L’échec de la campagne de vaccination contre le virus H1N1 a parfois été mis sur le compte des « folles rumeurs » circulant sur Internet. Cette interprétation rate l’essentiel, selon Jean-Baptiste Fressoz, qui propose un parallèle historique stimulant entre l’inoculation de la variole au XVIIIe siècle et l’épisode de 2009. Son analyse fait ressortir les limites du risque comme technique de conviction et de gestion des corps.
Le débat actuel sur la campagne de vaccination contre la grippe H1N1 est centré sur la gestion gouvernementale de l’épidémie : on questionne le choix de la vaccination de masse et le rôle des laboratoires pharmaceutiques dans l’élaboration de ce choix ; on critique surtout la communication du gouvernement et son incapacité manifeste à convaincre de la nécessité de se faire vacciner. L’argument de cet article est différent : il consiste à dire que l’échec vaccinal de 2009 est, plus profondément, celui du risque en tant que technologie de conviction et celui de la communication en tant que forme politique.
Au premier jour de la campagne de vaccination, les quotidiens rapportèrent un cas de syndrome Guillain-Barré, une maladie rare du système nerveux périphérique. Un communiqué officiel du ministère de la Santé expliqua qu’il s’agissait « d’une maladie potentiellement grave : 10 % des patients gardent des séquelles motrices et 5 % décèdent ». Heureusement pour le vaccin, l’incidence serait « de 4 à 7 cas pour 100 000 sujets porteurs de la grippe, alors que le risque par le vaccin n’atteindrait qu’un cas pour un million de vaccinés ». Pourtant, selon une statistique en partie contradictoire, « en 1976, aux États-Unis, 45 millions d’Américains avaient reçu un vaccin contre la grippe. Près de 500 d’entre eux avaient développé un syndrome Guillain-Barré, 25 en étaient morts » [1].
Le risque, l’application du calcul des probabilités aux affaires de vie, de mort et de santé constituent les techniques généralement employées pour guider les individus dans la gestion de leurs corps. Confrontés au choix de se faire vacciner ou non, nous devons nous en remettre à de simples fractions et subsumer nos vies et nos corps à de vastes ensembles. Nous sommes sommés de nous comporter en individus rationnels cherchant à maximiser nos espérances de vie.
Pour comprendre l’impuissance de ce dispositif de conviction, je propose un détour historique par le XVIIIe siècle et l’inoculation de la variole, au moment où s’invente le risque comme outil de gestion de la vie. Je reviens ensuite sur les difficultés de la biopolitique contemporaine soumise à des exigences contradictoires : garantir la santé des populations et respecter le libre arbitre des individus, détecter des risques sanitaires faibles et convaincre le public de l’existence de ces risques, informer et composer avec la multitude des autres informateurs. Je conclus enfin sur l’illusion contemporaine d’un espace public démocratique produit par le web.
Au XVIIIe siècle, la variole était une maladie universelle. Suivant la virulence de l’épidémie, elle tuait entre une personne sur vingt et une personne sur sept, principalement des enfants en bas âge. L’inoculation variolique reposait sur un principe simple : comme on n’attrape la variole qu’une seule fois, autant l’avoir en bonne santé, bien préparé, lorsque l’épidémie est bénigne. Introduite en Angleterre dès les années 1720, l’inoculation demeure presque inconnue en France jusqu’en 1754. Le 24 avril de cette année, le géomètre et académicien Charles Marie de La Condamine lit à l’Académie des Sciences un mémoire en sa faveur. Il obtient un immense succès. Son mémoire est immédiatement imprimé, tous les périodiques parisiens en rendent compte, la plupart abordant le sujet de l’inoculation pour la première fois. Selon Grimm, « M. de La Condamine a fait une révolution en France ».
Le plus révolutionnaire dans ce mémoire réside dans la figure nouvelle créée par La Condamine : celle du géomètre directeur de conscience. Aux scrupules moraux des parents qui hésitent à inoculer leurs enfants, il oppose des théorèmes : « Le père doit-il exposer son fils volontairement ? » La Condamine répond : « Oui, et je le démontre », puis il conclut son raisonnement par « Il est donc démontré dans toute la rigueur de ce terme… [3] » C.Q.F.D. Cette démonstration est fondée sur la comparaison des risques : le risque de mourir de la petite vérole naturelle au cours de sa vie est de 1 sur 9, le risque de mourir de l’inoculation est d’environ 1 sur 300. Tout individu raisonnable doit choisir de courir le moindre risque.
Le risque devait transformer les lecteurs. D’un public éclairé, intéressé par sa santé et par les disputes médicales, il devait constituer un « bon public » : le public des lecteurs rationnels et autonomes qui choisissent dans ces questions moralement difficiles de vie ou de mort de faire usage de leur raison. Selon La Condamine, dans une société d’êtres rationnels, il n’y a qu’une seule manière de se comporter. Le géomètre rêve d’un corps politique d’individus libres sans doute, mais qui, ne pouvant qu’être d’accord avec ce qu’énonce le calcul des probabilités, marchent tous d’un seul pas. Le risque rendait à la fois possible l’autonomie du jugement individuel et le contrôle des conduites. Il s’inscrivait dans un projet philosophique valorisant l’autonomie et se préoccupant activement de la mobiliser pour le bien public.
La propagande probabiliste s’inscrivait aussi dans l’idéal d’une sphère publique fondée sur l’écrit et la lecture. La Condamine ne cesse de critiquer le jugement « du public frivole et superficiel » où tout « se traite en conversations ». Il oppose la sphère publique des imprimés et la sociabilité des salons : la première qui est propice à l’exposition statistique est connotée positivement ; la seconde est décriée comme la source de tous les errements. Le discours inoculiste est caractérisé par une hantise du réseau, de la connexion interindividuelle, de la production en groupe d’opinions. Les individus, pour bien juger, doivent être isolés par la lecture et penser par eux-mêmes. À la même époque, Rousseau décrit le bon agencement du public permettant la formation de la volonté générale : « Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne » [4]. L’idéal de la sphère publique, dont héritent les démocraties fondées sur le scrutin, repose sur l’individualisation des jugements et leur sommation.
Récits et réseaux : la fabrique mondaine du risque
Bien peu de monde accepta de se faire inoculer. En 1758, après quatre ans de propagande, La Condamine ne recense pas même cent inoculés à Paris. Dix ans plus tard, un peu plus de mille, dans la France entière. L’élite éclairée à laquelle s’adressait l’argument probabiliste ne se presse pas au portillon de l’inoculation [5].
Les raisons de l’échec de l’inoculation sont multiples. Morales avant tout : de la faculté de théologie aux parlements provinciaux, toutes les institutions définissant le licite et l’illicite la rejettent. Décrire le risque inoculatoire comme un risque choisi, individuel et donc moral, simplifie trop la nature du danger. Le problème moral ne réside pas tant dans le choix que dans le non choix, non choix des enfants qui sont inoculés en bas âge et non choix des proches des inoculés qui sont exposés à la contagion.
L’échec est aussi psychologique. Les premiers inoculés sont de jeunes aristocrates qui interprètent le danger de l’inoculation non pas comme un risque faible appelant une décision rationnelle, mais dans le cadre de l’éthos aristocratique de l’exploit. Un aristocrate hésite à inoculer son fils car il s’agit d’un danger volontaire dans « lequel il n’y a ni honneur ni gloire à acquérir » [6]. Les inoculations des enfants du duc d’Orléans en 1756 sont louées comme un acte héroïque, une épopée en vers leur est même consacrée.
D’Alembert propose une analyse fondamentale de l’échec psychologique du risque. Au lieu de calculer les risques objectifs de la variole et de l’inoculation, il essaie de mathématiser les atermoiements qu’elle entraîne. Les probabilités n’ont pas pour but de formater le sens commun mais de le décrire avec rigueur, ce qui est beaucoup plus délicat [7]. Il faudrait tout d’abord pouvoir prendre en compte ce qui ne s’appelle pas encore « la préférence pour le présent ». Or nul théorème ne dit comment comparer « un risque immédiat avec la somme des risques de mourir à chaque âge de la petite vérole » [8]. La « logique commune » que d’Alembert analyse intègre aussi le sens moral : perdre son fils de la petite vérole naturelle n’a pas les mêmes conséquences morales que le perdre par l’inoculation, ce dont la théorie des probabilités ne rend pas compte [9].
Le risque qui devait réunir les individus rationnels éparpille les consciences. Il n’est pas normatif car sa perception est idiosyncrasique : « L’appréciation sera fort différente pour chaque particulier, relativement à son âge, à sa situation, à sa manière de penser et de sentir, au besoin que sa famille, ses amis, ses concitoyens peuvent avoir de lui… il n’y aura peut être pas deux individus qui l’apprécieront également » [10]. L’utopie d’une sphère publique centrée sur le risque et s’imposant à la conscience de tous les lecteurs raisonnables se dissout en une multitude de bulles qui jugent chacune selon ses critères et son environnement.
Enfin et surtout, l’échec du risque fut pragmatique. Contrairement aux lecteurs rationnels et désincarnés de la sphère publique utopique, les candidats à l’inoculation refusaient de s’en remettre à l’énoncé d’un risque dont l’apparente objectivité cachait un travail de construction accumulant des milliers de jugements médicaux discutables sur des liens de cause à effet. Les tableaux d’inoculation paraissaient d’autant plus douteux qu’ils étaient produits par les inoculateurs eux-mêmes. Les mondains candidats à l’inoculation préféraient juger par eux-mêmes en utilisant leurs réseaux de connaissances.
Le risque présentait le défaut rédhibitoire de laisser passer à travers ses mailles des informations corporelles cruciales. La petite vérole présentait en effet de multiples faces. Certaines formes « discrètes » étaient bénignes, n’occasionnant que quelques boutons et ne laissant pas de cicatrices. À l’autre extrémité, les formes confluentes ou hémorragiques étaient le plus souvent mortelles. Entre les deux, un continuum de cas, de symptômes et de cicatrices variés qui se prêtait mal au traitement statistique. Tout le problème était pourtant de savoir où se situait la petite vérole inoculée sur ce continuum. L’idéal était de juger sur pièce, en examinant les visages des inoculés et des vérolés ou, à défaut, en écoutant et en lisant des descriptions de corps inoculés. Les récits plus que le risque apportaient aux mondains des informations propres à les convaincre. Or les récits d’inoculation très détaillés prolifèrent dans l’espace mondain.
Tout d’abord, les corps des aristocrates focalisaient l’attention du public. Le Journal de Paris proposait ainsi de fournir « le bulletin de la maladie des personnes dont la santé intéresse le public ». En 1765, la duchesse de Boufflers, qui avait été inoculée, connaît une récidive de petite vérole. Il s’agit là d’une immense nouvelle rapportée par les périodiques. Selon Grimm : « Ce qui est arrivé à Madame de Boufflers va faire un très grand bruit en Europe ». L’affaire occupe aussi les salons. Walpole indique qu’elle a été l’unique sujet de conversation un mois durant [11]. Les accidents d’inoculation s’intègrent dans la « culture de la nouvelle » caractéristique de l’espace mondain. Prenant la forme de courts récits distrayants, la nouvelle doit être « inouïe » [12]. Cette focalisation sur l’exceptionnel irrite profondément les propagandistes de l’inoculation : à quoi rime leur argument probabiliste fondé sur la répétition de faits positifs, banals certes, mais pléthoriques, si le moindre fait surprenant captive mille fois plus l’attention mondaine ?
Deuxièmement, les patients ont l’habitude de produire des narrations médicales. Alors qu’au XIXe siècle les médecins acquièrent peu à peu le monopole de l’écriture médicale et cantonnent les narrations des patients à l’oralité, au milieu du XVIIIe siècle, l’écriture médicale de soi possède une valeur épistémique importante comme en témoigne la pratique de la consultation médicale épistolaire [13]. Lors d’une inoculation, il était habituel qu’un proche rédige des « journaux d’inoculation » relatant heure par heure l’état du malade et des pustules. Ces journaux circulent ensuite parmi le cercle d’amis, sont lus en public dans les salons et se retrouvent parfois dans les colonnes d’un périodique.
En sus de ces pratiques d’écriture, les règles de politesse jouent un rôle similaire. La petite vérole redéfinit les sociabilités plus qu’elle ne les rompt. Par exemple, il est courant de remettre à ses amis proches des bulletins de santé quotidiens. Les simples connaissances envoient leurs domestiques à qui l’on remet un billet décrivant l’état du malade. Cela s’appelle dans le langage mondain « envoyer faire sa visite. » Les bienséances imposent de faire une « visite de convalescence » qui est l’occasion idéale de se faire une opinion de la pratique. On discute de l’opération, de ses douleurs et l’on peut en étudier de visu les résultats.
Les pratiques d’écriture et de sociabilité autour des corps malades, d’une part, et la culture mondaine de la nouvelle de l’autre forment un système très efficace de surveillance des effets de l’opération sur un grand nombre de corps et permettent ainsi une production extensive de cas, la permanence d’un regard (non pas centralisé et médicalisé, mais profane et distribué), et, en fin de compte, une description assez complète des conséquences de l’opération. Les sociabilités mondaines assurent la construction en réseau d’un savoir sur les complications de la pratique, peignant par petites touches un tout autre tableau des dangers de l’innovation que celui proposé par l’outil probabiliste.
Équiper le public à l’heure du web
Revenons maintenant à l’épidémie de grippe H1N1 et examinons les raisons que l’on a données pour expliquer l’échec de la campagne de vaccination.
On incrimine en premier lieu la stratégie de vaccination de masse que seule la France a adoptée et le rôle des laboratoires pharmaceutiques dans la définition des bonnes pratiques vaccinales (la double injection par exemple). Pourtant, le problème n’est pas tant la qualité des décisions du gouvernement, qu’il est facile de critiquer a posteriori, que son incapacité manifeste à convaincre de leur bien-fondé : on compte, au début de l’année 2010, 8 % de vaccinés lorsque le gouvernement en espérait 75 %.
On critique donc la « communication gouvernementale » et son caractère anxiogène. L’accent mis sur la catastrophe à venir ne convaincrait plus le public lassé par la répétition des alarmes sanitaires [14]. Sur ce point, le débat rejoue les oppositions entre pourfendeurs et thuriféraires du principe de précaution : les premiers lui reprochant de produire des décisions déraisonnables (les gouvernants seraient contraints d’exagérer la menace, de peur d’avoir à rendre compte plus tard d’une inaction coupable [15]) ; les seconds, récusant les prophètes de l’après coup.
Enfin, selon Thierry Saussez, le directeur de la communication du gouvernement qui a supervisé la communication sur la grippe H1N1, on a sous-estimé l’effet du web où règneraient « l’incroyable violence du lobby anti-vaccin, les folles rumeurs, la désinformation en provenance d’intérêts masqués et de “sectes” » [16].
Penser l’échec vaccinal en termes de communication avec un message (les probabilités), un émetteur (le ministère de la Santé), un récepteur (le public) et des interférences (Internet, les rumeurs, les antivaccinateurs, etc.) est profondément inadéquat. Il répète à deux siècles et demi de distance l’utopie d’une sphère publique docile recevant passivement l’information probabiliste, le web maléfique remplaçant les salons frivoles. Or, aujourd’hui comme en 1760, la situation du patient ne correspond aucunement à ce schéma communicationnel hiérarchique [17] : la définition sociale des effets secondaires du vaccin passe par la « sphère publique connectée » [18] et se cristallise dans les innombrables narrations médicales postées sur le Net. Dès le début de la campagne de vaccination, les forums médicaux et les réseaux sociaux furent assaillis de questions, de témoignages et de photographies de rougeurs vaccinales [19]. Dans la tradition du patient des Lumières narrateur de son corps, les internautes grippés et vaccinés racontent leurs expériences subjectives de la maladie.
Pour les candidats à la vaccination contre la grippe H1N1, ces témoignages constituent une ressource indispensable. Les probabilités sont d’autant plus impuissantes à convaincre que les risques en jeu, les risques à comparer, sont faibles. Or, depuis une vingtaine d’années, la sensibilité des systèmes d’information épidémiologique a été considérablement accrue. En réponse à l’épidémie de SRAS, un système de surveillance de la mortalité liée aux infections respiratoires a été mis en place dans de nombreux pays et les épidémiologistes détectent donc des risques imperceptibles à l’échelle individuelle [20]. Il s’agit là d’une difficulté nouvelle pour la biopolitique contemporaine : la mortalité n’est plus le facteur qui importe au premier chef dans le choix individuel. Le jugement porté sur l’intérêt de se faire vacciner contre la grippe H1N1 se joue plutôt dans l’anticipation et la comparaison de symptômes et de désagréments divers, d’où l’importance accrue des témoignages de patients dans la fabrication du choix.
Comment alors faire fructifier la richesse cognitive de la multitude, au lieu d’incriminer une fois encore les réseaux et les rumeurs ? Comment réorganiser concrètement la production des opinions sur le vaccin ?
Comme préliminaire, il faut prendre acte du fait que la production des opinions soit artisanale, qu’elle consiste pour l’individu à bricoler avec des statistiques, des témoignages profanes, des conseils d’amis et des avis d’experts. Il faut renoncer à l’idéal d’une machine à convaincre automatique produisant en série des opinions univoques.
Deuxièmement, il convient de donner toute sa place à l’information statistique en donnant à voir au public les conditions de sa production et les limites de sa fiabilité. C’est d’ailleurs ce que font déjà certains sites en permettant des comparaisons internationales des statistiques de la grippe (www.flucount.org).
Troisièmement, il faut organiser le témoignage médical électronique : la pharmacovigilance d’un vaccin très récent comme celui de la grippe H1N1 a tout à gagner à prendre en compte les témoignages volontaires du public sur une expérience qui se réalise en son sein. Un exemple de la richesse des réseaux en matière d’alerte épidémiologique nous est fourni par le programme flutrend mis en place par Google. Comme les patients tendent à consulter Internet avant leurs médecins, la firme Google a pu montrer la corrélation entre le nombre de requêtes concernant la grippe sur son moteur de recherche et le nombre de cas comptabilisés ultérieurement par les systèmes de surveillance sanitaires nationaux [21].
Rien ne symbolise mieux l’échec du risque et l’importance des histoires de patients que le succès, aux États-Unis, des sites internet dédiés aux témoignages médicaux. Des startups prospèrent déjà dans ce domaine. Par exemple, www.patientslikeme.com propose une plateforme d’échange pour les patients atteints de maladies chroniques graves (parkinson, sclérose en plaque, sida). Les patients relatent leurs manières de vivre avec la maladie, leurs médications et leurs effets. Surtout, ils peuvent croiser différents critères pour trouver un patient ayant un profil similaire. Le site propose une fonction time machine qui, à partir des histoires de patients similaires, dresse un scénario de son futur médical. Patientslikeme prospère sur l’idéal d’autonomie et de gestion de sa propre vie. L’internaute est invité à cliquer sur des onglets tels que « take control of your health » ou « manage your epilpsy like a pro ». En janvier 2010, plus de 54 000 patients partageaient leurs données médicales sur ce site, constituant ainsi un échantillon bien plus considérable que ceux de la pharmacovigilance classique. Ce succès témoigne du refus de subsumer son cas à un ensemble de cas génériques et de la volonté de partager l’expérience de « patients similaires ».
Mais le but de patientslikeme est de convertir les histoires des patients en données médicales et de vendre ces données à des laboratoires pharmaceutiques et des compagnies d’assurances. Les systèmes de santé publics doivent prendre en charge la mise en réseau des témoignages médicaux au risque de voire la production de l’information clinique se privatiser.
Les illusions démocratiques de l’espace public électronique
L’échec vaccinal de 2009 pose la question plus générale de la constitution de l’opinion publique sur les questions technoscientifiques. La figure fondatrice de nos démocraties, celle du citoyen rationnel ayant en vue le bien public et opinant solitairement, n’est plus guère adaptée pour trancher ces débats difficiles. Il faut donc équiper le public, inventer les technologies intellectuelles et démocratiques qui permettront la fabrique d’opinions technologiques éclairées. Actuellement, le danger est grand de prendre le Web, tel qu’il existe, comme remplissant ce rôle politique.
Premièrement, le Web donne l’illusion d’un monde plat, composé d’acteurs sans histoire qui, placés dans le même espace électronique, paraissent tous égaux. Or la représentation électronique n’est pas également distribuée. De nombreux acteurs ne participent pas à l’Internet et les négliger serait politiquement problématique. Le Web sur-représente les minorités actives et intéressées au détriment des masses qui opinent silencieusement ; les moteurs de recherches opèrent une sélection des opinions sans forcément donner à voir les critères de pertinence (ranking) et les acteurs développent de multiples stratégies afin de biaiser les résultats des algorithmes de classement [22]. Avant d’utiliser le Web comme moyen de représentation et d’évaluation du « poids » des opinions, il convient de l’analyser en tant que construction.
Deuxièmement, si le Web excelle à recueillir les opinions, il est beaucoup moins efficace pour les faire dialoguer. Internet écrase le temps : il est généralement assez difficile de connaître l’histoire des acteurs, de définir la date d’un énoncé et donc de saisir la dynamique d’une controverse. Or l’enjeu d’une bonne forme délibérative est justement d’augmenter la qualité dialogique du débat, de rendre possible les déplacements, les conversions et l’émergence d’arguments inattendus. Le Web n’est pas un espace de délibération : plus qu’une controverse, il donne surtout à voir la multiplication infinie de monologues électroniques.
Pour finir, la focalisation du public sur le Web risque de donner l’illusion que la politique des technosciences peut se réduire à une activité interlocutoire de production et de jugement d’énoncés ; elle risque de nous faire croire que la technoscience est systématiquement sujette à débats publics. Or les asymétries entre les acteurs sont produites en amont du Web, dans leurs capacités différentes à se financer, à se doter en instruments et en connaissances. Il se pourrait alors que le jugement du public arrive toujours trop tard et favorise de manière systématique les puissants au détriment des sans grades. À se focaliser sur le Web, le public risque de lâcher la proie pour l’ombre et de négliger le contrôle d’autres espaces non publics (les politiques de R&D, le marché, les investisseurs, les comités d’experts, les startups ou les multinationales) pourtant cruciaux dans la régulation des technosciences contemporaines.
Jean-Baptiste Fressoz, « Le risque et la multitude. Réflexion historique sur l’échec vaccinal de 2009 »,
La Vie des idées
, 16 mars 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Le-risque-et-la-multitude
Nota bene :
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Sur la controverse de l’inoculation : Genevieve Miller, The Adoption of Inoculation for Smallpox in England and France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1957, et Catriona Seth, Les Rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite vérole, Paris, Desjonquères, 2008.
[3] La Condamine, « Mémoire sur l’inoculation de la petite vérole », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, année 1754, 1759, p. 649-655.
[5] La Condamine, « Suite de l’histoire de l’inoculation de la petite vérole », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1765, p. 505-532. L’inoculation rencontre ses plus grands succès auprès des maîtres d’esclaves. Dès 1756, des milliers d’esclaves sont inoculés dans les plantations alors qu’à Paris l’inoculation en est à ses balbutiements.
[6] Luynes, Mémoire de Luynes sur la cour de Louis XV, Paris, Firmin Didot, 1864, vol. 15, p. 21.
[7] Les critiques de d’Alembert contre la théorie des probabilités et son analyse remarquable de l’inoculation sont bien connues. Voir Lorraine Daston, Classical Probability in the Enlightenment, Princeton University Press, 1988, p. 82-89 ; Hervé Le Bras, Naissance de la mortalité, l’origine politique de la statistique et de la démographie, Paris, Hautes Études, 2000, p. 330.
[8] D’Alembert, « Réflexions philosophiques et mathématiques sur l’application du calcul des probabilités à l’inoculation de la petite vérole », Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie, vol. 5, Amsterdam, 1768, p. 277.
[11] Lettre de Horace Walpole à Mary Coke, 4 janvier 1766, Horace Walpole’s correspondance, vol. 31, p. 93.
[12] A. Lilti, Le Monde des salons, Paris, Fayard, 2006, p. 320-3.
[13] Un patient rédige un mémoire sur sa maladie et l’envoie à un médecin prestigieux et éloigné qui formule une ordonnance. Cf. W. Wild, Medicine by Post, Rodopi, Clio Medica, Amsterdam, 2006 ; S. Pilloud, « Consulter par lettre au XVIIIe siècle », Gesnerus, n° 61, 2004, p. 232-253 ; V. Barras., P. Rieder, « Corps et subjectivité à l’époque des Lumières », Dix-huitième siècle, 2005, n° 37. Sur la relation médecin-patient au XVIIIe siècle : N. Jewson, « Medical Knowledge and the Patronage System in Eighteenth Century England », Sociology, 8, 1974, p. 369-385 et « The disappearance of the sick man from Medical Cosmology, 1770-1870 », Sociology, 10, 1976, p. 225-244 ; et Roy Porter, « The Patient’s View : Doing Medical History from Below », Theory and Society, vol. 14, n° 2, 1985, p. 175-198.
[14] « Lutte anti-grippe A : un échec du catastrophisme », entretien avec Frédéric Keck, Le Monde, 9 janvier 2010.
[15] « Le principe de précaution oblige à exagérer la menace », entretien avec François Ewald, Le Monde, 9 janvier 2010.
[16] « Gestion de crise et communication », entretien avec Thierry Saussez, Le Monde, 13 janvier 2010.
[17] Pour une étude de cas précise concernant les tests des molécules contre le virus du sida voir : Steve Epstein, « The Construction of Lay Expertise : AIDS Activism and the Forging of Credibility in the Reform of Clinical Trials », Science, Technology, & Human Values, vol. 20, n° 4, 1995, p. 408-437.
[18] Yochaï Benkler, The Wealth of Network. How Social Production Transforms Market and Freedom, New Haven, Yale University Press, 2006, analyse la transformation de l’économie de l’information des « mass medias networks » au « networked public sphere » (outils collaboratifs, blogs, wikipedia, forums, software open source, etc.)
[19] Début 2010, la page facebook Pas vacciné contre la grippe A et toujours en vie compte près de 800 000 « fans ».
[20] À l’inverse, l’épidémie de grippe de 1969 (30 000 victimes en France) était passée inaperçue. Voir Anne-Claude Crémieux, « Vaccin contre la grippe A et crises sanitaires : les Français sont-ils irresponsables ? », Transcriptases, n° 142, décembre 2009.
Si la corrélation semble valide entre 2004 et 2009, il faudrait voir si l’angoisse de la grippe H1N1 et la faiblesse de l’épidémie n’invalident pas cette fois-ci les prévisions fondées sur le comptage des requêtes.
[22] D’innombrables firmes proposent ainsi d’améliorer artificiellement « l’e-réputation » d’une entreprise, d’une marque d’une personne ou d’un parti politique.