Des léopards qui chassent les chiens errants dans les rues de New Delhi la nuit, des paresseux qui s’invitent dans les jardins publics et privés à Manaus, de grandes chauve-souris fructivores qui s’installent à Tel-Aviv en profitant des fruits des ficus : la liste est longue de ces animaux réputés « sauvages » qui fréquentent nos villes.
Plusieurs centaines d’espèces se sont acclimatées à cet écosystème nouveau que sont les grandes conurbations modernes. Si un animal isolé nous ravit – surtout s’il est mignon –, réintroduisant du merveilleux dans un tissu urbain trop prévisible, leur prolifération peut engendrer de sérieuses perturbations. Le gentil écureuil peut susciter l’ire des riverains s’il vient à se multiplier.
Les causes de l’exode animal
La plupart des initiatives sont peine perdue, de la plus douce (le déplacement) à la plus violente (l’extermination), en passant par des tentatives pour faire respecter le zonage, à grand renfort de clôtures électriques ou de répulsifs, qu’ils soient synthétiques ou naturels (comme l’urine de lynx pour les chevreuils). Aussi longtemps qu’ils se procurent gîte et couvert, les animaux contournent les obstacles, s’habituent aux bruits et aux odeurs, compensent les pertes, voire laissent la place à une autre espèce plus aguerrie, plus rusée, plus agressive, plus prolifique. La cohabitation semble inévitable, et Joëlle Zask nous invite à changer de perspective.
Mais qu’est-ce qui pousse les animaux à quitter la « nature » pour aller vivre en ville ? Eh bien, tout simplement la dégradation accélérée de la « nature ». Déforestation et remembrement, chasse intensive, pollutions agricoles rendent les espaces non urbains de moins en moins hospitaliers. Il suffit de songer aux plaines de Beauce ou de Picardie en hiver. A contrario, les espaces habités par l’homme, des gros bourgs aux grandes villes, voient converger la nourriture et l’eau, se multiplier les projets de verdissement, offrent avec leurs délaissés, leurs friches urbaines, leurs bâtiments modernes, des opportunités de logement renforcées par l’absence de chasse, voire la présence de personnes distribuant la nourriture.
La qualité de l’air y est même parfois meilleure. Dans les égouts, les décharges, sur les toits et les façades, dans les jardins et les parcs, les animaux trouvent logis et provende. Ceux qui s’y aventurent et s’y acclimatent se constituent une place dans ce biotope d’un nouveau genre – et tant pis pour ce qu’en pensent les voisins. D’ailleurs, sont-ils les premiers ? Le rat, le corbeau, le cafard les ont précédés. Dans un monde où l’espèce humaine et ses animaux de rente drainent une fraction croissante des ressources naturelles, le mieux est de s’en accommoder.
L’animalité en question
Le phénomène ne fait pas que bousculer les pelouses des jardins publics ; il bouscule d’abord nos schémas mentaux. Qu’est-ce que la nature ? Le sauvage ? Ainsi, à côté des catégories en apparence simples de l’animal sauvage, qui vit dans un espace pas ou peu influencé par l’activité humaine, de l’animal domestique de rente (vaches, cochons, poulets), de l’animal familier qu’il nous arrive d’aimer plus que notre voisin, il nous faut faire la place à de nouvelles catégories.
L’animal liminaire ou opportuniste, termes que l’autrice préfère à celui de commensal, vit dans les écosystèmes anthropisés sans y être invité. Il y a aussi l’animal féral, issu de la domestication, mais retourné à un état semi-sauvage, comme les vaches corses. Ces termes ne se prêtent pas à qualifier une espèce donnée, puisqu’un animal comme le renard, témoignant d’une belle capacité d’adaptation, pourra être sauvage ou commensal selon les besoins et que les animaux féraux démontrent qu’il y a une vie après la domestication. La notion même de « sauvage » devient sujette à caution.
Point de catégories figées, donc, mais un continuum de situations qui invite à repenser notre rapport à l’animalité et, plus largement, à la « nature ». Les catégories issues de la modernité européenne, notamment lors de son déploiement en Amérique du Nord, qui font de la wilderness et du wild les antithèses de la « civilisation », soit infernales et chaotiques, soit sublimes et régénératrices, ne rendent plus compte de la réalité.
En cela, les réflexions de l’autrice s’inscrivent dans les traces de William Cronon [1]. La wilderness est un mythe occultant la perception des interactions permanentes entre les dynamiques humaines et celles des autres espèces, végétales, animales, fongiques, bactériennes, virales, etc.
Traiter de notre rapport aux animaux – et plus largement au vivant – nous fait courir le risque de l’anthropocentrisme. C’est d’ailleurs le cas lorsque, dans un souci louable de cohabitation, nous assignons aux animaux des espaces « naturels » protégés qu’ils s’empressent de quitter pour aller faire les poubelles ou razzier nos jardins. Le risque inverse serait cependant de renoncer à penser l’animal et l’animalité. Comme l’écrit Joëlle Zask,
une certaine dose d’anthropocentrisme est inévitable : notre point de vue dépend nécessairement des représentations que nous nous forgeons du monde dans lequel nous vivons. Le problème n’est donc pas d’accéder à un point de vue sans biais, par définition inaccessible, mais de transformer la manière dont nous nous représentons le monde. (p. 185)
Pour ce faire, Joëlle Zask, plutôt qu’au terme de cohabitation (qui peut laisser entendre que nous nous apprêtons à ouvrir notre frigo aux ratons laveurs), a recours au terme de voisinage. Celui-ci évoque la recherche d’un modus vivendi dans des espaces semi-partagés, où chacun conserve son chez-soi. Cela signifie non pas une compréhension totale et fusionnelle, mais une compréhension partielle des dynamiques de chacun. Un moyen terme entre un anthropomorphisme total et une altérité inaccessible, qui permet de définir une « éthique des relations asymétriques » (p. 167).
La cité contre la ville
Plus fondamentalement, les échecs en termes d’assignation des animaux font écho aux critiques sociales et anthropologiques de la ville et à son inadéquation aux animaux pour qui et par qui elle a été conçue : les humains. En somme, les autres animaux qui rentrent en collision avec les logiques urbaines nous parlent aussi de nous-mêmes. Les pingouins du Cap qui nichent dans les bouches d’égout évoquent les « détournements » dont le mobilier urbain fait l’objet.
La présence des bêtes sauvages dans les villes est donc un levier pour repenser nos modes de vie et la conception des espaces de nos vies, en recourant aux concepts qui ont permis de décrire le fonctionnement général de la nature. » (p. 205)
Alors que la ville est un projet d’aménagement trop souvent pensé d’en haut, la cité selon Aristote est « la communauté de la vie heureuse, c’est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et indépendante ». En déjouant la planification urbanistique, en nous forçant au voisinage, les animaux dans la ville nous invitent à retrouver le sens de la cité. Aristote savait d’ailleurs très bien, au contraire de Descartes, que les animaux ne sont pas des machines et que l’humain est un zôon politikon, un animal civique.
Dans cette quête de voisinage, nous pouvons nous appuyer sur les critiques, déjà anciennes, de la ville industrielle et fonctionnaliste, comme les travaux de l’architecte écossais Patrick Geddes qui refusait d’opposer la ville et son espace environnant et qui posa en 1920 les principes de Tel-Aviv visant à concilier dynamiques sociales et écologiques.
L’intrusion des animaux sauvages dans la ville était peut-être un prétexte pour interroger l’anthropologie industrialisante et sa traduction urbanistique. Pourquoi pas ? L’essai est plaisant à lire, illustré par des anecdotes tout à fait passionnantes. J’ai été moins convaincu par les deux chapitres centraux, fondés sur une exégèse du mythe de Noé. Peut-être s’agissait-il, pour l’autrice, de répondre aux détracteurs des traditions judéo-chrétiennes où réside, selon eux, le « germe qui, en grandissant, a mené tout droit à la destruction de la nature » (p. 149), thèse qui remonte à G. P. Marsh [2].
Le problème, c’est que la Bible est une collection de livres très hétérogènes, voire contradictoires et reflétant des polémiques internes, probablement rassemblés en Égypte au IIe siècle avant notre ère à la demande de la dynastie gréco-macédonienne. En choisissant tel ou tel extrait, de bons exégètes peuvent lui faire dire n’importe quoi, et ils ne s’en sont pas privés. Dès lors, la greffe de ces deux chapitres ne prend pas et ils m’ont semblé inutiles à l’économie générale de l’ouvrage. Mais que cela n’empêche en aucun cas de lire le livre !
Joëlle Zask, Zoocities. Des animaux sauvages dans les villes, Paris, Premier Parallèle, 2020, 228 p.