La nouvelle collection « Le geste social », dirigée par Marc Breviglieri aux éditions de la Haute école de travail social, s’ouvre sur l’ouvrage de Thierry Gutknecht, qui fait travailler une lecture de Michel Foucault au contact de textes officiels prescriptifs qui ordonnent le travail social suisse.
À nouveau frais, l’auteur fait (re)jouer des problématiques que nous croyions enfouies sous le positivisme ambiant – une dénonciation du contrôle social, de la domination des classes populaires, de la parole d’en bas – et permet de mesurer l’écart entre ce que furent les grandes convictions des années 1970 et certaines morosités qui habitent le présent du travail social. Les révoltes de Mai 68 avaient stimulé les critiques envers le monde associatif et privé qui gérait le travail social, ses dames de cœur, l’enfermement des filles insoumises et des garçons qui « délinquaient », les placements autoritaires et sans discussion avec la parenté, et proposé des débats qui seront ensuite portés par les revues Champ social, Champ psychiatrique, Révoltes logiques et tout un ensemble d’ouvrages publiés alors par les éditions Maspéro. Parmi les auteurs invoqués plus ou moins adroitement par ces revues, Michel Foucault servait d’étendard.
Cette fois, c’est une tout autre lecture qui nous est proposée de Michel Foucault afin d’éclairer l’espace social.
Le travail social comme problème
Le travail social est ici présenté comme un problème, au sens fort du terme, un problème tout simplement parce que ce dernier doit justement reformuler une multiplicité de problèmes urgents - à tel point qu’on en fabrique des dictionnaires, des états du monde - et s’en faire l’écho auprès des décideurs. C’est peu dire. Quel est le problème lorsqu’on a mission de résoudre des problèmes ? C’est à la fois être confronté à des situations-limites intenables (santé précaire, absence de logement, trouble mental, affaiblissement existentiel, etc.) dont le diagnostic entre professionnels est variable, et dessiner un horizon émancipateur qu’il appartient à la communauté politique de définir et de réaffirmer.
Tenir les deux bouts des savoirs locaux et des savoirs globaux, de l’ordre de l’interaction à l’ordre social ne se fait pas sans mal ni sans fracture de sorte que l’agir est toujours chancelant. Mais c’est surtout l’écart ininterrompu entre ces situations-limites qui sont apparemment attachées aux personnes et cet horizon de libération de principe dessiné par les procédures d’aide et les institutions sociales qu’il s’agit d’explorer – de combler ? – pour les travailleurs sociaux. Face aux peurs et aux discours sécuritaires, aux appels à la concurrence individuelle, à la fracture entre les in et les out, aux lignes de séparations urbaines, le travail social a les moyens de pointer les problèmes et de porter un diagnostic public, une évaluation politique. L’auteur répond au défi de la pensée en mouvement, proposant dans les trois parties du livre une mosaïque de lectures savamment décalées qui démultiplient les strates documentaires, sur une échelle qui va des procédures, règles, lois, cahiers des charges ; aux débats publics entre professionnels via les revues spécialisées ; et enfin au regard externe des sciences humaines, qui mord sur le politique.
Assistance, assurance, prévention
Dans chaque exemple, l’auteur place le travail social dans des relations de pouvoir électrifiées par le politique, agissant au nom et pour des orientations politiques, et à l’inverse, ce travail a pour charge de publiciser les situations-limites auxquelles il a affaire. À l’aide de M. Foucault, Thierry Gutknecht tient sur une même ligne de flottaison la prévention de ces situations-limites et l’action qui vise à les porter à la connaissance du public et à en faire un objet de débat. Foucault sert ici à identifier les règles du silence qui entourent les corps des jeunes mineures, le huis clos de l’institution, à défaire les discours qui prétendent parler « à la place de ».
La subtilité du livre consiste à dénicher dans des séries de prescriptions bureaucratiques (Directives d’application des normes LaSoc, Loi sur l’aide sociale, Règlement d’exécution de la Loi sur l’aide sociale 1999, Le Code de déontologie suisse) au contour d’une phrase, l’affirmation d’un droit des usagers, la participation de ceux-ci, le respect de sa dignité, l’obligation de l’accompagner, un « dialogue obligatoire » même, bref une quantité d’énoncés que l’auteur propose de prendre au sérieux. Il n’est plus question de lire la notion de pouvoir chez M. Foucault de façon univoque, mais de chercher le point d’interaction ou de coproduction du pouvoir à travers les plis de l’action locale et l’action globale, entre les forces d’en bas et les points de résistances. Il en va de même de la notion de contrôle, très utilisée dans les bibles du travail social, le couple « aide » et « contrôle » marchant de pair, et de trouver les ressorts d’un renversement ou du moins d’un rééquilibrage.
Il est en effet étonnant de lire dans le code de déontologie ou dans le Référentiel de compétence des métiers du travail social suisse, l’affirmation des « principes de justice sociale, de droit de la personne, de responsabilité sociale collective et de respect des diversités ». Plus encore, on y incite les professionnels à faire connaître au public leur connaissance des problèmes sociaux, à s’engager en tant que citoyens pour une société démocratique, à assumer leur devoir de désobéissance lorsque ce qui est leur demandé est en contradiction flagrante avec leurs convictions ou avec l’éthique de la profession. Prendre au sérieux ces énoncés, c’est formuler plus avant des pistes d’action pour soutenir de nouvelles subjectivités, des expériences, des prises de paroles.
Et l’auteur de prendre appui sur des expériences de « pairs aidants », une exposition itinérante sur l’aide sociale, le documentaire La nuit de l’Ours qui raconte une nuit dans un centre d’accueil d’urgence. Au lieu de se tenir reclus dans la technicité, de s’enfermer dans les rapports individuels, d’être l’affaire de spécialistes, les savoirs du travail social sont versés à la délibération publique des cantons qui pèse dans la définition des protections sociales, la qualité des soins et la formulation de la question sociale. L’auteur s’intéresse particulièrement à deux secteurs, celui de la protection de l’enfance et celui de la probation, dans lesquels les conflits de règles sont patents. Dans ce dernier champ, l’impératif de maîtriser les risques doit rencontrer la mission d’accompagnement, par exemple, et le « pouvoir d’agir » des usagers sur leur propre vie. Pour autant l’auteur n’est pas dupe. Il voit la fracture entre les mots qui donnent élan et la réalité bien plus grise. Néanmoins, il en appelle à un geste critique de la part des acteurs du social, à dire l’intolérable justement, à dénoncer toutes les tentatives de culpabilisation des pauvres et leur stigmatisation de plus en plus violente, à combattre les injonctions qui homogénéisent les pratiques.
Conclusion
Au total se dessine un cheminement très structuré de questions dont devraient se saisir les travailleurs sociaux, et qui, bien qu’empli des fracas, devrait être à l’avant-scène de la question sociale suisse. « Gagner en autonomie relative » pourrait être le point de mire si l’on s’accorde à agir sur plusieurs niveaux, instaurer un principe d’hétérochronie pour les usagers, c’est-à-dire un principe d’ouverture aux rythmes des individus, et un pouvoir législatif ouvert. T. Gutknecht rend compte des « exercices de pouvoir » dans lesquels agit le travail social, des exercices périlleux où il faut faire montre d’une forte attention aux événements minuscules tout en bousculant les normes institutionnelles, dégager des espaces d’autonomie d’action tout en les publicisant, prendre au mot des principes d’ouverture et porter haut les prises de paroles des usagers.
Dans un langage arrondi et encore bien timide, T. Gutknecht soutient l’exposition des subjectivités, des façons de choisir sa vie quand bien même on est pauvre ou emprisonné, de ces vies malmenées qui ne cessent de réclamer un surcroît d’attention. C’est ce langage-là que le travail social doit porter haut et sans relâche. Une attention vers le vidoir des gestes ordinaires, des paroles oubliées, si souvent tus.
Cette dimension publique du travail social renoue avec les idéaux des années 1970 : porter la voix des sans voix, parler « à la place de », non pas par substitution, mais « à partir de la place » d’autrui, afin d’aménager des possibles, d’amender les dispositifs, d’en inventer d’autres.
Recensé : Thierry Gutknecht, Actualité de Foucault, une problématisation du travail social, Genève, Éditions IES, 2016, 256 p.