On ne compte plus les biographies consacrées à Lénine, Staline ou Mao. Mais que sait-on au juste de Tito, le président à vie de la Yougoslavie socialiste ? La biographie de Jože Pirjevec éclaire les multiples visages de ce militant internationaliste, porte-drapeau de l’autogestion et du mouvement des non alignés dans les années 1970.
Le regard est ferme, les cheveux, gominés, les épaulettes, impeccables. C’est dans son uniforme de maréchal que Josip Broz, alias Tito (1892-1980), s’affiche en couverture de cette traduction française de la biographie qui fait autorité depuis sa parution à Ljubljana, en 2011. Le choix n’est pas anodin, alors que la version originale lui préférait un Tito présidentiel, en costume sombre, et que la traduction serbe suggérait un Tito juvénile et rieur, la pipe à la main, en tenue de partisan.
S’il avait préféré le style polémique d’un Simon Leys au sérieux de l’érudition, l’historien slovène Jože Pirjevec aurait fort bien pu intituler sa biographie Les habits neufs du président Tito, tant les variations de l’habit y font l’homme. Les hésitations des éditeurs reflètent en effet les images multiples qui existent du dirigeant yougoslave, tour à tour militant, dignitaire de l’Internationale communiste, maquisard, maréchal et président à vie de la Yougoslavie socialiste.
Au regard de la prolifération récente de biographies consacrées aux grandes figures du communisme au XXe siècle, Tito faisait exception. Difficile pourtant de sous-estimer l’importance historique du régime yougoslave, que ce soit comme inspirateur des « nouvelles gauches » des années 1970 ou comme soutien à un mouvement non-aligné dont Tito est sans conteste un des porte-flambeaux. Impossible également d’ignorer la « titostalgie » réapparue dans les Balkans occidentaux après les sanglants conflits des années 1990 : la figure du maréchal y incarne à la fois la cohabitation brisée entre nationalités et le bien-être matériel, certes relatif, d’une époque révolue [1].
La parution de cet ouvrage est dès lors l’occasion de réfléchir aux raisons de ce décalage et à ce qui, dans la personne et sa politique, distingue Tito des dirigeants emblématiques qu’ont pu être Lénine, Staline et Mao, dont les biographies prospèrent sur le mélange du crime et de l’espoir, de l’horreur et de la fascination.
Trois souvenirs de sa jeunesse
Foisonnante, cette recherche court parfois le risque de perdre son lecteur dans les détails d’une vie qui, à elle seule, résume la complexité de l’histoire balkanique au XXe siècle. Elle vient d’abord rappeler ce que Tito partage avec les autres dirigeants communistes : une accession tardive au pouvoir, après des décennies de militantisme et de clandestinité. Ce n’est qu’à la fin des années 1930 qu’il devient le leader incontesté du mouvement communiste yougoslave, position consolidée par son rôle dans la résistance partisane à l’invasion allemande.
La première genèse de Tito est austro-hongroise. Né aux confins de la Croatie et de la Slovénie actuelles, à Kumrovec, Josip Broz grandit dans une société rurale marquée par l’Église catholique, qu’il fuit encore adolescent, pour s’employer comme apprenti à travers tout l’Empire, ainsi qu’en Allemagne. Cette jeunesse laborieuse le familiarise très tôt avec les formes de la lutte ouvrière pratiquée en Europe centrale et fait de lui un autodidacte, y compris sur le plan linguistique, à tel point que son serbo-croate peu conformiste suscitera plus tard les théories les plus farfelues [2].
C’est comme soldat austro-hongrois que Broz est capturé en avril 1915, sur le front russe, captivité qui lui permet en 1917 d’assister à la Révolution bolchevique et de s’y engager. De retour à l’automne 1920 dans l’État yougoslave tout juste créé après la dissolution de l’empire austro-hongrois, il se lance dans le militantisme pour le compte du PC local, interdit et condamné à une clandestinité dangereuse. Emprisonné entre 1928 et 1934, Tito émigre ensuite en Autriche puis à Moscou, où il devient l’un des principaux acteurs de la politique de l’Internationale communiste envers les Balkans. La fin des années 1930 n’est pas exempte de zones d’ombre, car l’attitude de Tito envers les purges staliniennes reste parfois équivoque. Il parvient cependant à mettre à l’abri un grand nombre de militants yougoslaves, en les envoyant combattre en Espagne.
Troisième passage obligé de la vie de Tito, la Seconde Guerre mondiale occupe une place de choix dans la biographie, qui éclaire sa chronologie complexe et en révèle plusieurs épisodes étonnants [3]. Cheville ouvrière de la résistance, Tito y teste dès 1942 les principes sur lesquels il entend refonder la Yougoslavie, à commencer par le fédéralisme et la justice sociale, mais pas encore le communisme, consensus oblige. Le rôle-clef joué après 1945 par le Front populaire, organisation de masse visant à perpétuer le mouvement de libération, témoigne de cette influence. Mais le récit de la guerre vient aussi rappeler certains points moins connus, comme le soutien décisif apporté par Churchill à Tito, dès la fin de 1943, qui assure au chef yougoslave une reconnaissance internationale que lui refuse encore l’URSS.
Le cercle de Tito
Si cette naissance de l’homme d’État suit par nécessité une trajectoire individuelle, la principale force de ce travail est de replacer Tito dans son cercle militant et politique. Alors que l’éditeur français a choisi de restreindre la focale sur le seul président, le titre du texte original est bien Tito et ses camarades (Tito in tovariši). Les figures les plus marquantes de ce cercle sont connues et occupent une place importante dans le récit : Edvard Kardelj (1910-1979), le maître à penser slovène du régime, Milovan Djilas (1911-1995), le compagnon de lutte monténégrin, et Aleksandar Ranković (1909-1983), le Serbe des organes de sécurité.
Cette jeune garde se constitue à la fin des années 1930, remplaçant la première génération du Parti communiste yougoslave avec laquelle Tito est entré en lutte. L’importance de ce groupe apparaît pendant la Seconde Guerre mondiale, mais surtout dans les premières années du régime. L’analyse que livre J. Pirjevec de la rupture avec l’Union soviétique, en février-mars 1948, met bien en évidence le rôle joué par les proches de Tito, qui servent d’intermédiaires à l’échange très tendu avec Staline. La solidité du groupe déjoue les anticipations du Kremlin, qui escomptaient un effondrement du pouvoir yougoslave en cas de rupture ouverte avec Moscou.
Indispensables en 1948, les proches de Tito le restent par la suite, en particulier lorsque les relations se tendent entre eux. C’est Djilas qui assène le premier coup au régime par sa dénonciation, en 1952-1953, de la « nouvelle classe » et de la bureaucratisation du pouvoir au sein de la Ligue des communistes de Yougoslavie, accusations qui blessent personnellement Tito [4]. Puis Ranković incarne, dans les années 1960, un courant nationaliste serbe de plus en plus hostile aux orientations politiques du pays, avant de tomber en disgrâce en 1966. Mais sa chute ne met nullement un terme aux antagonismes qui opposent les factions centralisatrice et décentralisatice au sein de l’appareil politique.
Implicitement, cette biographie prend donc part à un débat récurrent sur le rôle respectif des membres de ce groupe dirigeant. C’est bien Kardelj, plus encore que Tito, qui apparaît comme la figure-clef pour comprendre les orientations idéologiques et politiques du régime. Il inspire le passage à l’autogestion dans les années 1950, appuyée sur l’idée d’un « dépérissement de l’État » à laquelle les Soviétiques ont renoncé [5]. Le projet autogestionnaire, inauguré par une loi de 1950, vise à faire des collectifs ouvriers et paysans les instances décisionnelles des institutions économiques du pays, dans le cadre d’un renouvellement pratique et du idéologique du marxisme-léninisme. Si l’opposition à la centralisation soviétique domine d’abord l’idée d’autogestion, elle s’entrelace de plus en plus avec la tentative de contourner une question nationale qui ne s’efface pas. Le même Kardelj est en effet déterminé à attirer l’attention de Tito sur le caractère illusoire d’une « yougoslavité » incapable de dépasser des identités nationales ancrées. C’est sa marque que portent les réformes constitutionnelles successives des années 1960-1970 et l’extension de l’autogestion, qui visent à décentraliser la fédération, sans parvenir à éliminer les tensions nationales.
Un président normal ?
En insistant sur le rôle décisif joué par les proches de Tito, la biographie vient rappeler sa pratique du pouvoir très spécifique. À la différence du « cercle du Kremlin » décrit par Oleg Khlevniouk, tout ne tourne pas autour d’un despote vétilleux, bureaucrate en chef, validant l’ensemble des décisions [6]. Tito n’est pas non plus le Hitler que l’on connaît, peu intéressé par le détail des décisions, mais central dans la dynamique qui incite chacun des dignitaires nazis à « travailler dans le sens du Führer » [7]. Le Tito présenté ici se retire, à partir des années 1950, dans un rôle d’arbitre, à la fois incontesté et peu actif en ce qui concerne les inflexions concrètes de la politique yougoslave.
Tito apparaît avant tout comme rieur, charmeur, trop humain peut-être. Sans tomber dans le sensationnel, J. Pirjevec rappelle avec raison les satisfactions tangibles que l’arrivée au pouvoir procure à Tito. Bon vivant à l’embonpoint croissant – ce qui lui vaut le surnom peu flatteur de « Göring » parmi quelques détracteurs – il jouit manifestement du luxe et de l’apparat inhérents à la fonction présidentielle. Et ce n’est pas sa femme Jovanka, qu’il épouse en 1952, qui le détournerait de tels penchants, elle qui goûte fort la grande vie et la fréquentation du beau monde international. Les demeures de Tito, en particulier sa villégiature de Brioni, deviennent des lieux de rencontre pour les dirigeants du monde entier, ainsi que pour les artistes que le président, grand amateur de films hollywoodiens, convie chez lui.
Ce n’est pas là qu’une anecdote sur la vie intime de Tito, car ce goût de l’apparat s’inscrit directement dans la conversion qu’il opère, à la fin des années 1950, vers le Tiers-Monde et le non-alignement. C’est en effet sur le front diplomatique que le président se fait le plus actif, à travers une série de grandes conférences et tournées qui visent à consolider la position de son pays entre les blocs. Garant d’une indépendance qui lui permet de compter sur l’aide des Occidentaux et de contrer une Union soviétique avec laquelle les relations restent en dents de scie, le non-alignement donne lieu à quelques points d’orgue, comme la conférence de Belgrade en 1961. L’activisme diplomatique flatte, aussi, sa vanité, comme le rappelle la tournée de 10 semaines qui le mène à la fin de 1961 en Asie et en Afrique, et ne lui vaut pas que des amis, tant Tito s’y complaît dans un cérémonial quasi-monarchique.
Les ambiguïtés de la mémoire
On comprend, en refermant la biographie du maréchal-président, en quoi elle se distingue de celles qu’on peut lire sur Lénine, Staline ou Mao. Limités sont ici les passages consacrés à la description d’une répression de masse comme en ont pratiqué ces leaders. Les deux exceptions sont les exécutions sommaires de l’après-1945 et, surtout, les purges lancées à la suite de la rupture avec Moscou, qui concernent 30 000 personnes. Goli Otok, île au large de la Dalmatie, devient le lieu fatidique d’un internement que Kardelj justifie plus tard par la nécessité d’éviter que « Staline ne transforme la Yougoslavie tout entière en un horrible camp » (p. 262-264).
L’absence de crimes de masse comparables à ceux du communisme hors de Yougoslavie explique la construction précoce d’une image débonnaire du régime. C’est le Tito du « Relais de la Jeunesse », cette course de relais organisée chaque année à travers tout le pays à partir de 1945 en son honneur. Le Tito idéalisé que peut encore saluer, sur un mode où la tendresse se mêle à l’ironie, le film Tito et moi (1992) : la participation à une « Marche dans la région natale de Tito » y devient l’idée fixe d’un écolier des années 1950, sur fond de famille divisée par le nouveau régime. Bienveillance apparente et retrait des affaires courantes permettent la construction d’une véritable statue du commandeur dès les années 1960. Mais ce retrait n’est pas sans conséquences, tant Tito apparaît aussi réticent à régler certains problèmes, économiques et politiques, qui se posent au pays.
Critique des nationalismes républicains, il n’intervient publiquement qu’en contexte de crise, par exemple lors des grandes manifestations en Slovénie (1969) et en Croatie (1971), pour exiger un retour à l’ordre. Ces interventions ponctuelles ne s’accompagnent pas d’une tentative plus globale de régler les tensions internes de la Yougoslavie, tâche qu’il préfère déléguer à d’autres. Voilà qui explique l’amertume ressentie par beaucoup, à la fin des années 1970, face à un titoïsme qui n’a en réalité rien à envier à la stagnation brejnévienne. L’usure n’a pas épargné les habits neufs du président Tito, taillés sur mesure en 1945, mais élimés par le temps et l’embonpoint.
Recensé : Jože Pirjevec, Tito, trad. par Florence Gacoin-Marks, Paris, CNRS Éditions, 2017, 696 p., 27€.
Étienne Forestier-Peyrat, « Les habits neufs du président Tito »,
La Vie des idées
, 6 novembre 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Les-habits-neufs-du-president-Tito
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[1] Mitja Velikonja, Titostalgija. Študija nostalgije po Josipu Brozu, Ljubljana, Mirovni Inštitut, 2008.
[2] Un linguiste avance ainsi l’idée, dans les années 1970, que Tito ne serait pas le vrai Tito, mais un Russe ou Polonais qui aurait usurpé son identité dès les années 1930.
[3] Citons notamment celle d’un Tito encerclé par les Allemands dans le cadre d’une offensive-surprise, en mai 1944, qui s’apprête à capituler en grand uniforme avant de se laisser convaincre de fuir par les collines, au péril de sa vie.
[4] C’est en novembre 1952 que le PC yougoslave se convertit en Ligue des communistes de Yougoslavie, ce qui renvoie à la fois à la rupture avec Moscou et à la quête d’un nouveau rôle socio-politique pour le Parti dirigeant.
[5] Dejan Jović, Jugoslavija. Država, koja je odumrla. Uspon, kriza i pad Četvrte Jugoslavije (1974-1990), Zagreb-Belgrade, Prometej-Samizdat B92, 2003 (traduction anglaise de 2009 : Yugoslavia. A State that Withered Away).
[6] Oleg Khlevniouk, Le cercle du Kremlin. Staline et le Bureau politique dans les années 30 : les jeux du pouvoir, Paris, Seuil, 1996.
[7] Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Gallimard, 1997.