Le travail est-il un mal en soi ? Nullement, selon Michel Lallement qui brosse un tableau nuancé, libre de toute idéologie, des divers aspects que prend aujourd’hui le travail en fonction des mutations économiques et des stratégies gestionnaires.
Dossier / Revaloriser le travail
À propos de : M. Lallement, Le Travail sous tensions, Editions Sciences humaines.
Le travail est-il un mal en soi ? Nullement, selon Michel Lallement qui brosse un tableau nuancé, libre de toute idéologie, des divers aspects que prend aujourd’hui le travail en fonction des mutations économiques et des stratégies gestionnaires.
Ce petit livre de 125 pages, sobrement intitulé Le travail sous tensions, propose un remarquable tour de la question du travail aujourd’hui. Sous tensions, cela signifie en équilibre instable et en proie à l’action de différentes forces, qui s’exercent parfois en sens contraire, pour donner au travail son visage actuel. Ce sont ces tensions – et leur résultat sur le travail concret – que l’auteur se donne comme ambition de recenser, d’analyser et de mesurer. Le maître mot du livre, son fil directeur est à l’évidence « diversité » : ce que Michel Lallement combat, c’est le simplisme des idéologies, des visions du monde spontanées, des prénotions. Contre les explications englobantes et unificatrices ou les thèses à sens unique, Lallement déploie un large nuancier qui laisse toute sa place à la pluralité des façons de travailler, à la diversité des mondes du travail, à la gamme différenciée des conditions de travail et des significations accordées au travail, aux effets de composition et à l’effacement des frontières rigides. Après un rappel de la diversité des fonctions du travail, ces différences sont analysées à l’aide de quatre entrées qui sont autant de « tensions majeures » traversant le travail et permettant chaque fois de mettre en évidence comment les mutations économiques et technologiques et les stratégies gestionnaires, accommodées par les acteurs et les institutions, contribuent à façonner de nouvelles réalités du travail.
Première tension, celle qui oppose le travail des riches et le travail des pauvres – qui ne distingue pas seulement ceux d’ici et ceux de là-bas mais se vit au cœur même de nos sociétés riches. Car la mondialisation, loin d’avoir produit des effets univoques, – extension de la marchandisation, convergence des situations –, a produit de la différence. Différence qui prend le visage de la polarisation et des inégalités croissantes, d’une division du travail et d’une spécialisation pays confortée, d’un développement exponentiel des nouvelles technologies de l’information et de la communication qui dans certains cas enrichit le travail et dans d’autres l’appauvrit considérablement, d’une exacerbation des différences dans les conditions d’emploi et de travail entre pays développés et pays en voie de développement. Polarisation aussi, dans les pays riches, entre ceux pour lesquels le travail est une activité riche et ceux – précaires, main d’œuvre flexible, salariés employés dans des entreprises en bout de chaîne de sous-traitance, travailleurs sans papiers –, pour lesquels le travail est pauvre dans tous les sens du terme. Résoudre cette tension, réduire la polarisation, cela passe sans nul doute, comme le suggère Michel Lallement, par la mise en œuvre universelle des normes sociales élaborées par le BIT, socle d’un travail décent. Ce sont peut-être elles qui permettraient aussi de redonner une certaine homogénéité à des mondes du travail en pleine recomposition : segments du secteur privé soumis aux exigences accrues de flexibilité, services publics affrontant les impératifs de la modernisation…
Deuxième tension, celle que vivent tous les salariés et tous les milieux professionnels depuis le recul du taylorisme, tiraillés « entre autonomie et contrainte ». Commentant notamment la série des enquêtes « Conditions de travail », Lallement rappelle que les salariés déclarent à la fois bénéficier de plus d’autonomie dans leur travail et être soumis à des contraintes plus fortes ; il voit dans cette situation l’une des explications de la montée des « risques psychosociaux au travail » et l’augmentation des maux du travail : « quand l’organisation dysfonctionne et que manquent les protections pour se prémunir de ces méfaits, les risques de pathologies croissent à une vitesse exponentielle ». La façon dont les différents acteurs qui conditionnent la réalisation du travail (salariés, employeurs, syndicats, clients, actionnaires, sous traitants, fournisseurs etc.) parviennent ou non à coopérer est partie intégrante de cette tension : Lallement rappelle qu’une des transformations majeures du travail contemporain est l’irruption de la figure du client à tous les stades de l’activité productive et le fait que près des deux tiers des salariés sont en contact avec le public. Si ces changements ont rendu plus ardue la réussite de l’interaction, ils ne se sont pourtant pas accompagnés d’un surcroît d’attention en faveur des salariés : financiarisation, développement de stratégies de court terme, prééminence donnée à la valeur pour l’actionnaire ont au contraire rendu plus faciles des restructurations dont ils sont les premières victimes. Les nouvelles formes de négociation et de manifestation des mécontentements n’ont pour l’instant pas réussi plus que les formes traditionnelles d’action à s’opposer à cette situation où le travail est « sous domination ».
Troisième tension, celle qui oppose le travail en tant que pratique et l’emploi en tant que statut. Le bien mal nommé « marché du travail » (car le travail n’est pas une marchandise comme les autres et le marché du travail pas un marché au sens ordinaire du terme) est structuré par de nombreuses segmentations qui se sont renforcées au cours de ces dernières années. Mais « plus que les segmentations du marché du travail, c’est la déstabilisation de la condition de salarié qui caractérise finalement ces dernières années », alimentée par l’augmentation ininterrompue des travailleurs pauvres. Quant aux politiques de l’emploi mises en œuvre depuis plus de trente ans, si elles ont certainement permis de sauver des emplois, elles ont aussi très certainement contribué à dégrader la qualité du travail.
La quatrième tension est de nature cognitive : les catégories que nous utilisons pour décrire le travail aujourd’hui sont obsolètes et inadaptées pour analyser les nouvelles réalités du travail et a fortiori pour envisager les contours du travail de demain : les distinctions classiques (industrie/services ; travail/chômage ; salariés/indépendants) s’effacent, les frontières se déplacent, les manières de travailler se transforment. Il nous faut profiter de ces bouleversements, suggère Michel Lallement en conclusion, pour réinventer le travail, refonder la catégorie de travail. Trois pistes principales devraient, selon l’auteur, y contribuer : rendre effectifs les droits qu’appelle un travail décent ; mettre en œuvre des politiques de la reconnaissance et… adopter la distinction proposée par André Gorz entre travail autonome et travail hétéronome.
On le voit, aucune des grandes questions qui concernent aujourd’hui le travail et le monde du travail ne sont absentes de cet ouvrage, qui mêle de façon très réussie cadrage théorique toujours rigoureux (les approches des maîtres, Durkheim, Marx, Elias restent structurantes et les questions posées ne sont jamais simplement des « questions d’actualité ») et mobilisation des meilleures analyses produites par la communauté des sociologues (dont beaucoup réalisées par Michel Lallement lui-même, arpenteur infatigable des mondes du travail depuis plus de vingt ans) ou des résultats d’enquêtes nationales ou internationales élaborés par les instituts statistiques ou de recherche. Autre grande qualité de l’ouvrage, la lecture en est extrêmement aisée grâce à un cheminement pédagogique précieux qui resitue dans l’histoire, détaille les raisons des changements, multiplie les niveaux d’analyse, complète l’expérience vécue par la prise en considération des considérations macroéconomiques et macro-sociales, grâce aussi à de nombreux encadrés qui approfondissent un thème, un terme ou une étude, grâce enfin à un glossaire très bienvenu. On trouvera donc dans ce livre un condensé des analyses lumineuses que Michel Lallement a déjà consacrées à une partie des questions ici traitées : celle de la signification du travail magistralement développée dans Travail. Une sociologie contemporaine (2007), celle des rapports entre travail et modes de vie présentées dans Temps, Travail et modes de vie (2003), celle des relations professionnelles, dont l’auteur est un des grands spécialistes français (Sociologie des relations professionnelles, 2008).
Trois interrogations subsistent à la fin de la lecture de cet incontournable. D’abord, quel est finalement le diagnostic que l’auteur porte sur les mondes du travail aujourd’hui ? Le propos général n’est-il pas, à force de nuances, trop indécis, voire même parfois trop optimiste ? Je n’ai pas compté le nombre de fois où après avoir décrit une situation considérée par certains analystes comme peu favorable aux salariés, l’auteur conteste ce point de vue –tenu pour trop général, trop simpliste ou trop caricatural, ne faisant pas assez droit à la diversité des situations – pour le nuancer et montrer, par exemple, que certes, la mondialisation s’est accompagnée d’inégalités croissantes mais qu’elle n’est pas si défavorable aux salariés et a conduit à des délocalisations somme toute peu nombreuses ; que certes, « peu de milieux professionnels échappent aux maux du travail » mais que « la majorité des salariés ne sont pas concernés par les menaces les plus graves » ; que certes, le travail est « sous domination » et sous l’emprise de plus en plus forte de la financiarisation, et que « la France ne brille pas par un taux de syndicalisation très élevé » mais qu’« en dépit de sa faiblesse apparente, le syndicalisme français continue donc (…) de contribuer activement à la gestion des tensions entre divisions et coopération »… S’il faut savoir gré à Michel Lallement de toujours préférer l’analyse rigoureuse à la critique trop rapide et à la facilité, on peut néanmoins trouver que ses motifs d’optimisme semblent peu fondés et en tous cas n’apparaissent pas comme des leviers à partir desquels les propositions développées à la fin de l’ouvrage pourraient être mises en œuvre. Pourquoi les organisations apprenantes pourraient-elles gagner du terrain dans notre pays ? Quelles sont les forces sur lesquelles il serait possible de s’appuyer pour exiger la mise en place de ces règles qui permettraient de « rendre effectifs les droits qu’appelle un travail décent » ? Quels sont les signes que la financiarisation – qui met le travail sous domination – est en train de reculer ? « Les nouvelles formes de négociation et de manifestation des mécontentements » qui ont vu le jour ces toutes dernières décennies ou encore le « mouvement d’individualisation des conflits » que constate l’auteur constituent-ils des points d’appui pour la mise en place de nouvelles règles ? Bien sûr, le sociologue n’est pas là pour donner des recettes ou contribuer à l’élaboration des politiques publiques, et le format de l’ouvrage ne l’aurait sans doute pas permis, mais on aurait aimé que Michel Lallement se départisse encore un peu plus de sa neutralité de savant pour nous indiquer, sinon les voies à emprunter pour engager la refondation du travail qu’il l’appelle de ses vœux, au moins quelques balises concrètes.
La deuxième interrogation concerne la signification accordée au travail par les individus. Comme dans Travail. Une sociologie contemporaine, Michel Lallement considère comme acquis et suffisamment démontré que « la plupart des Français associent le travail à leur bonheur de vivre » et n’explore pas plus avant le décalage constaté entre les enquêtes extensives qui « renvoient plutôt une image heureuse de la vie au travail » et les investigations microsociologiques qui « ont plutôt tendance à mettre en exergue les souffrances et les difficultés professionnelles du quotidien ». C’est peut-être aller trop vite en besogne que d’interpréter le fait que 27% de personnes interrogées par l’enquête « Travail et modes de vie » de Christian Baudelot et Michel Gollac (« Qu’est-ce qui pour vous est le plus important pour être heureux ? ») répondent : « le travail » ou le fait que 70% des Français déclarent que le travail est « très important » comme une identification entre travail et bonheur. D’une part, ce n’est pas parce que le manque de travail constitue une extrême souffrance que la possession d’un travail est ressentie comme un bonheur ; ensuite, il importe de considérer les résultats des enquêtes subjectives avec une très grande circonspection (tout cela Michel Lallement le sait parfaitement) ; enfin, subsiste une énigme du rapport au travail des Français (Davoine, Méda, 2008) : bien que les plus nombreux en Europe à déclarer le travail « très important », ils sont en effet également ceux qui déclarent le plus (65%) vouloir que le travail occupe moins de place dans leur vie. C’est ce paradoxe, qui s’explique en partie par la déception que les conditions d’exercice du travail réel infligent aux immenses attentes placées sur le travail que l’on aurait aimé que Michel Lallement place sous son scalpel pour nous aider à prendre la mesure du décalage entre ce que le travail est réellement (pour beaucoup de personnes, comme le rappelle Lallement, il n’est pas un synonyme de bonheur, mais il est une souffrance) et ce qu’il est en soi ou ce qu’il devrait être. Comme la récente Commission sur la souffrance au travail, qui refuse d’assimiler travail et souffrance et préfère utiliser l’expression « travail malade » [1], on sent (et on sait) Michel Lallement opposé à l’idée que le travail pourrait être, en soi, une souffrance. Il ne peut l’être que « par accident », d’où l’idée que les maux du travail (stress, suicides…) n’adviennent que dans certaines conditions bien particulières, lorsque les organisations productives ne permettent plus aux salariés de travailler normalement et que sont donc produites des « pathologies ». Doit-on en déduire qu’en soi et dans les conditions normales (mais ont-elles existé ? Quand ? Existeront-elles un jour ? Quelles sont-elles ?), le travail est source de bonheur ? Doit-on en déduire que les situations qui conduisent à la production de pathologies ne sont qu’accidentelles et temporaires ? Et plus généralement, doit-on en déduire que si les organisations productives étaient mieux adaptées, le travail serait pour soi, en acte, en réalité ce qu’il est en soi, en puissance : une œuvre individuelle et collective, un moyen d’expression de soi, une source de bonheur, et cela, même en régime capitaliste, alors même que le travail salarié se définit par la subordination, et alors même, comme le démontre parfaitement l’auteur, que la division du travail ne cesse de s’approfondir.
D’où une troisième et dernière interrogation, ou plutôt, connaissant la méfiance de Michel Lallement à l’égard de l’utopie (la mauvaise utopie du moins, car il a consacré récemment au Familistère de Guise, utopie concrète, un volumineux et passionnant ouvrage [2]) et sa répugnance pour les mises en cause du rôle essentiel du travail dans nos sociétés, l’étonnement qui m’a saisie à la lecture des dix dernières lignes de sa conclusion qui en appellent à un retour à Gorz et à la distinction féconde que propose celui-ci entre travail autonome et travail hétéronome, et qui a inspiré plusieurs auteurs (dont je fais partie). Accepter (toujours avec des nuances car Michel Lallement, aussitôt cette porte ouverte, corrige son audace en indiquant que certaines des thèses de Gorz sont « contestables »), mais accepter tout de même, l’idée de travail hétéronome, c’est ouvrir la porte à une critique radicale du travail : non pas seulement du travail actuel, perclus de maux provoqués par la conjugaison d’organisations du travail délétères, de l’affaiblissement et de la dérégulation des normes du travail ainsi que d’une financiarisation sans limites, mais aussi du travail salarié, caractérisé par l’hétéronomie, du travail aliéné, que dénonçait déjà Friedmann dans les années 1950, du travail en régime capitaliste, du travail marchandise conceptualisé par Smith au XVIIIe siècle, du travail depuis son invention. Accepter cette idée, et ce parrainage, c’est donc peut-être, après beaucoup de nuances et de prudence, ouvrir toute grande la boîte de Pandore et se donner vraiment les moyens d’une véritable refondation du travail.
par , le 3 mai 2010
Dominique Méda, « Le travail dans tous ses états », La Vie des idées , 3 mai 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Le-travail-dans-tous-ses-etats
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[1] « Le travail, ce n’est pas la souffrance. Un pays qui met sur un même pied d’égalité ces deux notions n’a pas d’avenir (…) En effet, parce qu’il mobilise le corps, l’intelligence et la subjectivité, il reste, qu’il soit salarié ou pas, une irremplaçable source d’émancipation et d’accomplissement » (…) « les suicides récents dans les grandes entreprises ont amené la fin d’un tabou : dans un grand nombre de cas, le travail lui-même est malade », p. 4
[2] Michel Lallement, Le travail de l’utopie. Godin et le familistère de Guise, Les Belles Lettres, 2009.