque apporte un complément bienvenu.
Dans cet ouvrage dense et parfaitement charpenté, en une série de chapitres qui se répondent, plusieurs développements retiennent plus particulièrement l’attention.
(a) L’auteur propose une analyse subtile d’une notion-clé de la philosophie de Hutcheson, celle de « beauté absolue » caractérisée par « l’uniformité dans la variété ». Loin d’être une formule passe-partout, qu’on retrouve cependant aussi bien chez les post-leibniziens que sous la plume des artistes (comme William Hogarth), il montre qu’elle renvoie à une « raison composée » dont le principe mesure l’importance esthétique d’un objet, c’est-à-dire la quantité de beauté qu’il est susceptible d’incarner, inaugurant une forme de « calcul du plaisir esthétique » (p. 85) sur le modèle du calcul moral qui maximise la valeur de l’agent, mais qui demeure ici toujours faillible ou révisable.
(b) Laurent Jaffro rappelle avec raison qu’il existe une continuité forte entre le Traité de la nature humaine de Hume et son petit opuscule sur « La règle du goût ». Certes, par contraste avec les réalistes, Hume ne reconnaît pas d’objectivité à la beauté pour elle-même, pas même (comme Gerard) au titre d’excellence technique qui en assurerait la consistance. Mais son scepticisme éclairé n’a pas pour conséquence de livrer les attributions esthétiques à l’arbitraire, car les désaccords n’ont rien de mystérieux, ils sont explicables à condition de faire intervenir la notion de « point de vue approprié » qui impose une contrainte sélective sur les interprétations recevables. Il en appelle à « la délicatesse du goût [comme] capacité à discerner ce qui dans l’objet est responsable des réactions du sentiment » (p. 213), en apportant les informations qui s’imposent (p. 106). Cela ne nous fait pas sortir pour autant du subjectivisme mais en bloque la variante relativiste qui mine tout espoir de consensus esthétique. Conjointement il marque l’attachement sous-jacent et constant de Hume à la tradition culturelle des humanités.
(c) Reid est encore peu connu du lecteur francophone et on ne peut que déplorer que l’intérêt récent qu’il a suscité (notamment chez Roger Pouivet) obéisse à une approche de son œuvre tronquée ou déformée puisqu’elle voit en lui le champion de ce que Jaffro nomme avec bonheur un « réalisme outré ». En réalité, beaucoup plus que la défense du sens commun et de son objectivisme de base ontologique, ce qui est caractéristique de la pensée de Reid est une conception duelle de l’expérience esthétique faisant intervenir deux composantes indissociables, la constitution de l’esprit et les propriétés de l’objet appréhendé. Le beau ne consiste pas dans une excellence spirituelle désincarnée ou préprogrammée, car celle-ci est toujours assortie de conditions liées à la réception des œuvres et à la diversité des contextes culturels (cf. p. 166). Reid souscrit donc logiquement à une thèse gradualiste dans laquelle l’expérience du beau occupe tous les degrés entre le « goût animal » le plus instinctif et le plaisir normatif du connaisseur qui se fonde sur un jugement rationnel (p. 148) permettant de justifier ses engagements.
L’idée d’un XVIIIe siècle tout acquis à un subjectivisme généralisé mérite donc d’être révisée, d’une part en raison de la tension qui subsiste entre platonisme et empirisme, d’autre part en raison des multiples nuances que chacune de ces conceptions véhicule. Shaftesbury et son disciple James Harris représentent un pôle en apparence plus traditionnaliste, mais l’influence profonde qu’ils ont exercée sur la pensée de leur époque transparaît dans l’importance que les auteurs continuent d’accorder à l’amour et à l’admiration.
Derrière la rigidité des étiquettes (réalisme/antiréalisme, sensualisme/intellectualisme, etc.) courantes dont on se sert pour classer chacun des auteurs, on observe une fluidité beaucoup plus grande des positions réelles que chacun d’entre eux défend, au moins en ce que leurs doctrines se touchent sur certains points tout en s’opposant franchement sur d’autres. Ainsi, selon le degré de cognitivisme qu’on reconnaît à Hume, on pourra voir en Gerard soit un critique soit un adepte de son prédécesseur (p. 194) et lui-même semble parfois hésiter entre les deux options. Et s’il n’est pas illégitime de faire de Hume et de Reid deux adversaires typiques (ce qu’ils assument l’un et l’autre), leur désaccord sur la métaphysique du goût ne les empêche pas d’avoir des vues convergentes sur la phénoménologie de l’appréciation esthétique (p. 177).
En même temps, lorsqu’on l’envisage dans sa globalité, la philosophie esthétique du XVIIIe obéit à une perspective d’élargissement constant qui la mène des intuitions phénoménales encore pointillistes d’Addison (conservées par Hutcheson) à la prise en compte d’une dynamique épistémique et temporelle amplifiante dont l’aboutissement le plus convaincant se trouve dans l’école aberdonienne, chez Gerard (1759, 1764, 1780), fût-ce au prix d’un éclectisme accru (c’est encore plus le cas chez Archibald Alison en 1790). Si Hume est à coup sûr pour nous la figure la plus éminente – à cet égard le sous-titre choisi pour l’ouvrage est parfaitement justifié –, il vaut d’abord comme étalon et pierre de touche de tout le registre des possibles, d’autant plus qu’il se présente volontiers comme un « ambassadeur envoyé par les provinces du savoir auprès des provinces de la conversation » (« L’art de l’essai »).
En définitive, on comprend que l’analogie qui lie couleurs et valeurs soit éclairante pour souligner l’enjeu du goût, quoiqu’elle reste à bien des égards insatisfaisante et incomplète. Car de prime abord, il existe un écart infranchissable entre la postulation d’idéaux esthétiques absolus, non réductibles à l’étoffe du monde et parfois subordonnés à une visée téléologique, et le jeu incertain des qualités secondes qui reste immergé dans le flux de la sensibilité. Et pourtant si l’on peut dire avec Hume que le sentiment « colore » le monde, c’est que le propre du goût ne se résume ni à recevoir des impressions fugitives, ni à réfléchir l’image scientifique du monde, et qu’il ne peut s’empêcher de projeter ce qu’il ressent sur l’objet des attributions : loin de se réduire à des illusions, « ces analogues de couleurs sont appréhendés comme étant au-dehors, dans l’objectivité » (p. 220). On peut y deviner aussi une prémonition de l’argument anti-sceptique de Sibley pour qui il n’est pas cohérent de douter de l’objectivité des descriptions esthétiques si l’on admet celle des jugements de couleur.
En résumé, l’ouvrage de Laurent Jaffro apporte non seulement une mine d’idées connues et moins connues sur les origines historiques anglaises (et surtout écossaises) de l’esthétique mais une mise en perspective qui en éclaire en profondeur les enjeux épistémologiques. Il deviendra vite indispensable.
par , le 25 juin 2020
Jacques Morizot, « Les origines anglaises de l’esthétique », La Vie des idées , 25 juin 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Les-origines-anglaises-de-l-esthetique
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.