Marcela Iacub nous avait prévenus dans son hommage : « On n’a pas fini de lire Yan Thomas ». Et en effet, après la parution des Opérations du droit en 2011, c’est au tour de ses principales études sur le père de famille dans la Rome antique et plus précisément sur la patria potestas (puissance paternelle), « la plus romaine des institutions » (p. 118), d’être réunies dans un deuxième livre posthume arrangé par Paolo Napoli. Quoiqu’il ne le dise pas explicitement, l’éditeur nous propose donc une relecture de cinq articles majeurs, simplifiés et raccourcis au prix de quelques répétitions, qui sont à l’origine des cinq chapitres [1]. Le lecteur familier de son œuvre y trouvera, malgré l’absence d’introduction et de conclusion, une mise en perspective stimulante tandis que le non-spécialiste disposera désormais d’un bon moyen pour entrer dans cette pensée riche, allégée de débats érudits et techniques.
Yan Thomas ayant recouru à l’anthropologie, en particulier de la famille, pour analyser les constructions juridiques, il n’est pas étonnant que la préface de l’ouvrage ait été confiée à Maurice Godelier. C’est pour lui l’occasion de rappeler la nécessité du décentrement que doit accomplir l’historien de Rome. C’est cet oubli qui a fait que, selon Yan Thomas, on a surtout envisagé les critères de naissance ou de richesse pour analyser la vie publique romaine, rarement celui de la situation familiale, alors que Rome était avant tout une « cité des pères » [2].
En effet, pour jouir pleinement de ses droits, il fallait avoir le statut de père de famille (pater familias) et pour cela, le citoyen devait avoir été émancipé par la décision ou la mort de son père, voire de son grand-père paternel, qu’il fût ou non marié, qu’il eût ou non des enfants. Or trois Romains sur cinq avaient perdu leur père à 20 ans et seul un Romain sur dix connaissait son grand-père.
Un crime incroyable
L’ouvrage s’ouvre sur l’étude du parricide dont l’ombre plane sur l’ensemble de l’ouvrage. Contrairement à l’homicide, délit de droit privé, le parricide (qui est bien le meurtre du père et non d’un citoyen comme le montre Yan Thomas) était considéré comme un crime de droit public parce qu’il attentait au pouvoir du père et donc à l’ordre civique. Dès lors, le parricide était désigné comme un « crime incroyable » par les juristes et les rhéteurs : la folie en était la cause ou la conséquence.
« À crime impossible histoire impossible, et donc impossibilité même de toute loi » (p. 23) voudraient faire croire les Romains. Les quelques allusions au parricide sont d’ailleurs associées à des prodiges qui assimilent le criminel à un monstrum que la cité doit rejeter. Si l’on retrouve le mot si souvent, notamment comme injure, c’est parce qu’il renvoie à la culpabilité absolue et qu’il fut ensuite employé pour dénigrer ceux qui attentaient à la patrie ou au « père de la patrie », titre décerné entre autres à César et Cicéron, morts assassinés, et aux empereurs, parfois cibles de conjurations. Crime de jeunes qui aspiraient à se libérer de la tutelle d’un Prince ou d’un père trop avare, le parricide était associé aux révolutions et aux dettes des jeunes fils.
Ce détour par le droit public permet de comprendre que le parricide était surtout une atteinte au pouvoir, façonné à Rome sur le modèle de la puissance paternelle. En tuant son père, un fils se saisissait lui-même de la puissance paternelle, de l’autonomie juridique et du patrimoine qu’il aurait dû recevoir par la loi à la suite de la mort de son père. Cette auto-institution « représentait la négation même du droit — une négation qui mettait la totalité de l’ordre politique et civil en échec » (p. 46).
La cité des pères
En effet, comme à Rome seuls les Pères étaient citoyens de plein droit, les sphères politique et domestique étaient étroitement imbriquées, contrairement à ce qui se passait à Athènes. Yan Thomas parle de « dysharmonie » du statut des fils de famille, à la fois citoyens et pourtant incapables juridiquement de nouer des obligations ou de posséder un patrimoine. À partir d’Auguste (27 av. J.-C. – 14 ap. J.-C.), comme les esclaves, ils pouvaient néanmoins jouir d’une petite somme d’argent, le pécule, avec l’accord de leur père. Pourtant les juristes romains parlent presque exclusivement du pécule des esclaves, véritable capital qu’ils faisaient fructifier et qu’ils utilisaient pour racheter leur liberté. Le silence qui entoure le cas des fils de famille suggère qu’ils avaient peu de moyens d’agir, si ce n’est pour des obligations familiales, et que ce pécule n’était qu’une rente associée à des esclaves et parfois un logement. Le pécule n’était donc pas un moyen d’indépendance financière, mais seulement celui de tenir son rang. Rompant avec l’opinion commune, Yan Thomas souligne que même l’autonomie du fils rappelait sa dépendance vis-à-vis du père, bien souvent fléchi seulement grâce à l’intervention d’un parent.
La situation était plus problématique pour le fils souhaitant se lancer dans la carrière politique. D’abord, figurant dans le patrimoine paternel au même titre que les esclaves et autres propriétés du père, il avait besoin de la médiation de celui-ci pour être reconnu citoyen. Le père devait également donner son accord pour qu’il fût magistrat, notamment à cause des lourdes dépenses engendrées. Le père était même le garant moral et politique du fils, prenant sa place en cas d’échec ou n’hésitant pas à user de sa puissance paternelle pour l’empêcher d’agir contre la res publica. On vit ainsi un père chasser de la tribune son fils qui proposait une loi jugée mauvaise par le Sénat. On comprend dès lors combien le parricide pouvait apparaître tentant pour échapper à cette encombrante tutelle, et de là pourquoi la peur des pères était si vive [3].
Un droit de mort sur le fils ?
Était-ce pour cette raison que les pères avaient sur leurs fils la puissance de vie et de mort (vitae necisque potestas) examinée dans le dernier chapitre ? Cette puissance, dont ne relevaient ni la mise à mort de l’épouse ou de la fille pour certaines fautes (adultère, ivresse…) ni celle de l’esclave, est illimitée, elle ne nécessite ni procès ni même faute à sanctionner. Ce n’est donc pas un moyen de la juridiction domestique ni une pratique sociale, mais le fondement, la définition abstraite de la puissance paternelle sur le fils. Le droit romain est le seul d’après Yan Thomas à penser un droit qui « fonde une représentation juridique de la filiation comme lien suspendu à une volonté de puissance, et de la vie comme grâce permanente du père » (p. 165).
Les exemples de telle mise à mort transmis par les sources tracent les limites de ce pouvoir : soit le père est magistrat et cumule la puissance paternelle et le pouvoir de commandement (imperium), soit le père tue son fils magistrat, révélant la puissance irréductible du père de famille. Dans les deux cas, le père agit pour le bien de la cité et rappelle les pères (et les fils) à leur devoir. Le droit de vie et de mort transcende donc la division habituelle du droit romain entre privé et public, c’est un principe d’organisation qui n’a pas à être appliqué et qui, dans les faits, l’était rarement et provoquait même la réprobation. Ce droit rappelle combien les fils sont dépendants de la médiation de leur père pour participer à la vie civique et combien le pouvoir du magistrat se modèle sur celui du père. Giorgio Agamben concluait de ce droit que « l’élément politique originaire n’est donc pas la simple vie naturelle, mais la vie exposée à la mort » [4].
Une puissance qui défie la mort
Deux chapitres abordent l’étude des fictions du droit si chères à Yan Thomas à travers les questions successorales. Comme un enfant posthume annulait le testament sauf dispositions explicites, les juristes construisirent la pure abstraction du venter, l’enfant posthume pas encore né. Ce sujet de droit, bien qu’incorporel, et indivisible de la mère qui le portait, n’était pas l’embryon, ni même un être vivant, mais une fiction juridique. De la sorte la femme enceinte était double puisqu’elle était elle-même un sujet de droit et qu’elle en abritait un second indépendant, le venter. Le venter permettait d’éviter la rupture du lien généalogique et de transmettre la personnalité juridique du père au fils. Mieux, le venter était nourri par des aliments prélevés sur le patrimoine paternel, car le père le devait à l’État, et ce faisant le droit ignorait le rôle biologique maternel. Les questions successorales amenaient à une reconnaissance automatique du venter par le père décédé alors qu’en temps normal il aurait fallu attendre la naissance pour savoir s’il décidait ou non d’élever l’enfant et de donner un citoyen de plus à la cité. Ainsi « pour assurer les droits de l’enfant à naître, les juristes font mourir le père au moment où naît le fils » (p. 117).
La puissance du père mort s’exerce toujours grâce à cette fiction juridique que les magistrats et les parents du défunt s’efforcent de faire appliquer. Ils ont des moyens de police pour surveiller étroitement, voire enfermer la veuve enceinte et s’assurer que l’enfant naîtra et sera élevé conformément à la volonté de son père. Après la naissance, l’enfant sera confié à un tiers choisi par le père ou le magistrat et la mère n’aura qu’un droit de garde puisque la mort du père l’a déchu de son statut d’épouse et de mère. Le fils est au père, qui, même mort, conserve sa pleine souveraineté sur lui. L’accouchement est donc un « rituel juridique […] Celui qui devait naître abandonne sa nature physique de “partie de la mère” et réalise sa nature juridique d’enfant né du père » (p. 109-110).
Ce n’est pas pour autant que le venter est à l’origine de l’interdit de l’avortement. Les Romains ne considéraient pas l’embryon comme un être vivant et, en dehors du cas où le père était décédé, l’embryon n’avait pas d’existence juridique. Par conséquent, la femme qui avortait n’agissait que sur elle-même, à ses risques et périls. Seul le tiers qui provoquait un avortement et donc un dommage au mari (ou au maître de l’esclave enceinte) était passible de poursuites.
Créer l’héritier
Les discussions très originales des jurisconsultes romains sur le droit successoral permettent à Yan Thomas d’étayer sa conception artificialiste du droit, notamment de montrer comment celui-ci s’imposait à la nature conçue comme obstacle et non comme source d’obligation. L’« héritier sien », le premier dans l’ordre de succession, était bien sûr un descendant du testateur, mais il devait surtout « avoir été sous puissance du mort mourant ». Au moment même de la mort, le père saisit son héritier comme « sien » rendant la succession valide : l’héritier est en même temps sujet de la puissance et maître du fait de la succession si bien que le lien de puissance paternelle n’est pas rompu. Être soumis à la puissance d’un père est la condition pour être reconnu comme héritier et, de là, accéder à l’autonomie juridique et exercer soi-même la puissance paternelle.
À Rome, la succession est donc instantanée, la mort n’interrompt rien au point que, pour les affaires courantes, le père défunt et le fils héritier apparaissaient comme une seule et même personne, l’un se substituant à l’autre. Cette instantanéité découle là encore de la puissance paternelle et du fait que la mort du père provoque immédiatement l’accès du fils au statut de père de famille et donc de détenteur du patrimoine qui ainsi ne change pas de mains. Comme ce n’est pas le lien biologique, mais la puissance qui qualifie pour succéder, testateur et héritier doivent avoir été contemporains. Lorsque ce n’était pas le cas, les juristes recourent à des fictions : on reconnaissait à un père défunt une puissance sur son enfant pas encore né.
Attendre une naissance, c’était avant tout pour le père espérer un héritier, pour la cité un citoyen et non reconnaître des droits à un être vivant, car l’enfant à naître de l’esclave n’était pas un sujet de droit. Pour autant, la puissance paternelle ne se transmet pas, elle se renouvelle : à la mort du grand-père, le petit-fils retombe sous le pouvoir de son père. La casuistique nous permet ainsi de saisir qu’en droit romain, la vie et la mort ne représentent que « les limites possibles à l’intérieur desquelles s’exerce un rapport de pouvoir » (p. 154). Autre limite, celle des générations : le droit n’envisageait que trois générations, car, au-delà, il était impossible d’être contemporains.
Une limite du droit positif est rationalisée comme limite de la nature, borne transportée du champ de la loi à celui de la vie biologique humaine. (p. 161)
On peut certes regretter que Yan Thomas néglige parfois les évolutions chronologiques, composant un tableau synchronique qui s’appuie sur des sources séparées pourtant de plusieurs siècles. Curieusement, en dépit de la proximité de leurs préoccupations, Yan Thomas n’évoque jamais le concept de biopolitique de Michel Foucault. Ce livre posthume constitue dès lors une belle occasion d’initier un dialogue entre leurs œuvres [5] ou, plus simplement, de se (re) plonger dans une pensée originale et féconde. Non, définitivement, « On n’a pas fini de lire Yan Thomas » et l’annonce d’un troisième et dernier volume posthume à venir ne peut que nous réjouir [6].
Recensé : Yan Thomas, La Mort du père. Sur le crime de parricide à Rome, coordonné par Paolo Napoli, avec un avant-propos de Maurice Godelier, Paris, Albin Michel, 2017, 352 p., 22 €.