L’héroïsation de la figure de l’inventeur a accompagné le développement de la société industrielle dans l’Angleterre du XIXe siècle. L’historienne des techniques Christine MacLeod montre comment James Watt ou George Stephenson, incarnations du progrès, ont été glorifiés par leurs contemporains. L’inventeur adulé a ensuite cédé la place au scientifique anonyme, avant que l’image de l’apprenti sorcier vienne jeter le doute sur les bienfaits du progrès technique.
Recensé : Christine MacLeod, Heroes of Invention. Technology, Liberalism and British Identity, 1750-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
Qui connaît aujourd’hui le nom de l’inventeur de la télévision, des OGM ou du téléphone portable, sans parler des nombreuses machines outils qui peuplent les usines ? La figure de l’inventeur isolé dévoilant seul les secrets de la nature ou faisant surgir un procédé neuf n’existe plus.
Désormais, c’est l’armée des ingénieurs et des techniciens anonymes qui imagine la multitude des artefacts et des innovations dont nous sommes environnés. À côté des acteurs ou des sportifs, l’inventeur fait pâle figure et ne peut plus guère revendiquer le titre tant convoité de héros national. Dans notre société pourtant industrielle et hyper technicienne, l’inventeur n’appartient pas au panthéon des héros nationaux. L’univers culturel du capitalisme mondialisé considère le sportif ou l’entrepreneur fortuné davantage que l’inventeur et le technicien comme la source du dynamisme. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Dans l’Angleterre du XIXe siècle les inventeurs ont conquis une position originale : ils sont devenus des héros nationaux salués à la fois par la foule du peuple et des élites. Comment expliquer cette position exceptionnelle de la figure de l’inventeur dans l’Angleterre victorienne ? C’est cette énigme que se propose d’expliquer Christine MacLeod dans cette étude originale à plus d’un titre. Elle montre que l’inventeur est d’abord une construction sociale complexe qui varie selon les époques et les lieux. En suivant la valorisation croissante de ce personnage, Christine MacLeod questionne des aspects aussi divers que les racines de l’identité nationale britannique et l’articulation entre la science et la politique.
Historiciser la figure de l’inventeur
Qu’est-ce qu’un inventeur ? La réponse à cette question varie sans cesse en fonction de la redéfinition des rapports entre science et technique, entre la sphère économique et celle du social. À la Renaissance, l’inventeur n’est pas celui qui met au point quelque chose de neuf, c’est plutôt celui qui a redécouvert un dispositif mécanique ancien et qui a su le recombiner et l’améliorer [1]. Dans la lignée de ses travaux antérieurs sur la législation du droit d’invention à l’époque moderne [2], Christine MacLeod analyse d’abord l’évolution des représentations de l’inventeur aux XVIIe et XVIIIe siècles. À cette époque, les titulaires de brevet d’invention étaient d’abord considérés comme des fraudeurs et des tricheurs ; leur destin était l’anonymat. Quand le Gentleman’s Magazine énumère en 1803 la liste des « Anglais qui ont fait l’honneur du XVIIIe siècle », aucun inventeur n’y figure.
Pourtant, l’estime publique dont jouit l’inventeur commence à croître au cours du XVIIIe siècle. Divers indicateurs permettent de mesurer cette évolution : la multiplication des portraits d’inventeur posant fièrement à côté de leur œuvre, comme Arkwright à côté de la machine à filer ou James Watt à côté de dessins techniques ; ou encore la place croissante qu’ils occupent dans les dictionnaires biographiques. Pour certains, le rôle de l’inventeur devient même plus utile que celui des militaires qui meurent sur le champ de bataille. Ainsi dans les années 1790, des radicaux hostiles à la guerre contre la France assurent que l’origine de la puissance britannique ne réside pas dans ses forces armées mais plutôt dans la robustesse de son industrie. Dans ces conditions, mieux vaut célébrer l’inventeur du métier à filer mécanique que le général vaincu.
L’année 1824 constitue un tournant dans l’évolution du statut des inventeurs. Le 18 juin 1824, une réunion publique présidée par le premier ministre Lord Liverpool, et composée des principales personnalités du monde politique, économique et scientifique, lance une souscription en vue d’ériger un monument à la gloire de James Watt, considéré alors comme l’inventeur de la machine à vapeur. Au terme d’une campagne d’opinion et d’une collecte d’argent efficace, une énorme statue en marbre est finalement érigée dans Westminster Abbey en 1834 [3]. De multiples réseaux ont été impliqués dans la promotion de James Watt au rang de héros national : au premier plan l’Athenaeum de Londres, réunion de savants et d’hommes de lettres fondée en 1823, mais aussi les réseaux d’industriels de Glasgow et de Manchester, les principaux centres de l’industrie du coton. Les conditions politiques du moment ont favorisé le ralliement d’une large partie de l’opinion à cette initiative. Les Whigs et les Tories exploitent ainsi la figure de Watt pour s’imposer dans le champ politique. Les Whigs voient dans Watt l’incarnation du triomphe de la bourgeoisie industrielle contre l’ancienne aristocratie, la statue de Watt devenant l’expression culturelle du Reform Act de 1832 qui avait étendu le droit de vote à la classe moyenne. En instrumentalisant la figure de Watt au service de la promotion de l’industrie, ils espèrent rallier le monde du travail dont l’agitation ne cesse d’inquiéter les élites. Les Tories utilisent le culte de Watt pour se rapprocher des milieux industriels. Comme le montre Christine MacLeod, cette glorification de Watt a eu toute une série de conséquences importantes pour la compréhension des débuts de l’industrialisation. Elle a par exemple contribué à accréditer la notion de « Révolution industrielle » qui émerge peu à peu comme un moment décisif de l’histoire de la Grande-Bretagne.
Pourtant, face à ce concert d’enthousiasme, certains groupes ont tenté de résister en défendant une autre théorie de l’invention. Des radicaux comme William Cobbett et Thomas Hodgskin invitent par exemple les ouvriers britanniques à faire preuve de méfiance à l’égard du culte rendu à l’inventeur héroïque. Hodgskin dénonce la vanité des prétentions du grand inventeur. Pour lui l’invention est le résultat d’une accumulation de savoir-faire qu’aucun individu isolé ne doit s’approprier. Il s’efforce de démythifier l’idéologie de l’inventeur héroïque et propose les linéaments d’une théorie de l’« invention démocratique » (Democratic invention). Mais ces voix restent isolées et peu audibles face au panthéon technologique qui s’édifie peu à peu.
Naissance du panthéon technologique anglais
Au cours de l’ère victorienne, le culte rendu aux inventeurs tend à s’étendre au-delà des quelques cas singuliers célébrés auparavant. La gloire de James Watt commence à être concurrencée par d’autres figures comme celles de Richard Arkwright, le « Napoléon du système usinier » (Andrew Ure) ou d’Edmund Cartwright, l’inventeur supposé du métier à tisser mécanique.
Ils incarnent la supériorité du pays dans l’industrie textile. Rapidement cependant, les ingénieurs civils à l’origine du développement des chemins de fer prennent le pas sur les inventeurs des mécaniques textiles dans l’imaginaire national. Les partenariats père-fils de Marc et Isambard Kingdom Brunel et de George et Robert Stephenson deviennent vite célèbres dans le deuxième quart du XIXe siècle. Les premiers ont créé la première grande compagnie ferroviaire anglaise, les seconds sont à l’origine des premières locomotives. Au moyen d’une mise en scène efficace de leur propre action, ils se sont imposés comme de véritables héros nationaux. Les statues, les monuments et les gravures célèbrent les exploits de ces ingénieurs qui parviennent à dompter la nature. En 1862, on inaugure à Newcastle-upon-Tyne, la ville natale de George Stephenson, un monument de style néoclassique impressionnant à la gloire de Stephenson ; le jour de l’inauguration, 70 000 personnes se pressent aux fêtes organisées pour l’occasion et une immense procession de quelque 10 000 personnes défile dans la ville.
La célébration de la grandeur industrielle britannique atteint un paroxysme au milieu du XIXe siècle lors de l’Exposition Universelle de 1851 qui vante à la fois la supériorité technologique britannique et le rôle des inventeurs. Cette exposition ne fut pas simplement une foire du monde industriel, elle était également conçue comme un moment de célébration de la compétition internationale. Elle manifestait la croyance selon laquelle la complémentarité des intérêts commerciaux rendrait les guerres obsolètes, l’industrie et les techniques devant servir de support à la paix internationale. Les discours qui accompagnent l’exposition célèbrent les inventeurs comme les héros de la Pax britannica. Même si la guerre de Crimée en 1855, puis le développement des tensions nationalistes dans les années 1860 introduisent des brèches dans cette croyance pacifiste, elle joua un rôle important dans la justification intellectuelle de l’industrie et du libéralisme.
Dans la deuxième moitié du siècle, l’État entérine la nouvelle gloire des inventeurs en les honorant de multiples manières, de nombreux ingénieurs et inventeurs sont ennoblis. En à peine un siècle, les inventeurs et les ingénieurs ont connu une promotion considérable de leur statut. Même s’ils ne remplacent pas les militaires et les hommes d’État dont les monuments occupent toujours les sites les plus prestigieux de la capitale, les squares et les jardins plus obscurs se remplissent de monuments les célébrant. Christine MacLeod ne se contente pas de montrer comment s’opère la promotion de ces nouvelles figures héroïques, elle montre aussi comment ils ont été instrumentalisés lors des débats politiques sur la législation des brevets d’invention et lors des débats sur l’élargissement du droit de vote. Les artisans et les membres de « l’aristocratie ouvrière » ont en effet profité de la promotion de l’inventeur pour justifier leurs demandes de réforme : en rappelant les origines populaires de nombre d’inventeurs célèbres, les radicaux justifient la respectabilité des travailleurs qualifiés et leur inclusion dans la champ politique lors de la réforme électorale de 1867.
À la fin du XIXe siècle pourtant, cette promotion de l’inventeur en héros touche à sa fin. La position sociale de l’inventeur est remise en cause à la fois par l’assaut des scientifiques qui élèvent le statut de la science au-dessus de celui de l’invention, et par l’émergence d’un nouveau contexte de doute et d’incertitude. Certaines voix s’élèvent pour suggérer que les gains apportés par les changements technologiques sont acquis au prix d’une crise sociale et environnementale trop lourde.
Le retour à l’anonymat
L’inventeur héroïque disparaît progressivement à la fin du XIXe siècle. Dans les dernières décennies du siècle, des scientifiques comme le physicien Oliver Lodge (1851-1940) s’efforcent de dresser des frontières entre la science et l’invention. Le savant ne doit pas se laisser distraire par la recherche des applications immédiates, et ce qu’on appelle aujourd’hui la recherche fondamentale doit primer sur les applications techniques. Les scientifiques prennent peu à peu la place des inventeurs dans la célébration publique. Après sa mort en 1882, Charles Darwin devient rapidement l’objet d’un puissant culte. Lors de la célébration en 1909 du centenaire de sa naissance et du cinquantenaire de la publication de L’origine des Espèces, le Times orchestre une campagne de glorification de celui qui est devenu le « symbole de la science du siècle passé ». De manière significative, les scientifiques colonisent l’abbaye de Westminster avec leurs plaques commémoratives aux dépens des inventeurs et des ingénieurs. Le succès des savants dans leur œuvre de dépréciation des inventeurs apparaît clairement dans le remplacement du terme invention par l’expression de « science appliquée » (applied science). L’inventeur disparaît peu à peu, il est remplacé dans l’imaginaire social par l’homme de science qui colonise tout le champ de la science et de ses applications.
Par ailleurs, au tournant du siècle, les peurs et l’anxiété face au développement industriel s’accentuent. Le genre littéraire de la science-fiction et les nombreuses dystopies produites à l’époque témoignent des peurs sociales face aux inventions diaboliques qui risquent de surgir. L’inventeur y apparaît de plus en plus fréquemment comme un individu dangereux, dont les créations menacent l’humanité. Dans la presse populaire, la science et la technologie occupent une place importante, mais cette visibilité croissante atténue la curiosité du public et affaiblit le respect à l’égard des inventeurs. D’ailleurs, constate C. MacLeod, les publications consacrées à la technologie évoquent de moins en moins l’inventeur et de plus en plus l’invention, l’homme étant supplanté par la machine. Ce processus d’anonymisation de l’invention contribue à l’invisibilité croissante de l’inventeur qui perd peu à peu son statut héroïque.
Christine MacLeod analyse d’une manière convaincante les conflits sociopolitiques du XIXe qui forment l’arrière-plan de cette héroïsation de la figure de l’inventeur. Pour les libéraux, les artisans radicaux et les scientifiques malheureux, la valorisation de la figure de l’inventeur s’insérait dans une lutte plus vaste. Il s’agissait de modifier l’identité nationale militaire et aristocratique de la Grande-Bretagne. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans les nombreux débats sur les singularités de la Britishness qui nourrissent l’historiographie d’outre-Manche [4]. En montrant le poids spécifique des inventeurs dans le façonnement de l’identité nationale britannique, l’auteure invite aussi à pousser le questionnement en comparant avec la situation sur le continent. En France, par exemple, l’inventeur n’a jamais été élevé au même statut qu’en Angleterre. Si certaines figures ont pu être populaires à l’image de Jacquart de Lyon, l’inventeur du métier à tisser du même nom, jamais les statues célébrant les héros du monde industriel n’ont fleuri avec une telle intensité [5]. En France, les figures de l’écrivain et du général victorieux n’ont jamais été réellement concurrencées par celles des ingénieurs ; dans un pays qui resta longtemps rural et méfiant devant la grande industrie concentrée, l’inventeur ne pouvait que continuer d’inspirer la méfiance.
Ce livre richement illustré possède enfin un réel intérêt démystificateur. Alors que l’histoire des sciences et des techniques reste parfois enfermée dans la répétition hagiographique, il montre comment les mythes et les légendes qui emplissent les récits populaires se sont constitués. Par ailleurs, l’archétype de l’inventeur né au XIXe siècle continue, souvent à notre insu, d’exercer ses effets. Il contribue par exemple à identifier l’inventeur au sexe masculin, les inventeurs héroïques célébrés au XIXe siècle étaient en effet des hommes. Il contribue aussi à faire de l’invention technique un moyen privilégié de résolution des crises sociales ou politiques. Alors qu’aujourd’hui c’est la science et la technique elles-mêmes qui apparaissent de plus en plus manifestement à la source de la crise planétaire qui se profile, la figure de l’invention héroïque sauvant les hommes de la catastrophe et permettant la poursuite du progrès reste prégnante dans notre imaginaire.
François Jarrige, « Les inventeurs, héros déchus du progrès technique »,
La Vie des idées
, 9 mai 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Les-inventeurs-heros-dechus-du
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Voir Jean-Claude Margolin, « Inventer et découvrir à la Renaissance », in M. T. Jones Davies (dir.), Inventions et découvertes au temps de la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1994, surtout, p. 123-145.
[2] Christine MacLeod, Inventing the Industrial Revolution : The English Patent System, 1660-1800, Cambridge University Press, 1988.
[3] L’auteure a présenté en français une partie de ces analyses dans Christine MacLeod, « L’invention héroïque et la première historiographie de la révolution industrielle », in Liliane Hilaire-Perez et Anne-Françoise Garçon (dir.), Les chemins de la nouveauté : innover, inventer au regard de l’histoire, Paris, éditions du CTHS, 2003, p. 207-222, et « Comment devient-on un grand inventeur ? Les voies du succès au Royaume-Uni au XIXe siècle », in Marie-Sophie Corcy, Liliane Hilaire-Perez et Christiane Demeulenaere-Douyère (dir.), Les archives de l’invention. Écrits, objets et images de l’activité inventive des origines à nos jours, Toulouse, CNRS, collection Histoire & Techniques, 2006, p. 165-179.
[4] Linda Colley, Britons : Forging the Nation, 1707-1837, New Haven, Yale University Press, 1992.
[5] Sur la place des inventeurs en France, voir la thèse de Gabriel Galvez-Behar, Pour la fortune et pour la gloire. Inventeurs, propriété industrielle et organisation de l’invention en France, 1870-1922, sous la direction de Jean-Pierre Hirsch, Université Lille-III, 2004.