Évoquant la période coloniale, le philosophe camerounais Achille Mbembé parlait d’un « cirque tout à fait baroque et ridicule ». L’historien Guillaume Lachenal reprend à son compte l’expression et en donne une illustration à travers l’histoire du docteur David, médecin-administrateur du protectorat de Wallis-et-Futuna (1933-1938), puis de la région du Haut-Nyong au Cameroun (1939-1944). Dans ces deux colonies, David fut successivement appelé roi puis empereur, disposant de pouvoirs illimités pour transformer ces régions à sa guise. L’enquête destinée à retrouver les traces de cette entreprise extravagante témoigne de la dimension fantasque ou irrationnelle de la colonisation. À partir de ce cas-limite, l’auteur, spécialiste de l’histoire de la médecine en Afrique [1], livre une contribution à l’histoire de la « mission émancipatrice » (p. 12) de la colonisation, ainsi qu’à celle de la profession médicale européenne dans le premier XXe siècle. Les prétentions des officiers coloniaux du corps médical reflètent les douloureuses contradictions de la vocation émancipatrice du colon et le rapport particulier des médecins au pouvoir.
L’ouvrage s’écarte de la pure démonstration académique : un de ses aspects iconoclastes, qui commande en réalité tous les autres, est le parti pris de raconter une « visite ludique » (p. 17) à la recherche du docteur David. G. Lachenal achève ainsi le travail de l’historien camerounais Wang Sonné, qui avait lui-même étudié ce personnage en 1996 [2], en prolongeant ses premières recherches sur le terrain. Ainsi, les passages de stricte narration historique sont entrecoupés de récits personnels de l’auteur sur son enquête au Cameroun et à Wallis, d’entretiens avec les témoins du « règne » du docteur David, le tout pour scruter une archéologie du passé dans le présent. Ce choix, parfois déconcertant quand il donne l’impression de se substituer aux analyses d’archives, a le mérite de mettre en scène le rapport complexe de l’histoire coloniale avec sa propre trace. Il ne déconnecte pas la réflexion historique de sa résonance dans le présent, sans toutefois se perdre en explications psychologisantes. Le fil de l’enquête renverse également la perspective chronologique : comme l’auteur, le lecteur découvre d’abord l’expérience camerounaise du docteur David, puis son passé wallisien.
Cette inversion surprenante a le grand mérite de montrer deux faces très différentes du docteur David, suave philanthrope africain au début des années 1940, brute armée de son fouet dans le Pacifique 10 ans plus tôt. Elle suggère qu’on ne saurait oublier que les acteurs historiques ne sont pas un tout cohérent, mais une superposition de visages différents. En revanche, ce retour dans le passé interdit de scruter l’accumulation d’expériences et leurs réinvestissements successifs, des apprentissages pourtant décisifs dans une carrière d’officier colonial. La restitution au lecteur de l’unité des deux moments est parfois difficile. En ramassant ces deux périodes, deux constats semblent pourtant saillants, l’un sur le moment singulier des années 1930 dans la colonisation, et l’autre sur les styles d’autorité dans ces deux régions.
La colonie justifiée par les œuvres
L’expérience de David révèle la particularité de deux formes de colonisation qui connaissent une fortune nouvelle après la Première Guerre mondiale : le mandat et le protectorat. Après le grand conflit désenchanteur, la puissance coloniale française tente de redonner du souffle à son empire en justifiant, dans un monde toujours plus hostile, la colonisation par son œuvre. Le mandat, bien connu comme un produit de la redéfinition des rapports de force internationaux [3], porte en lui-même ce dessein. Cette forme de colonisation, se voulant provisoire et légère, est présentée comme étant plus vertueuse, elle respecte davantage les sociétés et les pouvoirs locaux. Dans le cadre de ce colonialisme humaniste, la médecine « se présente comme l’étalon du système colonial et de sa bienveillance » (p. 29) et participe ainsi de cette démarche de conviction.
David semble l’homme indiqué pour la situation : formé aux services de santé des armées, dont il sort en 1929, le docteur dispose d’une expérience déjà solide d’administrateur-médecin à la tête de Wallis-et-Futuna. Le but de sa mission est d’abord diplomatique : la Société des Nations a confié à la France le Cameroun allemand après sa victoire en 1918. La France, en confiant une « région médicale » à David, se fait championne de la cause prophylactique pour faire taire les prétentions de l’Allemagne qui souhaite récupérer son protectorat. La région est en effet fortement marquée par l’épidémie de la maladie du sommeil ; le docteur David entend réorganiser la société coloniale pour prévenir et éradiquer les maladies. Libérés des administrateurs vétilleux et économes, les médecins s’adonnent à un gouvernement qui soumet les Camerounais à une nouvelle discipline sanitaire. Le niveau de vie doit être augmenté, les enfants scolarisés, les femmes accueillies dans les maternités, les populations sont déplacées sans discussion. Il s’agit de faire de cette région désespérante pour la métropole une nouvelle exploitation prospère de caoutchouc.
Ce modèle pasteurien sert alors la propagande antigermanique de la France, qui veut convaincre la société internationale de la supériorité des méthodes françaises sur les biopolitiques allemandes, qu’elle juge inefficaces. Le IIIe Reich tente en effet de convaincre l’Organisation d’hygiène de la Société des Nations que la « germanine », molécule prodigieuse, soigne les maladies et justifie la restitution du territoire aux Allemands. Mais au delà de ce contexte de rivalités internationales, G. Lachenal insiste sur l’ambiguïté de cette expérience utopique qui se conjugue avec l’horreur de la « mort de masse » (p. 38). Ce grand projet se conclut en effet par un véritable désastre sanitaire et économique. De façon paradoxale, les besoins en caoutchouc suscités par la Seconde Guerre mondiale ont augmenté la propagation de la maladie du sommeil, nichée dans les lianes à latex et autres marécages parcourus par des Africains contraints à une récolte massive.
Dix ans auparavant, à Wallis-et-Futuna, c’est le protectorat qui avait été mis à l’honneur par la politique de David. Alors que le monde colonial est animé par le succès tapageur de Lyautey à Rabat, le médecin démontre la même habileté que le maréchal dans le maniement des institutions du petit royaume insulaire placé sous la protection de la France depuis 1887. Maîtrisant la langue et les rouages de cette monarchie de compromis de chefs, David parvient à une forme de royauté. À la mort du dernier lavelua élu, il obtient le prolongement de la régence et devient un souverain de fait. Comprenant que le « pouvoir est performance » (p. 218), David devient une figure charismatique en s’associant au Premier ministre local et en mettant les corvées coutumières au service de son projet médical de développement. Certes, l’autorité du médecin participe de son charisme, souligne l’auteur, mais le lien avec le grand dessein africain qui suivra n’est pas évident dans le Pacifique.
L’impuissance des rois de circonstance
Sans rien oublier de la violence de ces deux dictatures médicales, G. Lachenal complexifie l’analyse du pouvoir colonial, qui ne se résume pas à une simple et brutale « domination » (p. 243). Comme Lyautey, David pouvait parfois se payer de mot, mais gouvernait aussi avec le plat de l’épée. Il reste que son expérience politique a quelque chose d’unique : contrairement à la plupart des régions coloniales où l’administration ne sait presque rien de ses sujets, David s’est donné les moyens de ses ambitions par l’approfondissement des méthodes statistiques. Il le fallait : pour réaliser leur projet, les médecins avaient besoin d’une population aux ordres, qu’ils pouvaient déplacer selon leur désir et obliger dans leurs moindres comportements. C’est d’ailleurs ce qui explique l’amertume finale de David qui, convié à de grandes responsabilités en Côte d’Ivoire après la Seconde Guerre mondiale, ne peut plus contraindre les Africains comme autrefois.
Finalement, la démesure eugéniste et hygiéniste de ce projet n’était possible que dans ce laboratoire qu’a constitué, pendant un temps, l’empire colonial. Ce rôle expérimental était parfaitement explicite et revendiqué par les acteurs. C’est ici que se situe l’ambiguïté de la notion d’utopie avancée par l’auteur, qui évoque un futur non advenu, mais aussi un certain idéal. Il est vrai que les thérapeutes de gouvernement comme David ressemblent à ce médecin de campagne de Balzac convaincu d’apporter les bienfaits de la modernité dans le reculé Dauphiné. Mais ce futur riant semble plutôt destiné aux profits de la métropole, qui entend utiliser la démographie, restaurée par une santé robuste, pour mieux exploiter le pays. Parler, comme le fait l’auteur, d’utopie médicale, peut sembler discutable : le dessein de celle-ci est d’abord économique et colonial. On comprend assez peu quelles seraient les caractéristiques nouvelles d’une société dirigée par des médecins qui se comportent bien souvent, en vérité, comme des administrateurs ordinaires. Surtout, ce futur utopique ne semble pas faire place au bonheur, même vague, des « indigènes ».
Ceux-ci ne sont pas absents de l’ouvrage : le rôle bien connu des auxiliaires indigènes est abondamment souligné. Les divers entretiens, souvent touchants, avec les témoins montrent le caractère mêlé de l’expérience coloniale pour les Camerounais et les Wallisiens. La nostalgie de celle-ci, qui est une critique de leur présent après l’indépendance, cohabite avec un sentiment d’horreur ou d’inhibition au souvenir de certaines catastrophes démographiques. La réticence des Africains devant une science médicale étrangère est évoquée, mais sans plus de contenu, de même que la royauté de David est racontée principalement à travers son regard. L’auteur montre bien que le pouvoir colonial est un miroir et s’adapte aux formes préexistantes, beaucoup plus qu’il ne les change. Il souligne même l’authentique malentendu entre les Wallisiens et ce Français qui se prenait pour leur roi. Comme chez Lyautey, ce miroir est surtout déformant, car la prétendue « tradition indigène » est renvoyée à une forme d’exotisme et souvent figée dans des catégories européennes. Le livre ne s’interroge que peu sur cette traduction qui trahit.
Ce que souligne enfin cet ouvrage, c’est l’impuissance paradoxale des tyrans d’un jour. Si les traces laissées dans la mémoire des habitants et des lieux sont profondes, l’échec des deux projets est particulièrement significatif. Il est peu probable que les Wallisiens et les Camerounais aient trouvé en David un roi selon leur cœur : dans les deux cas, le primat de l’économie a imposé une cadence contradictoire avec les objectifs prophylactiques. Par deux fois, le recours ultime de cette expérience prétendument philanthropique a été la violence directe. La carrière dynastique de David montre ainsi, selon G. Lachenal, l’aspect bouffon d’une comédie où les autorités coloniales ne laissent personne dupe. En cela, l’histoire du bon docteur n’est pas isolée, le nationaliste tunisien Ali Belhouane parlait bien, pour critiquer le Protectorat tunisien en 1953, de la « plus étonnante des farces coloniales qui voulait que le Résident général fût couronné roi » [4]. Le livre de Guillaume Lachenal nous rappelle que cette comédie ne prêtait qu’à un rire jaune.
Recensé : Guillaume Lachenal, Le Médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie coloniale, Paris, Seuil, « L’univers historique », 2017, 353 p., 24 €.